Dans le monde toujours foisonnant des nouveaux mouvements religieux, un phénomène de créativité religieuse qui m’intéresse particulièrement depuis longtemps est l’apparition de nouvelles révélations conduisant à la rédaction de nouveaux livres saints. C’est loin d’être le cas dans tous les groupes religieux : beaucoup de mouvements proposent simplement une (ré)interprétation de croyances ou de textes qui existent déjà. D’autres, en revanche, donnent naissance à de nouveaux textes sacrés. Le cas du Livre de Mormon, qui vient s’ajouter à la Bible chrétienne, est bien connu ; ce n’est d’ailleurs pas le seul nouveau texte canonique de l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours, puisqu’elle y ajoute Doctrine et Alliances (recueil de révélations reçues par Joseph Smith) et La Perle de Grand Prix.
Après avoir assisté récemment à un fascinant colloque sur la postérité de Sun Myung Moon et de l’Église de l’unification, dont j’ai proposé un compte rendu sur le site Religioscope, j’ai décidé de m’intéresser d’un peu plus près aux divergences entre les différents groupes sur les écrits ayant un statut canonique. Je me suis rendu sur le site de librairie en ligne du principal mouvement, qui reste fidèle à la veuve du Rév. Moon, et j’y ai trouvé une section Holy Scriptures. Cette page du site de HSA Books vend les huit textes ou recueils de textes indiqués comme principales références par le défunt fondateur du mouvement (dont la présentation du Principe Divin), mais il désigne spécifiquement comme « Écritures saintes » trois gros volumes : le Cheon Seong Gyeong, le Pyeong Hwa Gyeong et le Chambumo Gyeong, publiés entre 2013 et 2015. J’en ai reçu deux déjà, et le troisième devrait arriver dans mon courrier ce mois encore. Il s’agit des traductions anglaises des originaux en langue coréenne.
Je ne vais pas beaucoup m’intéresser ici au contenu (ce qui serait passionnant, mais demanderait un long travail et un article beaucoup plus élaboré) : j’écrirai sans doute un jour un livre ou une série d’articles sur le sujet des nouveaux livres sacrés produits par des mouvements religieux contemporains. Je me propose de prêter attention avant tout à la forme. En effet, en recevant ces gros volumes, en les tenant entre les mains, le lecteur est frappé par leur présentation extérieure. Non seulement les volumes sont placés dans un coffret, mais la reliure est somptueuse, solide, destinée à un usage de longue durée : le site de HSA Books précise d’ailleurs que « beaucoup de famille unificationnistes consacrent du temps à les lire tôt chaque matin avant de commencer leurs activités quotidiennes ».
Le sentiment de se trouver face à un livre important et digne de respect est renforcé par d’autres détails de présentation, qui rappellent irrésistiblement la Bible pour qui est familier avec différentes éditions de celle-ci. Non seulement ces volumes de plus de 1.600 pages sont soigneusement imprimés sur un papier bible, mais la tranche en est dorée. Chaque volume est divisé en plusieurs livres, et des onglets permettent d’arriver rapidement à la partie recherchée. En fin de volume, une plaquette annexée propose un guide des références permettant de retrouver la source des textes dont ces volumes propose la compilation. Car il s’agit en effet d’une sélection de textes du Rév. Moon et (en nombre bien moindre de son épouse).
Comme l’indique le titre sur la couverture, cette trilogie est bien l’Écriture sainte destinée à une nouvelle ère religieuse : ces textes « guideront tous ceux qui les lisent pour les générations à venir ».
Le Cheon Seong Gyeong contient une « anthologie des enseignements des Vrais Parents », c’est-à-dire Sun Myung Moon et son épouse. Il s’agit surtout de sermons du défunt fondateur du mouvement, ainsi que de quelques extraits d’allocutions de son épouse et de prières dans la dernière partie. Les éditeurs soulignent la difficulté à rendre par écrit « le style oratoire passionné et exubérant du Rév. Moon ». Chaque livre est divisé en chapitres, et chaque paragraphe est numéroté.
Quant au Chambumo Gyeong, il suit la vie et les activités des « Vrais Parents », mettant en évidence la fonction messianique qui leur est attribuée. Chaque texte du Rév. Moon ou de son épouse est introduit par un commentaire explicatif en rouge, de ton naturellement hagiographique. C’est la construction d’une histoire sainte. Chaque étape biographique offre en même temps une occasion de mettre en perspective les enseignements.
Quand on sait quel considérable matériel représentent les discours et sermons du Rév. Moon, soigneusement recueillis par ses disciples, on comprend que ce volume, comme les précédents, est plus qu’un compilation et constitue un effort de systématisation et de mise en forme afin de structurer et pérenniser la doctrine unificationniste à cette étape où le mouvement amorce son passage de la phase charismatique originelle à une institutionnalisation — même s’il se trouve actuellement dans une seconde phase charismatique, intermédiaire, autour de la figure de Mme Moon et des propres accents qu’elle est en train de donner à la doctrine unificationniste.
Bien sûr, le style de certains passages ne correspond pas exactement à l’image que nous nous faisons à première vue d’un texte sacré à travers les modèles historiques qui nous viennent spontanément à l’esprit. À côté d’exposés doctrinaux, le lecteur découvre aussi des récits de Moon lui permettant de mettre en évidence ce qu’il est parvenu à faire, par exemple ses rencontres avec la président américain Richard Nixon ou avec le président nord-coréen Kim Il-sung. Mais plus d’un ouvrage sacralisé historique est composite, mêlant par exemple des récits fondateurs et des rituels. Pour nous limiter au Nouveau Testament, nous y trouvons des récits de la vie de Jésus (les Évangiles) et des actions de certains de ses premiers disciples (les Actes des Apôtres), des lettres apportant des réponses doctrinales et pastorales (les épîtres) et un texte visionnaire (l’Apocalypse). En dehors de leur inscription dans le contexte contemporain, le contenu des livres saints unificationnistes n’a donc rien qui les rendrait radicalement différents : tout dépend surtout de la valeur que nous leur attribuons ou non.
Il vaut la peine de prêter attention à la façon dont sont mis en forme les textes sacrés de nouveaux mouvements religieux. Différents aspects de la présentation permettent de suggérer la similitude avec ce que nous percevons comme livre saint : par exemple la subdivision des chapitres en versets. En commençant la rédaction de cet article, j’avais l’intention de proposer d’autres cas, à titre comparatif, pour montrer comment un livre est sacralisé également dans sa forme. Plusieurs exemples viennent à l’esprit, qu’il s’agisse du mormonisme déjà cité au début de cet article, de la Science Chrétienne (Science et Santé avec les Clef des Écritures), de Vie Universelle (Ceci est Ma Parole) ou de la Révélation d’Arès. Mais je laisse cela pour l’article plus détaillé que je me propose d’écrire un jour : le cas présenté ici paraît déjà suffisamment éclairant pour introduire ce thème.