L’un des aspects de la piété orthodoxe qui frappe souvent les chrétiens occidentaux est l’importance qu’y conserve le culte des reliques. Cela fait quelques mois que je me propose d’évoquer à ce sujet un récent livre d’un professeur d’histoire américain, Robert H. Greene, qui s’est intéressé au culte des saints et au rôle des reliques en Russie, mais aussi aux réactions du pouvoir soviétique face à cette manifestation de la foi durant les premières années de la domination communiste. Le livre se concentre sur la période 1861–1929 — période de renouveau religieux suivi par la tourmente révolutionnaire.
Sous le beau titre de Bodies Like Bright Stars : Saints and Relics in Orthodox Russia (DeKalb, Northern Illinois University Press, 2010), le livre de Robert H. Greene inaugure la nouvelle collection d’études orthodoxes de cette maison d’édition universitaire nord-américaine. Le propos de l’auteur est de se pencher sur un aspect de la culture orthodoxe du pays. Le culte des saints représente un bon sujet, puisqu’il permet d’aborder aussi la piété populaire, et pas simplement l’Église russe à travers ses porte-voix institutionnels. Et il a bien saisi combien le croyant orthodoxe russe, à la fin de la période impériale, se sentait “inextricablement lié” non seulement à l’Église visible, mais aussi “à l’Église éternelle au ciel”, avec ses anges et ses saints (pp. 9–10). Une familiarité avec ceux-ci existaient, de même que de nombreux témoignages de miracles, souvent au contact de reliques de saints ou d’objets ayant été en contact ou à proximité de celles-ci (par exemple l’huile de veilleuses brûlant devant ces reliques) (p. 11).
Une question centrale dans l’étude de Greene est le thème de l’incorruptibilité des reliques, remarquablement introduit dans le premier chapitre de son ouvrage par une anecdote. En 1919, l’évêque Alexandre de Vologda se plaint aux nouvelles autorités provinciales communistes de l’exhumation des reliques d’un saint, exposées ensuite comme objet de curiosité. Il se plaint de cette profanation et demande que le corps du saint soit retourné dans le sanctuaire où il était exposé à la vénération des fidèles. Réponse du président du comité exécutif de la province : rien de sacrilège, car les os étaient recouverts de restes desséchés de chair, tombant en poussière au simple contact d’un doigt ; il ne peut donc s’agit de vraies reliques incorrompues. L’évêque répond alors longuement en expliquant que, selon l’enseignement de l’Église, des fragments de corps peuvent également être des reliques et que, de plus, l’incorruptibilité n’est nullement une condition absolue de démonstration de la sainteté du défunt. Le hiérarque s’attire aussitôt une réplique du responsable communiste : celui-ci lui dit que ses précisions savantes sont très éloignées des convictions des simples croyants russes, pour lesquels l’incorruptibilité est un élément crucial pour démontrer la sainteté du défunt.
Il est assez piquant de voir ici un évêque orthodoxe et un dirigeant communiste entrer en dispute sur ce qui fait une “vraie” relique ! (pp. 17–19) Surtout, cet épisode met bien en lumière l’importance accordée par la piété populaire à l’incorruptibilité, et permet de mieux comprendre pourquoi la propagande antireligieuse soviétique accorda ensuite tant d’importance à la présentation au public, dans des expositions ou musées de l’athéisme, de reliques confisquées dans des églises – d’autant plus que, montre Greene par la suite, l’apologétique orthodoxe de la fin de la période impériale en Russie ne manquait pas de mettre l’accent sur l’incorruptibilité comme signe de faveur pour la foi orthodoxe. “Durant les dernières décennies de l’Empire, les maisons d’édition centrales et presses diocésaines imprimèrent des centaines d’articles et de brochures célébrant le miracle de l’incorruptibilité comme le moyen le plus sûr et le plus évident de battre en brèche les raisonnements des opposants appartenant à des sectes”, entendant ici par exemple les différents groupes de vieux-croyants (p. 36)
Notons au passage que l’incorruptibilité continue à être un aspect auquel, dans la pratique orthodoxe russe, l’on prête attention quand on exhume le corps d’une personne décédée en odeur de sainteté pour décider d’une éventuelle canonisation, mais sans jamais prendre le pas sur les éléments les plus cruciaux que sont la vie du saint et les miracles survenus par son intercession. En effet, comme le note aussi Greene, l’incorruptibilité à elle seule n’a jamais été considérée comme preuve suffisante de sainteté, ni comme une nécessité pour qu’un défunt soit proclamé saint : en revanche, si elle se présentait, l’incorruptibilité était considérée comme attestation miraculeuse de la sainteté, accompagnée d’autres miracles (pp. 20–21). Ainsi, exhumées au début du XXe siècle, les reliques de saint Séraphim de Sarov (1759–1833), canonisé en 1903 et immensément populaire, n’étaient pas incorrompues.
En Occident, le processus qui conduit l’Église à déclarer qu’un défunt peut être compté au nombre des saints est bien sûr surtout connu à travers la pratique catholique. Il est heureux que Greene se soit intéressé, dans le chapitre 3 de son ouvrage, à la façon de “faire des saints” dans l’Église russe à la fin de la période impériale, mais soulignant aussitôt le caractère trompeur de cette expression, car seul Dieu “fait” le saint : il ne s’agit pour l’Église que de reconnaître qu’un défunt est un saint qui se tient devant le Trône divin (p. 74). Comme l’expliquait l’auteur orthodoxe Claude Lopez-Ginisty dans un entretien publié par Religioscope en mai 2007 :
“Dans l’orthodoxie, il n’y a pas de procès en canonisation comme c’est actuellement le cas en Occident. La vénération vient d’abord du peuple de Dieu, c’est-à- dire des fidèles. L’Eglise ne fait que reconnaître et officialiser une pratique établie. […]Lorsque l’Eglise officialise une vénération, une cérémonie a lieu appelée glorification.”
Sous le règne de Nicolas II se produisit une multiplication des canonisations en Russie. Greene ne se concentre pas sur les procédures et critères de canonisation, mais avant tout, travers deux exemples, sur les efforts persévérants de fidèles et de membres du clergé dans les diocèses respectifs abritant les reliques de ces saints afin de faire entériner la vénération de ceux-ci par le Saint Synode de l’Église orthodoxe russe. Greene estime cela révélateur de l’interaction entre le développement de la vénération locale d’un saint et une communauté locale de fidèles qui se l’approprie — un élément non négligeable dans les réactions aux campagnes de désacralisation entreprises par la suite par les autorités soviétiques.
Les vies de saints étaient très populaires en Russie et offraient aux fidèles des exemples dignes d’émulation. Greene consacre un chapitre aux pèlerinages et à leurs pratiques, notamment au guérison obtenues grâce à l’intercession des saints, citant plusieurs exemples qui illustrent ces attitudes. Il remarque que nombre de fidèles en quête de guérison avaient d’abord épuisé les ressources de la médecine. Tant les élites orthodoxes que les simples croyants exprimaient une fervente confiance dans l’aide des saints.
Mais la révolution bolchevique allait s’attaquer aux saints et particulièrement à leurs reliques dans le cadre des campagnes pour promouvoir l’athéisme. Or, l’exhumation des reliques est un sujet qui n’avait guère été étudié dans le cadre des publications occidentales sur les campagnes antireligieuses en URSS, à l’exception d’un article publié il y a une trentaine d’années par Bernard Marchadier (“L’exhumation des reliques dans les premières années du pouvoir soviétique”, Cahiers du monde russe et soviétique, 22/1, janvier-mars 1981, pp. 67–88). (Cet article avait suscité un petite polémique dans la revue Le Messager orthodoxe [N° 89, 1981], accompagné d’un dossier d’articles sur les saints et les reliques.) Le mérite de Greene est de consacrer à la campagne d’exhumation des reliques la moitié de son ouvrage, en ayant accès à une documentation bien plus large que celle dont pouvait bénéficier Marchadier trois décennies plus tôt.
En janvier 1918 fut adopté le décret séparant l’Église et l’État : mais l’État n’allait pas pour autant laisser l’Église tranquille. Durant les dix premières années du communisme, plus de 70 “inspections de reliques” soigneusement organisées et mises en scène se déroulèrent en Union soviétique. Ces reliques étaient exhumées publiquement, examinées et présentées à l’attention des curieux, afin de tenter de prouver aux fidèles qu’ils avaient été les victimes de tromperies de la part du clergé : démontrer l’absence d’incorruptibilité devenait un important argument dans cette entreprise supposée conduire inévitablement au triomphe de la raison. Dans ce “théâtre révolutionnaire”, les masses, ayant constaté la fraude, allaient inévitablement rejeter aussitôt le clergé, pensaient les révolutionnaires. C’était en même temps, dans un climat iconoclaste par rapport à tout ce qui relevait de l’héritage tsariste, une rupture symbolique radicale avec le régime précédent et ses canonisations organisées avec solennité (pp. 104–106).
Une large publicité était donnée à ces exhumations, dans l’espoir de faire pénétrer de nouvelles lumières dans la conscience des masses grâce à des approches “scientifiques”. Certains bolcheviques étaient convaincus que l’exhumation des reliques pourrait jouer un rôle important afin de discréditer l’Église et conduire à un effondrement de la foi. L’exhumation devait se dérouler publiquement, tout le monde devait pouvoir y assister afin de se convaincre de ses propres yeux. Des médecins et experts ainsi que des caméras devaient être présents, afin de pouvoir contrôler l’état des reliques ; à vrai dire, il arrivait que des reliques fussent incorrompues, mais cela était expliqué par un processus naturel de momification dans certaines environnements.
Habilement, l’on demandait à des membres du clergé de sortir les reliques de leur châsse, même si cela se retournait parfois contre les “inspecteurs”, quand un prêtre ou une religieuse procédaient à l’exhumation avec tant de vénération que celle-ci se transformait en cérémonie (pp. 167–168). Derrière l’exhumation des reliques, l’objectif était bien de convaincre le peuple des croyants et de combattre la “superstition”. Les reliques ainsi exhumées ne devaient surtout pas être retournées à la vénération des fidèles, mais placées dans des musées pour servir à des buts scientifiques et pédagogiques. Elles y étaient exposées de façon délibérément blasphématoire afin de parachever l’œuvre de désacralisation.
Les “masses” étaient cependant loin de toutes adhérer au projet bolchevique : il y eut plusieurs cas de rassemblements de foules pour empêcher la profanation de reliques. Des appels et pétitions pour prévenir l’exhumation des reliques étaient adressés aux autorités : “Les opposants à la campagne des reliques dans le clergé et parmi les laïcs se révélèrent souvent être des virtuoses juridiques, citant littéralement les décrets bolcheviques et les textes de loi pour démontrer que les exhumations violaient la propre législation du gouvernement sur la liberté religieuse dans la République soviétique.” (p. 173) En 1920, le patriarche Tikhon (1865–1925) lui-même argumenta dans ce sens pour démontrer que la profanation des reliques violait la légalité soviétique et que la place de ces objets de dévotion était dans les églises, et pas dans les musées (p. 175).
Si certains spectateurs des exhumations déclaraient sur-le-champ avoir perdu la foi (à en croire du moins la presse soviétique), d’autres étaient simplement choqués par ce spectacle portant atteinte à leurs convictions religieuses, mais nullement ébranlés dans celles-ci. Alors que les révolutionnaires étaient obsédés par la question de l’incorruptibilité, ce n’était pas le cas pour les croyants : la vie de ces saints et les miracles qui se produisaient à leur intercession comptaient bien plus que l’état de leurs corps. Le saint restait un saint, même si ses reliques avaient été profanées. Les militants athées sous-estimaient la profondeur des relations qui s’étaient forgées entre les croyants et les saints qu’ils vénéraient (p. 195).
Après deux ans, les résultats des exhumations de reliques étaient mitigés. Elles reprirent à la fin des années 1920, lors du nouvel élan de la campagne antireligieuse. Mais à ce moment, l’accent était moins mis sur l’état des corps, et plus sur la présentation des saints comme “ennemis de classe”, puisque la plupart d’entre eux étaient issus soit du clergé soit des classes supérieures, alors que les ouvriers et paysans n’étaient guère présents (pp. 205–206). Les expositions de reliques exhumées occupèrent de moins en moins de place dans les musées de l’athéisme, jusqu’à en disparaître souvent, alors même que le nombre de tels musées augmentait. Sous d’autres formes se poursuivait en effet la promotion du même projet de société, visant à bannir le surnaturel et à le remplacer par la science. La conservation de la momie de Lénine dans son mausolée par des moyens scientifiques, note finement Greene, symbolisait ainsi un “anti-miracle”: le pouvoir soviétique remplaçant Dieu pour préserver un corps de la corruption (p. 209).
Robert H. Greene, Bodies Like Bright Stars : Saints and Relics in Orthodox Russia, DeKalb, Northern Illinois University Press, 2010, XII+300 p.
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