Le 11 novembre 2010, la Télévision suisse romande a diffusé, dans le cadre de son magazine Temps présent, un reportage de Florence Fernex et William Heinzer, intitulé Grandir avec Jéhovah. Une émission de ce genre offre une bonne occasion de réfléchir quelques instants tant au traitement médiatique de groupes religieux qu’aux stratégies de communication adoptées par ces groupes. C’est ce que m’a demandé de faire, le lundi 15 novembre, l’émission radiophonique Médialogues (Radio suisse romande, La Première) dans le cadre d’un entretien. À la suite de celui-ci, il m’a semblé utile de mettre quelques réflexions sur le papier, dans le sillage de mes réponses orales.
Comme son nom l’indique, le reportage de Temps présent était consacré aux Témoins de Jéhovah, et plus particulièrement aux enfants chez les Témoins de Jéhovah.
Le sujet présente un réel intérêt : comment évoluent des enfants dans une communauté minoritaire souvent qualifiée de “secte”, communauté à laquelle leurs parents ou grands-parents se sont convertis, communauté dans laquelle l’appartenance suppose un engagement nettement supérieur à la moyenne des groupes religieux dominants dans l’Occident contemporain, et où le respect de certains principes est affirmé de façon rigoureuse ? La recherche sur des nouveaux mouvements religieux plus récents prête aussi attention aux défis que représente, pour des groupes fondés sur une adhésion volontaire, la présence d’enfants, puis d’adolescents, qui y grandissent sans avoir choisi d’y adhérer.
Le début de l’émission laissait espérer une démarche instructive, en commençant par suivre deux adultes encore jeunes, qui ont grandi comme Témoins de Jéhovah, puis ont abandonné le groupe, et qui évoquent leurs souvenirs.
Comme bien souvent, cependant, quand il est question de groupes religieux classés comme “sectes” (au sens populaire, et pas sociologique), l’impression finale est de rester un peu à la surface des choses, alors que la durée du reportage aurait permis d’offrir des éclairages plus pénétrants. Le ton était d’ailleurs donné dans la courte présentation avant la diffusion du reportage, avec Jean-Philippe Ceppi parlant de “lever le voile” sur un courant religieux “parmi les plus mystérieux, les plus fermés connus au monde” (ce qui est un peu exagéré : il existe des groupes bien plus difficiles d’accès). Certes, poursuivait-il, “il ne s’agit pas d’une affaire de convictions religieuses”, que les reporters disent “respecter profondément”. Le propos était de donner un écho aux vives critiques et accusations : “multiplication des interdits”, “enfermement mental” – et surtout “dissimulation d’actes pédophiles”. Une enquête sur un monde fait “de droiture et d’interdits, de fraternité et de torture mentale”. Malgré la tentative d’équilibrer, le cadre est fixé et le téléspectateur d’avance prévenu. Le reportage est introduit par un ton dramatique, et le fait de présenter certains témoins masqués, parce qu’ils ne souhaitent pas être identifiés et craignent des “représailles”, contribue à donner le sentiment d’un groupe aux aspects sinistres.
Le reportage ne donne pas seulement la parole aux critiques des Témoins de Jéhovah : il permet aussi à des Témoins de s’exprimer, par exemple une famille de Témoins qui présente ses convictions et ses sentiments par rapport à leur mode de vie, dans la première partie de l’émission. Un porte-parole du mouvement répond également à des questions. Mais, face aux sévères critiques émises, la partie est inégale : difficile aux Témoins de Jéhovah de rétablir l’équilibre. Et puisque le mouvement est accusé par plusieurs critiques d’avoir des choses à cacher, le propos de ses membres paraîtra d’office suspect à bien des téléspectateurs.
Nul ne conteste que l’on puisse donner écho aux voix critiques envers un groupe religieux. Mais l’on pourrait y ajouter des mises en contexte et des éclairages au delà de la surface du sujet traité : j’en donnerai plus loin quelques illustrations.
Le reportage est divisé en trois parties : l’une évoque la vie chez les Témoins de Jéhovah, à travers les témoignages de ceux qui y ont grandi ou y grandissent. Les deux anciens membres, un frère et une sœur, racontent ce qui les gênait à l’époque (notamment la participation au prosélytisme de porte à porte), et aussi ce qui leur a manqué : ne pas pouvoir participer aux fêtes, être coupés d’activités auxquelles pouvaient prendre part leurs camarades. Ils expliquent aussi la frustration par rapport aux limitations subies pendant leur adolescence, à la morale rigide du milieu jéhoviste, à l’obligation d’entrer dans un cadre préparé d’avance.
Un Témoin de Jéhovah adolescent est interrogé aussi, mais il semble que ce qui intéresse le journaliste soit uniquement son attitude par rapport aux relations intimes avec des jeunes filles : il explique qu’il refuse de s’engager dans une telle relation, et que cela doit rester des rapports d’amitié : il leur dit “que j’ai décidé de [ne] pas m’engager dans une relation en étant jeune comme ça”. Réplique du journaliste : “T’as décidé ou… tes parents t’ont demandé de décider?” Réaction de l’adolescent : “Ben… la Bible elle encourage à ça et puis.… qu’il faut s’engager dans une relation quand on veut se marier et je suis pas prêt pour me marier.” C’est tout ce que l’on saura de sa vie en “grandissant avec Jéhovah”… N’y aurait-il vraiment rien d’autre ?
À première vue, bien des parents rêveraient plutôt d’avoir un fils adolescent attaché à de tels principes ! Mais, paradoxalement, dans le contexte de l’émission, ces réponses suggèrent probablement au spectateur une rigidité ou un “enfermement” dans un monde fait de préceptes intangibles. Ce point a retenu mon attention, car il est typique de la mise en scène autour des “sectes”: un groupe a une morale stricte ? bizarre ! un autre groupe, antinomien, prône la liberté sexuelle ? bizarre aussi !
Il y a ensuite une partie du reportage consacré à une affaire en cours dans laquelle le père d’un enfant explique n’avoir plus accès à son fils, que son épouse, Témoin de Jéhovah, monterait contre lui en raison de ses convictions, affirme-t-il. La mère exprime également son point de vue. Le téléspectateur se sent un peu gêné de débarquer ainsi dans l’intimité d’un drame familial : comme le savent bien les juges, dans tous les cas de ce genre et les “grands déballages” qui les accompagnent, il est difficile de démêler ce qui relève éventuellement des convictions religieuses de l’une des parties et des problèmes du couple. L’avocat du père explique d’ailleurs pertinemment le conflit de loyauté face auquel se trouve l’enfant.
L’on reste en revanche plus perplexe en entendant le même avocat, Me Laurent Schneuwly, expliquer : “Il faudrait clairement avoir des dispositions légales qui définissent que lorsqu’une religion ou une secte a manifestement, par rapport aux préceptes qu’elle préconise, une influence sur la vie usuelle d’un enfant, là il faudrait qu’une disposition légale soit retire l’autorité parentale, soit désigne de manière très précise un curateur à l’enfant pour qu’il puisse se retrouver dans les meilleures conditions possibles avec l’autre parent qui ne partage pas les préceptes de la religion du parent concerné.” Il est possible que le propos se retrouve ici hors contexte, mais si on l’entend tel qu’il est livré dans le reportage, cela signifierait que toute conviction religieuse tant soit peu intense devrait faire l’objet de mesures de précaution. Il semble difficile d’imaginer comment appliquer une telle disposition légale, avec l’énorme marge d’appréciation qu’elle laisserait et les jugements de valeur qui s’y glisseraient.
Un interlude donne la parole à un homme qui (anonymement et masqué, avec voix déformée) explique être encore membre du mouvement, principalement pour des raisons familiales, mais avoir développé des doutes profonds et être de fait déjà intérieurement séparé. Dans un groupe tel que les Témoins de Jéhovah, en effet, la séparation implique une rupture sociale avec ceux qui restent dans le mouvement ; une telle démarche n’est donc pas aisée à accomplir. L’entretien est intéressant, parce qu’il montre comment le doute peut surgir – de la même façon qu’une conviction peut prendre du temps pour se former. Et c’est là qu’il y aurait un point à creuser quand aux démarches d’adhésion au mouvement, ou de sortie de celui-ci. Il aurait été intéressant de demander à d’autres personnes comment elles ont géré les doutes, la part d’incidents personnels et la part de convictions profondes, ce qui les a convaincues finalement d’abandonner le mouvement, la façon dont la sortie s’est négociée, etc.: autant la démarche de conversion est un sujet d’observation passionnant, autant la perte de la foi et l’abandon d’un mouvement sont un autre champ d’un grand intérêt.
Mais le reportage part dans une autre direction. “Pourtant, il y a pire”, enchaîne le journaliste (nous sommes arrivés à la 34e minute de ce reportage qui en compte 55). “Depuis 2002, des victimes de pédophilie au sein des Témoins de Jéhovah osent mettre en ligne leur témoignage.” Il s’agit ici de l’important site créé par William H. Bowen, Silent Lambs, qui permet à des Témoins de Jéhovah ou anciens Témoins de partager leurs témoignages. Des articles dans de grands journaux américains, notamment le New York Times le 11 août 2002, avaient donné un large écho à ces accusations, rejoignant les discussions sur les problèmes de pédophilie dans l’Eglise catholique romaine ou d’autres courants religieux.
Il est légitime de parler du sujet ; la Télévision suisse romande l’avait d’ailleurs déjà fait en 2005 en diffusant un documentaire suédois, Témoins silencieux, sur des abus sexuels de nature pédophile. (Second sujet en cinq ans sur la pédophilie chez les Témoins de Jéhovah pour ce magazine télévisé hebdomadaire : un peu étonnant quand même, et la rédaction l’a bien senti, puisque Ceppi souligne dans ses propos finaux après le reportage que d’autres organisations religieuses sont également touchées par ce problème et qu’un reportage serait en préparation sur les affaires de pédophilie dans l’Église catholique romaine.)
Quiconque entend parler d’un tel sujet et de la réticence d’une organisation à en tirer des conséquences est évidemment choqué. Mais il manque certains éléments à mon sens cruciaux.
1) Les abus sexuels chez les Témoins de Jéhovah : une épidémie ?
Tout d’abord, puisque le reportage laisse entendre qu’il y aurait un nombre important de cas de pédophilie chez les Témoins de Jéhovah, on aimerait savoir statistiquement ce que cela peut représenter ? Les Témoins de Jéhovah comptent-ils dans leurs rangs un pourcentage de pédophiles plus important que le reste de la population ? équivalent ? moins important ?
Certes, il n’est pas possible d’avoir des chiffres exacts, mais j’ai essayé de glaner ici et là, en particulier sur des sites gouvernementaux américains, des données statistiques générales et de me livrer ensuite à des projections quant aux chiffres estimés chez les Témoins de Jéhovah (qui en auraient recensé 23.000 sur une base de données interne, selon Bowen, tandis que les responsables de la Tour de Garde parlent d’un nombre moindre, sans vouloir malheureusement articuler un chiffre exact). Résultat de cette esquisse rapide et très grossière : les cas de pédophilie chez les Témoins de Jéhovah ne sont probablement pas supérieurs à ceux de la moyenne de la population. Un chercheur américain de longue expérience que j’ai consulté m’a répondu qu’il n’y avait aucun indice d’un nombre inhabituellement élevé de cas chez les Témoins, ou quelque indice d’un pourcentage supérieur à la moyenne américaine.
Je ne veux pas me livrer à des affirmations péremptoires alors que je ne dispose tout simplement pas de données suffisantes (les journalistes de Temps présent non plus, d’ailleurs). Cela dit, l’émission suggérait au téléspectateur une véritable épidémie d’actes de pédophilie chez les Témoins, alors que manquent les indices qui confirmeraient une telle hypothèse. Le reportage laisse inévitablement aux téléspectateurs le sentiment que les Témoins de Jéhovah constitueraient un véritable “groupe à risque”, ce qui met dans une situation pour le moins inconfortables ses membres suisses, dont la plupart n’ont rien à se reprocher.
Cette remarque n’excuse pas des actes de pédophilie commis ou toute tentative éventuelle de les cacher au risque d’aggaver les choses (nouvelles victimes, etc.). La question du traitement de tels cas par les groupes religieux en général sera d’ailleurs brièvement abordée plus loin.
Évidemment, il serait préférable que les Témoins publient leurs statistiques des cas de pédophilie recensés dans le monde, voire pays par pays, puisqu’ils disposent certainement de telles statistiques, en tout cas pour les États-Unis. Mais sans doute est-ce difficile parce que cela brouillerait l’image exemplaire que s’efforce de donner le mouvement.
Lors de la diffusion du reportage de la télévision suédoise en 2005, une circulaire avait été adressée le 11 août 2005 “à toutes les congrégations de Suisse romande” au sujet de cette émission. Outre des explications sur les cas présentés dans le reportage, ce texte de trois pages soulignait que la prise de conscience de l’ampleur du problème de pédophilie remontait à une quinzaine d’années seulement, alors qu’on tentait souvent de le taire auparavant. Le document expliquait :
“L’organisation de Jéhovah a de tout temps considéré la pédophilie comme un péché particulièrement abominable. Il n’empêche qu’il arrive, heureusement rarement, qu’un membre baptisé de la congrégation se rende coupable d’un tel comportement. C’est choquant ! Nous ne pouvons pas nier que de tels cas se sont produits et nous devons regretter que certains se soient laissés égarés [sic] à ce point. Avec le recul, force est aussi de constater qu’il y a quelques décennies, il est arrivé que ces collèges d’anciens ne sont malheureusement pas intervenus avec la sévérité avec laquelle on agirait aujourd’hui. Loin d’être négligents ou trop conciliants, ils manquaient plutôt d’expérience et de formation face à une telle déviation.”
Le lecteur perçoit le désir à la fois de condamner clairement des actes et la volonté de ne pas porter atteinte à l’image que les Témoins ont d’eux-mêmes ainsi que de ne pas saper la confiance que les membres sont supposés avoir envers la hiérarchie du mouvement. Ce sont tous ces paramètres qu’il faut garder à l’esprit pour analyser ces réactions.
Notons que le paragraphe suivant aborde une question délicate : que faire par rapport à l’abuseur sexuel qui s’est repenti ? La porte doit rester ouverte, affirme la circulaire. Elle apporte cependant une précision importante et qui lève une ambiguïté par rapport à certaines accusations émises : “il est absolument hors de question, même en présence d’un repentir sincère, qu’une telle personne puisse conserver une quelconque fonction de responsabilité.”
2) Responsabilité du coupable et responsabilité du groupe religieux – l’évolution de la perception des abus sexuels en contexte religieux
Ensuite, il faut évoquer le problème de la mise en contexte de la réticence à faire état d’actes de pédophilie. La circulaire citée ci-dessus y fait d’ailleurs clairement allusion, en soulignant combien ce sujet est devenu présent dans les médias depuis les années 1990, alors que l’on jetait auparavant sur de tels actes un voile pudique (si l’on ose dire!)
D’une part, les Témoins de Jéhovah maintiendraient – ce sont leurs critiques eux-mêmes qui le disent – une base de données sur les actes de pédophilie en leur sein et iés demandent que ceux-ci soient rapportés à la centrale en rempliassant un formulaire détaillé, bien dans la ligne du fonctionnement administratif bien huilé propre au mouvement ; en même temps, cela indique qu’il s’agit d’actes pris au sérieux, et non à la légère, les faits étant ensuite évalués par une sorte de tribunal interne. D’autre part, les dirigeants du mouvement ont préféré jeter sur ces actes un voile de silence et, dans certains cas, ont vivement réagi face à des membres qui souhaitaient donner une publicité à de telles affaires. Il aurait été intéressant, dans le cadre du reportage, d’aller au delà de ces faits et de comprendre le pourquoi, d’analyser les mécanismes qui ont conduit à de telles attitudes.
J’ai déjà évoqué plus haut l’un des aspects : ce sont des sujets dont “il ne fallait pas parler”, alors que l’attitude a complètement changé depuis une vingtaine d’années. Il y avait des cas d’abus sexuels, ils n’étaient pas rares, mais l’on murmurait à ce sujet, en échangeant des regards entendus, surtout quand ils impliquaient une figure religieuse ou une personne respectée dans la société. Un prêtre ou un pasteur pédophile, c’était une question à régler sans y donner de publicité – voire même en refusant d’admettre la réalité et en soupçonnant les enfants accusateurs de mensonge (ce qui peut aussi arriver, d’ailleurs). Les Témoins de Jéhovah semblent avoir adopté une attitude semblable. Regrettable, mais à replacer quand même dans un contexte, sous peine de voir dans ce mouvement une sorte de cas exceptionnel.
En outre, jusqu’à une époque récente, il ne serait guère venu à l’idée d’impliquer d’autres acteurs que l’abuseur sexuel lui-même : au cours des deux dernières décennies, en revanche, a émergé la perception de la responsabilité d’institutions religieuses, et de leur rôle pour essayer de maintenir le silence autour de cas d’abus sexuels. À des degrés divers, le plus grave étant celui de déplacer ailleurs un abuseur identifié sans essayer de prévenir (ou en ne le faisant que mollement) la répétition de tels actes : c’est notamment ce qui a été reproché à des diocèses catholiques américains. Aux États-Unis, la quasi-totalité des actions en justice impliquant non seulement l’abuseur, mais l’institution religieuse à laquelle il ou elle appartenait ne surgissent pas avant les années 1990.
L’auteur d’un article publié dans une revue juridique américaine a bien résumé le problème :
“[…] les Églises disent pour leur défense que les chiffres montrent clairement que les abus sexuels [commis] sur des enfants ne sont pas un problème spécifique aux institutions religieuses. Elles ont raison, mais ce qui distingue les insitutions religieuses est une manière de couvrir les abus, ce qui inclut : (+) ne pas approcher les authorités quand un abus est rapporté à l’institution ; (2) imposer des exigences de secret aux membres du clergé et aux victimes ; (3) déplacer les auteurs d’abus au sein de l’organisation religieuse, tant géographiquement que d’un lieu de culte à l’autre ; (4) demander aux forces de l’ordre et aux journaux de regarder ailleurs quand des cas individuels sont portés à leur connaissance ; (5) insister sur l’autonomie de l’organisation quant à son rôle dans la perpétuation des abus par rapport à sa responsabilité civile et pénale.” (Marci A. Hamilton, “The Waterloo for the So-Called Church Autonomy Theory : Widespread Clergy Abuse and Institutional Cover-Up”, Cardozo Law Review, 29/1, 2007, pp. 225–245 [pp. 277–228])
Un élément ajoutant une complexité supplémentaire à ces situations peut être la présence d’un système judiciaire interne à des organisations religieuses. C’est le cas, par exemple, dans l’Église catholique romaine, chez les Témoins de Jéhovah, chez les juifs orthodoxes. Chaque groupe religieux a le droit d’avoir son système de justice interne, car il peut y avoir des sanctions propres au groupe ou par rapport à ses convictions, sans parler de la question du fonctionnement du mouvement face à des tensions, mais celui-ci ne peut se substituer à la justice séculière. Et il faut souligner que la quasi-totalité des groupes religieux tendent aujourd’hui à admettre ce principe.
Dans le milieu juif orthodoxe, des critiques sur les tribunaux rabbiniques et leur traitement des abus sexuels avaient été émises il y a plusieurs années : l’existence de ces tribunaux, disaient les critiques, entravait la dénonciation pénale d’abus sexuels (Karen Matthews, “Critics Say Religious Court in Orthodox Judaism Discourages Reporting Abuse Claim”, Associated Press, 16 avril 2002) En 2009, un rabbin de haut rang a pris l’initiative de dissoudre un tribunal rabbinique américain qui s’était prononcé sur des cas d’abus sexuels sans informer la justice séculière ; cependant, soulignaient plusieurs milieux juifs, la balance était peut-être allée trop loin, de tels tribunaux internes pouvant avoir leur utilité, à condition de les concevoir comme des compléments et non des substituts de la loi du pays (Zach Patberg, “Orthodox Moves to End Silence on Sex Abuse”, Asbury Park Press, 28 novembre 2009).
Comme on le voit, la mise en parallèle de différents cas apporte matière à réflexion et éclaire utilement celui traité par l’émission.
3) Stratégies médiatiques de groupes religieux face à une crise
Finalement, c’est la question du traitement de ces affaires du point de vue de la communication et des relations publiques des groupes concernés. Des tentatives de décourager un journal local de parler d’une affaire de mœurs embarrassante, évoquées plus haut dans un texte cité, pouvaient encore avoir quelque effet il y a vingt ou trente ans. Aujourd’hui, la donne a complètement changé avec Internet. L’impact du site Silent Lambs le montre. Si un groupe essaie de taire quelque chose, il est aisé, même anonyment, d’en faire état sur une page web ou dans un forum. Traiter la communication et l’information comme autrefois n’est tout simplement plus possible. L’époque où l’on tentait de “laver le linge sale en famille” est révolue.
Tous les groupes le comprennent plus ou moins, mais certains plus tôt que d’autres. L’exemple le plus frappant est sans doute celui de l’Association internationale pour la conscience de Krishna (AICK), ceux que le grand public appelle parfois “les Hare Krishna”. Dans les années 1990, les témoignages sur des abus commis envers des enfants au sein du mouvement, notamment dans des centres ou écoles, se multipliaient ; de nouveaux cas surgissaient. Des dirigeants américains de l’AICK eurent l’occasion d’entendre les témoignages de jeunes qui en avaient été victimes et prirent conscience de ce que cela pouvait impliquer pour le mouvement. À vrai dire, il faudrait se livrer ici à une analyse plus approfondie, prenant notamment en compte le rôle de certains responsables de la communication de l’AICK, qui surent comprendre ce qu’il convenait de faire dans une telle situation, et aussi les tensions internes du mouvement entre différents courants. Mais cela n’a pas un intérêt direct pour mon propos ici.
En 1998, l’ISKCON Communications Journal (6/1, juin 1998, pp. 43–69) publia un article de E. Burke Rochford (professeur de sociologie américain ayant la confiance du mouvement), intitulé “Child Abuse in the Hare Krishna Movement : 1990–1998”. Cet article avait été écrit à la demande de ce périodique de l’AICK. Il présentait franchement les problèmes d’abus sexuels et les nombreuses déficiences dans l’encadrement des enfants par le mouvement pour la période allant jusqu’en 1986.
Inutile de dire que cet article eut un écho dans de nombreux grands journaux. Mais cet écho fut tout autre que si l’affaire avait été révélée par des sources externes : tout en rapportant ces faits parfois accablants, les médias soulignaient l’honnêteté d’un mouvement prêt à faire publiquement état de telles histories embarrassantes. L’impact n’était donc pas totalement négatif pour l’AICK. Cela n’empêcha pas de poursuites de victimes : une plainte déposée en l’an 2000 par d’anciens élèves d’écoles de l’AICK, réclamant des indemnités d’un montant de 400 millions de dollars, se soldèrent en 2008 par des arrangements d’un montant de 20 millions de dollars. Mais l’image du mouvement en est finalement ressortie plutôt améliorée.
L’AICK dispose maintenant d’un service de protection des enfants, qui enquête sur toute plainte reçue. Mais le Child Protection Office insiste sur la nécessité de coopérer avec la justice séculière et souligne que “le système interne de l’AICK n’est pas destiné à remplacer les services sociaux et légaux gouvernementaux”. Il doit plutôt s’occuper des “aspects et ramifications spirituelles”.
C’est dans ce sens que se dirigent inéluctablement les groupes religieux : la condamnation morale des abus sexuels commis sur des enfants et la pression pour agir de façon transparente dans de tels cas est devenue tout simplement trop forte pour agir autrement.
Comme le faisait remarquer judicieusement le chercheur américain auquel j’ai demandé son avis sur de telles affaires vues depuis les États-Unis, en raison du séparatisme des Témoins de Jéhovah et de leur critique des gouvernements humains (les Témoins de Jéhovah s’efforcent d’adopter un comportement exemplaire tout en se considérant comme séparés du monde, mais recourent néanmoins aux tribunaux pour défendre leurs droits), il leur a fallu toute une démarche pour élaborer leur attitude envers les autorités sur des questions comme celles abordées dans le cadre de l’émission. Il faut donc, suggère le chercheur, analyser leur attitude dans ce contexte de séparatisme.
Le reportage de Temps présent ne pouvait sans doute pas parler de tout cela. Dommage pourtant qu’il n’ait pas permis de mieux analyser les mécanismes ayant conduit à des situations problématiques, mais aussi à la façon dont le traitement de ces affaires – tant chez les Témoins de Jéhovah que dans bien dans d’autres groupes religieux – se transforme, par suite d’évolutions sociales et de pressions.