C’est un avertissement qu’entend lancer Julian Assange, le célèbre fondateur de Wikileaks, dans un livre récemment publié en anglais sous la forme d’entretiens avec trois personnes proches. Il explique en préambule que l’Internet, qui pouvait devenir un formidable outil émancipateur, menace de se transformer en nouveau totalitarisme et de déboucher sur une dystopie, prévient-il d’emblée dans l’introduction.
Intitulé Cyberphunks : Freedom and the Future of the Internet (New York / Londres, OR Books, 2012), le livre est un entretien entrée Assange, l’Américain Jacob Applebaum, l’Allemand Andy Müller-Maguhn et le Français Jérémie Zimmermann. Tous sont engagés dans la lutte pour la liberté d’information sur Internet et différentes activités connexes. Le quatrième d’entre eux est cofondateur de La Quadrature du Net.
S’ils partagent nombre de constat, ils ne voient pas tous l’avenir de la même façon. Sans doute à la fois par tournure d’esprit et par suite de ses expériences personnelles, Assange se révèle être le plus pessimiste des quatre. Ce petit volume accessible même pour des lecteurs sans compétences techniques particulières ouvre en tout cas des pistes de réflexion.
Le livre contient aussi un bref rappel initial de l’action de WikiLeaks et des réactions rencontrées, en particulier de la part des autorités américaines. Il y a matière à réflexion sur le degré de contrôle que parvient à exercer une superpuissance sur les flux financiers internationaux, par exemple, rendant difficile pour WikiLeaks la récolte de fonds parmi ceux qui soutiennent cette initiative. Assange évoque un “blocus bancaire” et “une forme nouvelle et troublante de censure économique globale” (p. 16).
Mais venons-en aux questions qui se trouvent au cœur de ce petit volume. Après avoir “rencontré l’ennemi”, selon son expression, Assange constate l’utilisation de plus en plus efficace d’Internet comme outil de surveillance mondial. Pour les détenteurs du pouvoir, Internet représente en effet un redoutable défi, menaçant “leur capacité à définir la réalité” (p. 23): la surveillance est leur réponse à ce défi.
Derrière le cyberespace, rappelle-t-il, il y a un fondement bien physique : des lignes de fibre optique, des satellites, des serveurs. “Le nouveau monde de l’Internet […] aspirait à l’indépendance. Mais les États et leurs amis sont passés à l’action pour contrôler notre nouveau monde — en contrôlant ses soubassements physiques.” (p. 3) C’est le cauchemar de milliards d’interceptions quotidiennes, à l’image de sangsues qui seraient infiltrées “dans les veines et les artères de nos nouvelles sociétés” pour sucer tout le contenu qui y circule (p. 4). Alors que la surveillance de toutes les communications était principalement le fait de quelques États, elle est aujourd’hui pratiquée à une échelle beaucoup plus large (p. 21). Tous les acteurs ne sont pas égaux : Assange pense que, si une révolution comme celle de l’Égypte s’était produite aux États-Unis, l’État aurait pris le contrôle d’outils comme Facebook et Twitter, ce que les autorités égyptiennes ne pouvaient faire (p. 24).
Assange a du flair pour les formules percutantes : “Un téléphone mobile est un engin de traçage qui permet aussi de faire des appels.” (p. 49) Sans en avoir conscience, observe-t-il, nous vivons tous sous un régime de loi martiale, car chacun de nos messages se trouve intercepté par des services de renseignement militaires : “Il y a un soldat entre vous et votre épouse quand vous lui envoyez un SMS.” “Ceci est une militarisation de la vie civile.” (p. 33)
En termes d’investissements, note Andy Müller-Maguhn, la cybersurveillance est peu coûteuse, si on la compare aux montants qu’il faut investir pour l’acquisition de moyens militaires modernes tels que des avions high tech : la conservation de tous les appels téléphoniques effectués durant une année en Allemagne coûterait environ 30 millions d’euros, frais administratifs compris (l’espace sur des serveurs pour stocker ce matériel représentant à lui seul un coût d’environ 8 millions d’euros) (p. 38). L’idéal — apparemment mis en œuvre par certains États — est de tout intercepter, puis de trier ensuite à l’aide d’outils d’analyse qu’il s’agit de perfectionner toujours plus.
Assange propose comme riposte le cryptage, car “il est plus aisé de crypter l’information que de la décrypter”. “Et de cette façon, nous déclarons l’indépendance.” (p. 4) C’est l’idéal des cypherpunks : “La cryptographie est la forme ultime d’action directe non violente.” (p. 5) (Le mouvement cypherpunk a émergé dans les années 1990 en réaction aux tentatives de brider le recours à la cryptographie.)
Des services décentralisés (à la limite, chaque personne hébergeant ses propres données) et le développement de logiciels libres peuvent aussi contribuer à répliquer à cette situation, estime Jérémie Zimmermann (p. 59). De façon plus générale, tout ce qui favorise des approches décentralisées paraît offrir l’une des meilleures parades à la situation qui inquiète les participants à ce dialogue autour d’Assange.
Si les grandes lignes du constat convergent, il y a entre les quatre auteurs des différences. Par exemple, Andy Müller-Maguhn estime que l’existence de factions concurrentes, jusqu’au sein même de gouvernements, sauvera le monde d’une dictature de Big Brother : trop de gens veulent devenir Big Brother et ils se combattront entre eux. Assange est plus sceptique sur ce point (p. 78).
Un chapitre final se penche aussi sur les perspectives positives pour l’avenir, soulignant tout d’abord que, quoique fasse un gouvernement aujourd’hui en secret, il sait que cela entrera tôt ou tard dans le domaine public et qu’il devra rendre des comptes (p. 150). L’accès universel à Internet est un autre aspect positifs : des citoyens en réseau peuvent non seulement partager des informations et des tactiques, mais aussi dévoiler des agissements et exercer une pression (pp. 150–151).
Les participants ont en effet le sentiment d’observer ausi des développements positifs, notamment l’émergence d’une nouvelle génération d’hommes politiques qui voient Internet non comme un ennemi, mais comme une partie de la solution (p. 157). Le pouvoir d’Internet pour amplifier l’impact des idéaux du “printemps arabe” est aussi relevé (pp. 157–158).
Si Julian Assange n’exclut pas la réalisation de projets utopiques — plutôt une variété d’utopies en parallèle, car une utopie unique ne pourrait tourner qu’en dystopie — son analyse est plus pessimiste que celle des autres participants : l’avenir pourrait être celui d’une surveillance transnationale, sur une base multipartite, avec la coopération de plusieurs élites nationales (pp. 159–160). À ses yeux, si ce scénario pessimiste se réalise, seules pourront rester libres les personnes connaissant très bien les rouages du système : “une élite high tech” (p. 161).
Julian Assange et al., Cyberphunks : Freedom and the Future of the Internet, New York / Londres, OR Books, 2012, 186 p.
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