Depuis des années, la place manque sur les rayons de ma bibliothèque. Les doubles rangées se multiplient — calamité pour retrouver un ouvrage, mais comment faire autrement ? — et des piles de livres s’accumulent dans des coins, faute d’espaces encore libres. Afin de libérer une case pour un gros volume d’encyclopédie, je me suis aujourd’hui résolu à jeter l’édition 1999 de l’annuaire téléphonique de New Delhi : 3,5 centimètres de large, 27,5 centimètres de haut, tout espace gagné est une petite victoire. Mais comment s’est-il retrouvé dans mon bureau, et pourquoi l’avoir conservé durant si longtemps, alors que son contenu avait perdu depuis belle lurette toute utilité ?
En 1999, en séjour dans la capitale indienne, j’avais besoin de prendre contact avec plusieurs institutions et associations religieuses. Tout était loin de se trouver déjà en ligne, à ce moment, sans parler de la lenteur des connexions Internet. Dans la guesthouse qui m’accueillait, l’annuaire téléphonique était vieux de plusieurs années. La nouvelle version venait d’être imprimée, me fit savoir le réceptionniste, elle arriverait dans une semaine ou deux. Trop tard pour moi, bien sûr. Mais je me dis que je le trouverais dans une des nombreuses échoppes du centre-ville proposant des services de téléphonie. Mes tentatives furent vaines : là aussi, on me priait de patienter quelques jours.
Pas (encore) découragé, je me dis que j’allais tenter ma chance en allant à la centrale des postes et téléphones : après tout, dans la capitale d’un grand pays, il devrait être possible d’y trouver sans peine tous les services. Je me rendis tout d’abord dans la section des appels téléphoniques ; après y avoir passé un appel international, en me disant que cela mettrait l’employé dans de bonnes dispositions, je demandai à l’employé si je pouvais consulter l’annuaire. Il me répondit qu’il pouvait se charger d’établir des appels, mais qu’il ne possédait pas d’annuaire — ce qui me laissa songeur dans l’imposant bâtiment des services téléphoniques indiens.
Il me conseilla de m’adresser aux services d’information, quelques portes plus loin. Je m’y trouvai face à un employé souriant, derrière un bureau encombré, en train de répondre à une dame en train de protester en hindi pour je ne sais quoi. Il l’interrompit pour me demander ce que je souhaitais. Je lui dis que je désirais simplement consulter l’annuaire téléphonique le plus récent pour y chercher quelques numéros. D’un air peu convaincu, il souleva les piles de papier sur sa table, avant de me dire ce que j’avais déjà deviné : le service d’information de la poste centrale de Delhi ne possédait pas d’annuaire téléphonique.
Il me suggéra d’aller voir l’administration centrale, un peu plus loin dans ce vaste immeuble. Arrivé à la porte de cette aile du bâtiment, je fus arrêté par un garde : la pause déjeuner venait de commencer, mais je pourrais revenir dans une heure.
Cela faisait plus de deux heures déjà, au cœur de la capitale de l’Inde, que je perdais mon temps à chercher un banal annuaire téléphonique, sans avoir imaginé que la quête du Graal aurait sans doute été une entreprise plus aisée. Et je commençai à soupçonner que, même si je revenais une heure plus tard, je serais renvoyé de bureau en bureau sans jamais voir se matérialiser l’objet convoité.
Sous le soleil implacable, je traversais la cour, presque résigné à devoir me passer d’annuaire téléphonique. Ce fut alors que j’observai une personne traversant la cour en portant deux vieux annuaires téléphoniques attachés. Quelques mètres plus loin, une autre personne marchait également en portant un annuaire usagé. Puis encore une autre, et dans la même direction. Doutant fort que des Indiens eussent à cœur le recyclage du vieux papier au point de venir déposer les annuaires périmés dans un centre de collecte, je sentis renaître en moi un peu d’espoir et décidai de suivre les porteurs de vieux annuaires.
Quelques dizaines de mètres plus loin, je me retrouvai devant une tente, au fond de laquelle étaient disposées des tables, derrière lesquelles des employés des services téléphoniques étaient assis. Chaque visiteur remettait ses anciens annuaires et, en échange, recevait de nouveaux annuaires. Oui ! alors que les guichets de téléphone et le service d’information de la compagnie nationale des téléphones ne possédaient pas un seul annuaire, je voyais soudain là, comme un séduisant mirage s’offrant au voyageur dans le désert, des piles de centaines d’exemplaires du nouvel annuaire à portée de main ou presque !
Bien entendu, je n’avais pas d’ancien annuaire à donner en échange. Je décidai de tenter quand même ma chance, en choisissant stratégiquement une file aboutissant à une employée plutôt qu’à un fonctionnaire masculine, et en préparant mon plus beau sourire. Lorsque vint mon tour, je commençai à expliquer que je souhaitais beaucoup acquérir un annuaire de Delhi, que je n’avais malheureusement pas d’ancien annuaire à remettre en échange… L’employée ne me laissa pas parler plus longtemps et, sans savoir aux termes de quels efforts je me tenais devant elle, me répondit gentiment : « Je peux vous donner un annuaire, il suffit de payer 100 roupies. » Inutile de dire que je m’acquittai de cette modeste somme sur-le-champ, avant de rentrer triomphalement à la guesthouse, pour montrer fièrement ma trouvaille au réceptionniste incrédule.
Après ces heures passées à la chasse à l’annuaire téléphonique, je ne pus me résoudre à abandonner le bottin à mon départ. Il vint alourdir un peu plus mon bagage. Et il a ainsi passé les dix-huit dernières années sur un rayon de ma bibliothèque, à la manière d’un trophée couronnant un safari administratif. Seul le manque de place me décide à sacrifier finalement ce volume parfaitement inutile et peu esthétique.
J’ai souvent raconté cette histoire à des personnes désireuses de voyager en Inde, pour leur expliquer qu’il faut parfois s’y montrer persévérant, mais aussi comment de petites choses peuvent y devenir très compliquées — ou y trouver une solution très simplement.