Il y a une dizaine d’années, j’avais découvert, au hasard d’achats de gravures, quelques illustrations provenant des Cérémonies et coutumes religieuses de tous les peuples du monde représentées par des figures dessinées de la main de Bernard Picart, volumes publiés à Amsterdam à partir de 1723. J’avais été d’emblée séduit par la qualité de ces gravures : depuis, j’en ai acheté plusieurs, fait encadrer quelques-unes, offert d’autres. À l’entrée de mon logement, l’on peut voir sur un mur une procession de la Fête-Dieu, sur l’autre un baptême et des funérailles russes — la première plus exacte que la seconde : Picart avait pu voir des processions de la Fête-Dieu, mais sans doute jamais des cérémonies orthodoxes russes. Les représentations de Picart ne se limitent pas aux formes religieuses du monde chrétien : les cultures les plus exotiques se trouvent aussi dans sa galerie.
De Picart, je savais simplement qu’il était un protestant français réfugié aux Pays-Bas. J’avais deviné aussi que l’influence de ses représentations avait été large : en effet, au milieu du XIXe siècle, des ouvrages sur les religions continuaient de copier Picart. Mais je n’avais pas conscience de l’importance de l’œuvre de Picart dans l’histoire des idées en Europe.
Je la découvre ces jours grâce à un livre passionnant, rédigé par deux historiennes américaines et un historien néerlandais : Lynn Hunt, Margaret C. Jacob et Wijnand Mijnhardt, The Book That Changed Europe : Picart & Bernard’s ‘Religious Ceremonies of the World’, Cambridge (Massachusetts) / Londres, Belknap Press (Harvard University Press), 2010. Notons au passage le titre : Picart et Bernard, car ces livres furent le fruit d’un effort commun, même si le nom de Picart fut mis en avant comme auteur, tandis que Bernard figurait simplement comme éditeur.
Dès l’introduction, les enjeux de la publication de Picart et Bernard sont mis en évidence : à travers leur ouvrage, pour la première fois, les différentes religions du monde étaient présentées sur pied d’égalité, en quelque sorte : ces volumes ouvraient la voie au comparatisme religieux. En outre, leur démarche s’inscrivait dans le mouvement qui conduisait aux « Lumières » : loin d’être des protestants de stricte orthodoxie, Picart et Bernard inclinaient plutôt à des positions proches, à certains égards, de libres penseurs : leur entreprise débouche sur le déisme plus que sur un attachement à une tradition religieuse. Leur entreprise était bien sûr marquée par leurs orientations intellectuelles. Le livre Cérémonies et coutumes religieuses de tous les peuples du monde « semait l’idée radicale que toutes les religions étaient également dignes de respect — et de critique. […] Ce panorama global des pratiques religieuses désagrégeait et délimitait de fait le sacré, le rendant spécifique à une époque, à un lieu et à des institutions. » (pp. 1–2) Les similitudes entre rituels à travers l’espace et le temps créaient une catégorie de « religion » : « Implicitement, les images transformaient la religion, d’une question de foi révélée à certains peuples de Dieu (les juifs, les catholiques, et ensuite les protestants), en un sujet de pratiques sociales comparées. » (p. 157)
La démarche était nourrie, notent les trois auteurs, par les tentatives de protestants du XVIIe siècle de trouver dans les pratiques « idolâtres » d’autres religions des parallèles avec celles du catholicisme. L’approche de Picart et Bernard rompait cependant avec un projet apologétique visant à démontrer la vérité d’une religion.
Bernard Picart (1673–1733) était un catholique français passé au protestantisme, après avoir déjà eu une carrière de graveur estimé derrière lui, sur les traces de son père qui pratiquait le même art. Il partit s’installer aux Pays-Bas à la fin de 1709 ou au début de l’année suivante. Jean Frédéric Bernard (1680–1752), pour sa part, était protestant de naissance, fils de pasteur, dont la famille n’avait eu d’autre choix que de quitter la France en 1685, après la révocation de l’Édit de Nantes, et s’installa l’année suivante à Amsterdam, après un intermède genevois. Ce furent 50.000 à 70.000 protestants français qui choisirent l’exil aux Pays-Bas, où ils rejoignaient des immigrants d’autres pays européens et de confessions variées.
Les gravures de Picart firent la réputation de ces volumes. Mais l’auteur des textes était Bernard. À travers cette publication (et d’autres, puisqu’il était éditeur) ainsi que par les idées qu’il développa dans ses écrits, Bernard mérite, de l’avis des nos trois chercheurs, de compter au nombre des figures fondatrices des Lumières (pp. 127–128).
L’on découvre au passage que la plupart des livres de Rousseau furent publiés à Amsterdam par Marc Michel Rey, gendre de Bernard, et que la fille de Bernard entretenait avec Rousseau une correspondance soutenue. Et l’on peut s’interroger sur l’influence des Cérémonies et coutumes religieuses sur un texte tel que la « Profession de foi du vicaire savoyard », estiment les auteurs (p. 133).
Le livre de nos trois chercheurs est une bonne occasion de découvrir le dynamique environnement des Pays-Bas de l’époque, où régnait pour les éditeurs une liberté généralement plus grande qu’ailleurs, même si elle n’était pas illimitée. De 1650 à 1725, les Pays-Bas produisirent près de la moitié de tous les livres publiés en Europe : l’édition devint un produit d’exportation important pour les Pays-Bas (p. 86). Nombre de ces livres étaient destinés au public français et passaient plus ou moins aisément la frontière, malgré la vigilance des autorités françaises. L’on découvre aussi que le respect du copyright n’était guère répandu : ainsi, Bernard republiait allègrement des livres sans permission, et les autorités néerlandaises refusèrent jusqu’en 1795 de réprimer la réédition illégale de livres publiés à l’étranger — seuls étaient protégés jouissant d’une protection locale (pp. 98–99).
Si Picart, comme je l’ai rappelé plus haut, avait pu voir les cérémonies catholiques auxquelles il avait participé en France avant son passage adulte au protestantisme, et s’il pouvait assister aux Pays-Bas aux cérémonies de juifs portugais et à celles de différentes branches du christianisme issu de la Réforme, il ne voyagea jamais hors de l’Europe et n’eut donc jamais l’occasion d’observer les pratiques religieuses d’autres continents. Pour représenter celles-ci, il utilisa les récits de voyage, dont la production ne cessait d’augmenter sur le marché du livre européen : 456 au XVIe siècle, 1.566 au XVIIe siècle, 3.540 au XVIIIe siècle (p. 5). Picart se chargeait entièrement lui-même de la production de certaines gravures, il en supervisait d’autres. Il accorda une attention particulière à celle de certaines coutumes juives, auxquelles il obtint d’accéder après de longs efforts pour surmonter l’initiale méfiance de ses interlocuteurs. Le livre évite entièrement tout aspect de polémique ou caricature antijuive, tant dans les illustrations que dans le texte.
Pour la représentation de cérémonies catholiques romaines, Picart recourut beaucoup à des représentations figurant des des ouvrages catholiques, notamment dans des éditions du Pontifical, qu’il reproduisit avec grand soin — et dans toute la pompe de ces célébrations, non sans une arrière-pensée, puisque cela permettait de faire d’autant mieux contraster cette splendeur avec la simplicité des cérémonies protestantes, et de suggérer la similarité entre le catholicisme romain et des cérémonies païennes. Cependant, indépendamment de ces aspects, l’intérêt du travail de Picart est qu’il ne tente jamais de caricaturer, mais bien de représenter aussi fidèlement que possible.
Les cultures non chrétiennes ne sont pas représentées de façon dépréciative. Un volume entier est consacré à l’islam, pour lequel Picart et Bernard s’efforcent de s’appuyer sur les meilleures sources disponibles et d’en faire la synthèse. (Picart semble avoir été particulièrement fasciné par les derviches, à en juger par le soin personnellement accordé à la préparation de ces gravures.)
Le livre connut un réel succès, également en France. Au point que, quand il se trouva mis à l’index, deux prêtres français en publièrent une édition expurgée — mais en conservant ces gravures qui continuent d’exercer un attrait jusqu’à aujourd’hui, comme en témoigne mon propre goût pour celle-ci alors même que j’ignorais tout de leur importance dans l’histoire de l’étude des religions.
À vrai dire, je ne suis pas le seul : Hunt, Jacob et Mijnhardt remarquent que, malgré son durable succès démontré par plusieurs rééditions et traductions (notamment en anglais – rééditions et traductions souvent accompagnées de transformations du texte), jusqu’en 1841, les ouvrages de référence sur les religions comparées ont largement ignoré l’apport de Picart et Bernard. Il est vrai que ceux-ci n’avaient pas pour ambition de fonder une nouvelle discipline (pp. 308–309). Le livre présenté ici, qui se lit très agréablement, contribuera certainement à rendre manifeste leur contribution.
Lynn Hunt, Margaret C. Jacob et Wijnand Mijnhardt, The Book That Changed Europe : Picart & Bernard’s ‘Religious Ceremonies of the World’, Cambridge (Massachusetts) / Londres, Belknap Press (Harvard University Press), 2010, XII + 384 p.