La question du célibat ecclésiastique dans l’Église catholique romaine fait régulièrement l’objet de débats, à l’instar d’autres sujets touchant à la sexualité du clergé, dont les médias sont friands. Mais derrière les discussions sur cette pratique, il y a les existences des prêtres qui cessent de s’y conformer, des femmes qui entretiennent avec eux une relation intime et des enfants qui en sont issus. Ces parcours de vie sont au cœur d’un livre de Gabriella Loser Friedli, elle-même épouse d’un ancien prêtre et présidente d’une association de femmes « touchées par le célibat des prêtres ».
Publié cette année en allemand Oh, Gott ! Kreuzweg Zölibat paraîtra en français en avril 2015 aux Éd. Favre (Lausanne), sous le titre Oh mon Dieu ! Le célibat, un chemin de croix.
En Suisse, Gabriella Loser Friedli est une figure connue parmi les épouses d’anciens prêtres. Elle est en effet, depuis sa fondation en l’an 2000, la présidente de l’association suisse ZöFra (Vom Zölibat betroffene Frauen / Association des femmes touchées par le célibat des prêtres); l’association est membre collectif de la Ligue suisse des femmes catholiques. Sa mise sur pied a notamment été inspirée par les expériences d’associations semblables qui existaient déjà en France et en Allemagne. On trouve dans la section des liens de son site les adresses de plusieurs groupes similaires dans d’autres pays.
Selon ses propres statistiques (2014), l’association ZöFra aurait eu connaissance, en Suisse, de 539 femmes et 509 prêtres concernés au total (335 prêtres séculiers, 168 religieux et quelques autres dont le statut est inconnu). Certaines de ces personnes sont décédées, mais 104 de ces prêtres exerceraient encore une activité ministérielle. Les 539 femmes ont eu 103 enfants engendrés alors que le partenaire prêtre se trouvait encore engagé dans son ministère. Ces chiffres suffisent à montrer que les situations documentées par l’association représentent une réalité méritant l’attention des chercheurs qui étudient le catholicisme dans le monde contemporain.
L’ouvrage est divisé en cinq parties. Dans la première, Gabriella Loser Friedli raconte sa propre histoire, suivies de réflexions de son mari. La deuxième partie, qui est aussi la plus longue, rassemble des témoignages : dans la ligne de l’activité de l’association ZöFra, il s’agit de femmes devenues compagnes de prêtres, dont les témoignages sont parfois complétés par un éclairage du prêtre concerné lui-même. Les troisième, quatrième et cinquième parties proposent des analyses, s’intéressent à l’arrière-plan (le célibat ecclésiastique) et présentent l’association ZöFra.
En se penchant sur le contenu de ce volume, deux dimensions ressortent : d’une part, l’ouvrage propose un abondant matériel documentaire, avec des éléments d’analyse, illustrant le sujet à travers des récits biographiques ; d’autre part, la demande la liberté de choix pour les prêtres (célibat ou non) apparaît liée à des aspirations réformatrices pour le catholicisme, en partie comme conséquence d’expériences souvent mitigées avec les institutions ecclésiastiques. La question du célibat ecclésiastique pourrait être abordée spécifiquement, sans être nécessairement liée à d’autres thèmes. Mais sa remise en cause se trouve souvent associée à des débats plus larges sur les orientations du catholicisme contemporain, ce qui influence aussi des prises de position et réactions.
Gabriella Loser Friedli note un modèle récurrent : le développement d’une relation particulière avec une femme entraîne un basculement du rôle du prêtre ; alors qu’il est approché comme conseiller, souvent dans une situation de crise pour la personne qui s’adresse à lui, il devient à son tour celui qui demande aide et écoute, ce qui peut déboucher sur une relation sentimentale (p. 10)*.
Ce qui caractérise cette relation est le secret, avec les précautions qui l’accompagnent et la recherche de lieux où l’on ne risque pas de croiser des figures connues pour passer du temps ensemble. Cela s’accompagne du rêve d’un “avenir sans secrets, sans double morale” (p. 45). Quelques-uns refusent une relation secrète et en tirent d’emblée les conséquences. Le livre montre toutes les situations : jusqu’au cas extrême d’amants octogénaires, avec une liaison qui dure depuis 48 ans ! (pp. 68–72) Chez certains, la transition est longue, jusqu’au moment où la situation est rendue publique ; chez d’autres, quelques mois suffisent. Dans bien des cas, quelques proches savent ou devinent ce qu’il en est.
Certaines situations sont d’une redoutable complexité, et même dramatiques pour les femmes impliquées. Les moments de dépression et de crise ne manquent pas : la situation dans laquelle se trouvent les femmes ayant une relation avec un prêtre peut être très dure à supporter, et elle s’accompagne chez beaucoup d’entre elles d’un sentiment de culpabilité et de péché, particulièrement parmi celles des générations plus anciennes (p. 153). En cas de rupture ou de décès du partenaire, le caractère clandestin de la relation rend plus difficile de trouver des appuis et d’essayer de « tourner la page ».
Du côté de l’homme, il y a d’abord le tiraillement avec la vocation sacerdotale et les engagements pris : les prêtres s’engageant dans une relation savent que, si celle-ci est révélée, elle les forcera à un choix et éventuellement à l’abandon du ministère sacerdotal, alors qu’ils disent se sentir prêtres « de corps et d’âme » (p. 19). Mais il y a aussi des soucis sur un plan très pratique : la crainte de devoir renoncer à une activité « professionnelle » qu’ils aiment, parfois après de longues années, et sans perspectives aisées de reconversion dans la plupart des cas. Cela peut signifier un véritable déclassement social. À vrai dire, le lecteur croise dans ces pages quelques anciens prêtres qui ont continué à exercer une activité dans un cadre ecclésial, par exemple comme assistants pastoraux : mais il n’est pas toujours simple de trouver une solution.
Il arrive que des prêtres qui se marient adhèrent à l’Église réformée ou à l’Église catholique-chrétienne (« vieux-catholiques »), dans laquelle le mariage des prêtres est admis (ainsi que l’ordination des femmes). Mais, pour la plupart, le renoncement à l’exercice du ministère ne semble pas s’accompagner de la rupture supplémentaire que constituerait un changement d’affiliation religieuse.
Des problèmes et malentendus interculturels s’y ajoutent dans les cas de prêtres d’origine étrangère, appelés en Suisse pour suppléer au manque de vocations sacerdotales. Pour ceux qui viennent de pays non européens, une pression supplémentaire est le risque de perdre l’autorisation de séjour en Suisse s’ils abandonnent le sacerdoce (leur permis de travail ayant été obtenu pour l’exercice du ministère), et par conséquent de se retrouver aussi dans l’impossibilité d’aider financièrement leur famille restée au pays (pp. 154–156).
Particulièrement pour ceux qui appartenaient à un ordre religieux et vivaient dans un cadre communautaire, sans avoir à se soucier directement des questions banales au quotidien, l’adaptation aux aspects pratiques de la vie — de plus dans un cadre familial et avec des préoccupations jamais rencontrées auparavant — se révèle difficile. En outre, quitter un ordre religieux présente des similitudes avec un divorce, puisqu’il s’agit de personnes avec lesquelles l’intéressé a partagé sa vie durant des années, parfois des décennies – mais la solitude peut aussi exister dans un cadre communautaire (pp. 150–151).
Les témoignages font découvrir de vraies histoires d’amour entre un homme et une femme. Il y a aussi des relations abusives, de part ou d’autre : par exemple un prêtre entretenant simultanément des relations multiples (« toutes le voulaient et il les voulait toutes »), ou une femmes exerçant un chantage sur le prêtre avec lequel elle a eu une relation.
Bien entendu, il n’y a pas que les prêtres et leurs partenaires : il y a aussi leurs éventuels enfants, qui subissent les conséquences d’une situation faite de secrets et de non-dits, dont ils ne portent pas la responsabilité. Quelques récits sont poignants.
Gabriella Loser Friedli reconnaît qu’il y a des prêtres pour lesquels l’obligation du célibat ne représente pas un problème (p. 12), mais, s’appuyant également sur des études menées dans d’autres pays (études que je n’ai pas eu l’occasion de lire), elle pense que ce n’est pas le cas pour la majorité d’entre eux (p. 199). Elle appelle donc les autorités ecclésiastiques à la recherche de solutions pour éviter que de telles situations continuent à se produire : le livre évoque différentes voies qui ont été proposées, citant par exemple un engagement au célibat qui serait renouvelé tous les cinq ans et n’empêcherait pas des évolutions ultérieures (pp. 200–201). Mais cela représenterait évidemment une rupture avec le modèle sacerdotal tel qu’il s’est développé dans le catholicisme occidental.
Le livre retient avant tout l’attention par les témoignages, dont certains sont forts : il est impossible d’en citer un de façon détaillée ici, et ce n’est qu’en les lisant qu’on mesure l’impact de telles situations dans des existences humaines. Si des traits communs ressortent, la variété des situations rend prudent face à toute généralisation. Le dossier lui-même attire l’attention sur les tensions entre exigences d’une règle religieuse (dont toutes les parties admettent, en l’occurence, qu’elle n’a pas un caractère dogmatique) et évolutions individuelles au cours d’une existence.
Cela n’a rien de nouveau ni de particulier à une tradition religieuse : chacune fixe ses bornes, parfois contestées. Mais l’environnement contemporain, avec l’accent mis sur la liberté individuelle et la revendication d’épanouissement personnel, rend plus aisée la remise en cause des règles. Je me souviens de l’étonnement d’un prêtre orthodoxe, étudiant en Suisse, qui me racontait avoir rencontré un séminariste catholique suisse alémanique : celui-ci lui avait expliqué que la règle du célibat ne posait pas de problème pour lui, car, une fois prêtre, il trouverait bien une femme avec laquelle entretenir une relation, sous couvert d’un emploi à la cure. Mon interlocuteur n’était pas surpris par le désir de mariage (comme la majorité des prêtres orthodoxes, il était lui-même marié), mais par la décision consciente du séminariste de s’engager au célibat en sachant d’avance qu’il ne s’y tiendrait pas. Cela ne paraît pas avoir été le cas dans la plupart des cas répertoriés par le livre de Gabriella Loser Friedli : il semble plutôt s’agir de prêtres qui entendaient respecter la règle du célibat, mais qui ont fini par y renoncer.
L’exemple des Églises orthodoxes (et d’Églises catholiques de rite oriental), par ailleurs d’esprit plutôt traditionnel, montre que l’ordination d’hommes mariés est concevable. Il est fort possible que cela devienne aussi une réalité dans l’Église romaine. En revanche, dans la pratique orthodoxe, le mariage d’un homme déjà ordonné n’est pas possible. Si l’Église catholique romaine en arrive un jour à accepter l’ordination d’hommes mariés et qu’elle fasse de même (pas de mariage possible après l’ordination au diaconat ou à la prêtrise), un problème soulevé par le livre sera résolu, mais il restera les cas de prêtres célibataires entrant ultérieurement dans une relation, ou des membres d’ordres religieux ayant fait vœu de chasteté et abandonnant celle-ci, sans parler des divorces de prêtres ou autres situations épineuses (d’ailleurs pas toujours liées au statut ecclésiastique, mais aux personnalités, même si ce statut leur confère une dimension supplémentaire).
Que le statu quo du célibat sacerdotal persiste ou que de nouvelles pratiques soient introduites, aucune solution ne répondra donc à toutes les attentes et à toutes les situations. On ne saurait demander à une organisation religieuse d’adapter sa discipline à chaque évolution personnelle. En revanche, une leçon de ce livre est que les personnes impliquées — y compris les autorités ecclésiastiques — peuvent prévenir bien des tensions (et souffrances) en traitant avec réalisme, sensibilité et compassion chaque situation particulière, même quand les chemins divergent.
* Toutes les références de pages dans cet article renvoient à l’édition originale en allemand, et non à l’édition française à paraître en avril 2015.
Gabriella Loser Friedli, Oh, Gott ! Kreuzweg Zölibat, Gockhausen, Wörterseh Verlag, 2014, 208 p.
Quelques compléments et améliorations ont été introduits dans le texte le 3 janvier 2015.
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