Si ce site n’a pas été alimenté au cours du mois écoulé, c’est pour de sérieuses raisons : mon père, Carl Mayer, est décédé le 22 février 2010, à moins d’un mois de son 82e anniversaire. Plusieurs jours passés à son chevet, puis les obsèques… chacun d’entre nous est passé ou passera un jour par de tels moments et sait ce que cela signifie. Durant trois semaines, tout a tourné autour de la maladie et de la mort de mon père. Mais c’est aussi une occasion de partager ici quelques réflexions autour de la mort, à l’heure de reprendre la publication de ces notes.
Je ne suis pas un spécialiste de ce sujet qui nous touche tous. Pendant quelques années, j’ai été abonné à une revue spécialisée en anglais, Mortality, mais je n’ai pas conservé l’abonnement, faute de temps pour tout lire. Il y a quelques années, j’avais vu un excellent documentaire télévisé allemand de Jürgen Flettner, Finale Grande. Wie die Deutschen unter die Erde kommen (SWR, 2000), qui décrit l’évolution de l’industrie des pompes funèbres en Allemagne — qu’il s’agisse de nouveaux types de cercueil ou de la multiplication de centres funéraires offrant un cadre religieusement neutre et à l’atmosphère soigneusement étudiée pour accueillir les familles endeuillées autour du défunt. Le directeur d’un centre funéraire et d’une entreprise de pompes funèbres de Lausanne explique que quatre défunts sur dix reposent sur un lit et non dans un cercueil, dans une atmosphère feutrée : “Je suis comme un hôtelier, précise-t-il, je mets des chambres à disposition, et les familles les arrangent comme elles le souhaitent.” (Le Matin Dimanche, 29 octobre 2006)
Mais des sociétés pluralistes donnent naissance à des attentes variées : en témoignent les offres d’obsèques “à prix cassés”, car tout le monde ne veut ou peut pas assumer les frais de funérailles selon le modèle classique. En décembre 2008, dans un journal australien, j’étais tombé en arrêt sur cette petite annonce : “Les personnes sensées choisissent une mini-funéraille. Moins de temps, moins d’histoires, privé, intime, mais avec dignité et respect. Seulement $ 2.600” — suivait le numéro de téléphone de l’entrepreneur de pompes funèbres…
L’on pourrait aussi évoquer la diffusion toujours plus large de la crémation dans les pays occidentaux, alors que celle-ci avait longtemps été refusée (et l’est toujours par certaines communautés religieuses): dans la ville où je réside, j’ai appris que quelque 70% des défunts étaient incinérés. Il existe cependant de fortes variations d’un pays à l’autre : la République tchèque (77%), la Suisse (75%), la Grande-Bretagne (73%) et la Suède (71%) arriveraient en tête des pourcentages de défunts incinérés en Europe, tandis que l’Allemagne est à 43%, la Belgique à 37%, la France à 27%, l’Espagne à 18%, l’Italie à 10%, l’Irlande à 7% et le Portugal à 4% (Le Monde, 19 décembre 2008).
Je note également la progression de la thanatopraxie en Europe : si peu de familles s’y livrent elles-mêmes à la toilette du mort, les techniques de préparation du corps, afin de donner à celui-ci une allure paisible et de laisser “une image apaisée et apaisante du défunt”, sont de plus en plus utilisées, “ce qui rendra plus facile le travail de deuil”, notait un spécialiste interrogé par Laurent Catherine dans L’Express (31 octobre 1996). “Vous savez, l’image que la famille emportera [du défunt], c’est comme une photo : elle restera longtemps. Alors, il ne faut pas que ce soit un choc, il faut que les gens puissent reconnaître leur défunt. On travaille à le rendre aussi naturel que possible.” (Le Temps, 1er novembre 2006) “Notre meilleure récompense, c’est lorsque les gens nous disent : il était beau, il avait l’air vivant”, explique un employé de pompes funèbres (Dimanche.ch, 28 octobre 2001).
Telle était en effet l’impression que donnait le corps de mon père, une fois arrangé par les infirmières sur son lit d’hôpital, puis dans son cercueil, habillé comme il l’aurait été avant son hospitalisation, un chapelet entre les mains. J’ai tenu à voir le corps de mon père revenir dans sa maison, pour un dernier adieu à sa famille et à ses amis dans son environnement familier : dans la tristesse du décès, j’ai compris ce que signifiait le réconfort de la présence communautaire autour du défunt, avec ces visiteurs aux profils si variés, venus de recueillir autour de mon père pour lui adieu chez lui.
Importance, aussi, de la célébration des obsèques dans la cathédrale de Fribourg, durant laquelle les chants étaient ceux qui ont, durant des siècles, accompagné ici les funérailles de défunts : cette permanence du rite, dans la succession des générations, reliait ce décès particulier à une longue chaîne. Puis le déplacement jusqu’au cimetière, les prières que l’on y récite encore, le cercueil que l’on descend dans la tombe, la poignée de terre jetée dans la fosse par chaque personne présente… Chacune de ces étapes m’a paru cruciale et porteuse de sens.
L’an dernier, j’avais lu un stimulant petit livre (malheureusement épuisé), écrit par le sociologue suisse Bernard Crettaz : Vous parler de la mort (Ayer, Ed. Porte-Plumes, 2003). Un livre écrit d’une plume alerte et libre, un livre de transmission, un texte dont l’auteur se met en position de passur, écrit en s’adressant à des interlocuteurs étudiants, à l’issue de longues années de recherche et d’activité au sein de la Société d’études thanatologiques de Suisse romande — un ouvrage de réflexions personnelles, pas un traité universitaire de forme classique.
En 1999, alors qu’il préparait une exposition — intitulée La mort à vivre — sur les rites funéraires au Musée d’ethnographie de Genève, Bernard Crettaz fut confronté à la mort de son épouse, l’anthropologue Yvonne Preiswerk. Il dit avoir découvert alors que “l’on n’est jamais bien placé pour parler de la mort” (p. 19). Alors même que se multiplient depuis quelques décennies les recherches sur la mort.
En revanche, il est possible de partager, de transmettre aussi ce que le chercheur a observé et reçu. Crettaz évoque donc, dans son petit livre, les pratiques traditionnelles de la mort dans son Val d’Anniviers natal (canton du Valais), où “le rite commençait le jour où un nouveau ménage s’établissait : on mettait alors en réserve dans la cave familiale du vin et du fromage pour le jour de son enterrement”. Puis la mort “se déroulait selon un agencement de séquences précises”, se terminant par le repas d’enterrement (“ce dernier pouvant se transformer en fort joyeuse assemblée”, précise Crettaz): “Jusqu’au début du XXe siècle, on conduisait le cercueil ouvert sur la place du village, les participants buvaient un verre à la santé du mort auprès duquel on plaçait parfois un viatique constitué de pain et de vin.” (p. 33)
Tout cela avait été évoqué de belle façon par Yvonne Preiswerk, précisément, dans son livre classique, Le Repas de la Mort. Catholiques et protestants aux enterrements. Visages de la culture populaire en Anniviers et aux Ormonts (Sierre, Monographic, 1983), que l’on peut encore obtenir auprès de l’éditeur. Il vaut la peine, pour ceux qui ne l’auraient jamais lu, de se plonger dans cette passionnante évocation de cultures mortuaires alpestres afin de mieux comprendre comment des sociétés traditionnelles ont géré la mort.
Crettaz, pour revenir à lui, n’est pas de ceux qui ont la nostalgie des pratiques du passé, malgré l’intérêt qu’il porte à celles-ci : il se montre tout autant sensible au “bricolage rituel” (un bricolage qui ne porte d’ailleurs pas seulement sur la mort, mais touche à tout ce qui relève des rites de passage), faisant que les enterrements ressemblent de moins en moins les uns aux autres, tout en favorisant parfois le renouveau de pratiques anciennes telles que les repas d’enterrement. Le temps montrera ce qui relève de modes et ce qui sera durable. Mais le besoin de rituels, traditionnels ou créés, semble bien présent.
Le livre de Crettaz propose d’intéressantes réflexions sur le deuil, soulignant qu’il ne s’agit pas seulement de tourner une page :
“[…] c’est aussi, sans superstition, sans fausse religion, vivre avec les défunts. C’est une exigence pour l’incroyant, comme pour le croyant, qui remonte du fond de la mémoire des civilisations. Cette nouvelle vie avec les morts, au cœur de sa nouvelle vie à soi, pose un objectif qui, à mon avis, transcende tout le travail de deuil. On peut le nommer travail d’énigme. À ce stade, vivre et penser la fin de l’autre suppose vivre et penser… sa propre fin.” (p. 71)
En ce jour qui aurait été celui de l’anniversaire de mon père s’il avait vécu quelques semaines de plus, mais aussi chaque jour depuis son décès, cette dimension de la “vie avec les morts” prend tout son sens. Quant à “penser sa propre fin”, il m’a fallu le faire dès le lendemain de la mort de mon père : la tombe que j’ai choisie pour lui sera un jour aussi la mienne. Memento mori…
J’avais visité en 1999 l’exposition La mort à vivre. Deux petits volumes l’avaient accompagnée et restent des lectures recommandées, bien que très différentes. Le premier, ouvrage collectif signé par Jérôme Ducor et al., Petit Manuel des rites mortuaires (Genève, La Joie de Lire, 1999), contient en particulier un “ABC des rites mortuaires”, utile glossaire des mots et pratiques liés à la mort. Des textes brefs évoquent ensuite de façon simple tout ce qui suit la mort (pompes funèbres, rites, obsèques, deuil…). L’autre livre, fiction destinée aux adolescents, peut être également une belle lecture pour des adultes. Signé Eugène et illustré par Bertola, il est intitulé La Mort à vivre (Genève, La Joie de Lire, 1999). C’est l’histoire d’un jeune homme, fils de croque-mort, devenu croque-mort “presque malgré lui” dans son village, après la mort subite de son père.
Et je termine par une chaude recommandation filmographique : le magnifique film japonais Departures, histoire d’un musicien qui devient employé de pompes funèbres. Tous ceux qui l’ont vu ont été bouleversés par ce chef d’œuvre, maintenant disponible en DVD.