Le reportage montre une assemblée dans une salle d’une grande ville européenne, un dimanche matin : accompagnés par des musiciens, les participants sont en train de chanter avec enthousiasme, debout, en tapant dans leurs mains. Tout à l’heure, ils vont écouter une allocution, avant de donner leur obole lors de la collecte. Cela pourrait être la réunion dominicale d’une communauté évangélique. En réalité, il s’agit d’une Sunday Assembly : cette organisation se décrit elle-même comme « un réseau mondial de communautés sans Dieu (godless), qui se réunissent localement pour écouter de bons exposés, chanter et célébrer la vie ». L’athéisme serait-il en passe de devenir une religion ? Il faudrait plutôt dire qu’il se manifeste sous des formes de plus en plus variées — également sur le plan collectif, et parfois sous des formes inattendues.
Cet article s’intéressera d’abord aux étiquettes adéquates pour qualifier les organisations sécularistes, puis évoquera les raisons qui entraînent le passage de la foi religieuse à l’athéisme ou à l’agnosticisme, avant de s’intéresser au nouveau paysage des courants athées et libres-penseurs aujourd’hui.
J’ai vu ce reportage en prélude à un débat auquel j’ai été invité à participer dans le cadre de l’émission télévisée hebdomadaire d’actualité religieuse suisse romande Faut pas croire : il sera diffusé le dimanche 8 février 2015 et sera également accessible en ligne (« Quand des athées vont au culte »). L’autre invité était Valentin Abgottspon, vice-président de l’Association suisse des libres-penseurs.
Pour un chercheur intéressé par les religions dans le monde contemporain, la présence de mouvements qui se définissent comme athées ou se réfèrent à des principes séculiers mérite aussi l’attention. Cela m’avait déjà intrigué dans les années 1980 déjà : j’avais alors recueilli de la documentation sur plusieurs de ces groupes rationalistes, libres penseurs ou athées, découvrant alors les très militants American Atheists, la petite et militante Union des athées française (fondée en 1970 par Albert Beaughon), dont je reçus durant des années le bulletin, ou des organisations « humanistes », à côté de survivances inattendues comme le journal anticlérical La Calotte, que j’avais cru disparu depuis longtemps et qui continuait de caricaturer des prêtres portant soutane, malgré leur raréfaction.… Sans oublier l’exotique Atheist Centre en Inde, auquel d’autres groupes athées sont venus s’ajouter ces dernières années, en plus de cercles rationalistes ou libres penseurs plus anciens.
Mais le paysage actuel de l’athéisme et des courants “séculiers” ou “laïcs” s’est élargi et renouvelé, au cours des dernières années. Alors que les formes organisées d’athéisme semblaient plutôt destinées à décliner, elles retrouvent une nouvelle vigueur — même si elles ne rassemblent toujours qu’une petite minorité de ceux qui se considèrent comme athées ou agnostiques.
Derrière la variété des étiquettes : la méfiance envers les religions comme trait commun
Au moment de participer à cette émission, je me suis trouvé face à une hésitation : quel(s) mot(s) utiliser pour décrire globalement ces milieux ? Chaque désignation présente des avantages et des inconvénients : en outre, plusieurs sont liées à une généalogie, un contexte, un accent particulier. Il s’agit de réseaux qui s’entrecroisent sans complètement se recouper.
L’athéisme semble être le trait commun : il correspond certainement à la position d’une grande majorité des adhérents des courants considérés ici, bien que si certains n’aiment pas cette étiquette qui les définirait négativement, par rapport à ce qu’ils ne croient pas. L’athéisme est revendiqué dans l’intitulé même de plusieurs groupes. Au Canada, les Libres-penseurs athées (nés en 2010) estiment même nécessaire d’afficher cet adjectif :
« Nous sommes convaincu(e)s que la visibilité publique des athées en tant qu’athées est d’une importance capitale. Se cacher derrière l’un ou l’autre de plusieurs euphémismes à la mode, cela ne suffit pas. »
Cependant, d’autres groupes de libres-penseurs accueillent également des agnostiques — et même, en Suisse, m’a signalé Valentin Abgottspon, l’un ou l’autre cas exceptionnel de membre d’une confession minoritaire, qui soutient les efforts de milieux libres-penseurs pour une stricte séparation entre religions et États. Dans certains pays, on trouve aussi parmi les libres-penseurs des « croyants libres », indépendant des Églises.
L’étiquette de libre-penseur, avec son refus du dogmatisme, a une longue tradition déjà. Les orientations fondamentales de la libre-pensée sont certainement acceptées par la plupart des groupes évoquées ici. Cependant, le fait même que seule une partie de ces associations aient choisi cette étiquette (notamment des associations apparues à des époques antérieures) suggère qu’il s’agit d’un segment de ces courants, avec son histoire propre.
Le mot rationaliste pourrait vraisemblablement convenir, puisque le primat de la raison semble assez largement partagé, et il existe d’ailleurs des groupes qui s’en réclament (par exemple l’Union rationaliste). « Une célébration de la raison » était le slogan de la Global Atheist Convention australienne de 2012 : tous les athées et libres-penseurs se retrouvent dans l’affirmation du caractère central de la raison. Mais la description comme rationaliste, curieusement, n’est pas la plus fréquemment utilisée par les intéressés eux-mêmes.
Le terme humaniste a aussi ses partisans : il a notamment été popularisé par l’Humanist Manifesto de 1933, suivi d’autres documents dans son sillage. Le principal congrès mondial périodique auquel participent les athées du monde entier est organisé par l’International Humanist and Ethical Union (IHEU). Celle-ci se présente comme l’organisation faîtière regroupant les organisations « humanistes, athées, rationalistes, sécularistes, sceptiques, laïques, éthico-culturelles, libres-penseuses et similaires ». Cette énumération même illustre la variété des nuances et préférences. L’étiquette est volontiers acceptée par des membres de ces différents courants, car elle est positive et englobante. Notons aussi que, dans des milieux chrétiens, l’«humanisme séculier » est depuis longtemps désigné comme une menace. Il est cependant difficile d’adopter l’étiquette « humaniste » dans le discours courant pour désigner cette mouvance, car il a de multiples usages, qui ne sont pas tous liés au sécularisme ou à l’athéisme : pensons à l’humanisme de la Renaissance, ou à l’humanisme chrétien. Difficile donc de le réserver aux milieux qui nous intéressent ici.
Dans le courant humaniste américain, il existe deux tendances : l’humanisme religieux et l’humanisme séculier. Les premiers se désignent comme religieux dans un sens fonctionnel : « La religion est ce qui sert les besoins personnels et sociaux d’un groupe de personnes partageant la même vision du monde philosophique. » Pas nécessaire de croire en Dieu : il existe depuis longtemps, aux États-Unis et dans d’autres pays anglophones, des groupes religieux organisés sur de tels principes, parfois à l’intersection avec des groupes religieux très libéraux tels que les unitariens universalistes, qui accueillent également les athées et agnostiques dans leurs paroisses. Au Royaume-Uni, il existait des Ethical Churches, avec des hymnes éthiques chantés par les « fidèles » lors de services religieux du dimanche matin, mais l’Union of Ethical Societies a abandonné par la suite cet héritage religieux et est devenue la British Humanist Association (BHA). Les humanistes séculiers sont critiques face à ce qu’ils perçoivent comme des vestige d’héritage religieux.
Aux Pays-Bas, à côté des « athées, agnostiques, libres-penseurs et humanistes religieux », l’Alliance humaniste accueille une association alévie, la Fédération des associations alévites aux Pays-Bas, présentée comme un mouvement de « musulmans humanistes ».
Les chercheurs qui s’intéressent à ces sujets parlent de sécularisme et de non religion (ou « irreligion »), sans oublier le laïcisme : Secularism and Nonreligion est le titre choisi par la première revue universitaire consacrée exclusivement à ces courants. Le sécularisme est une caractéristique centrale qui unit tous ces courants, dans la mesure où ils entendent contribuer au développement d’une société séculière et récusent l’influence des croyances religieuses sur la vie publique. Mais il n’est pas sûr que le sécularisme résume adéquatement ce que représente aujourd’hui cette variété. Quant à la « non religion », elle correspond à l’attitude de la majorité de ces milieux, mais, comme nous l’avons vu, il existe aussi des attitudes plus complexes, en utilisant une définition de la religion qui bannit les dimensions surnaturelles. On pourrait aussi parler de « non-croyance » ou d’incroyance, mais à condition de préciser qu’il s’agit d’incroyance par rapport au surnaturel : car, évidemment, les « incroyants » ont aussi des croyances, même si Dieu ne fait pas partie de l’équation.
Aucun de ces termes n’est donc complètement satisfaisant pour tout dire. Mais leur juxtaposition offre un cadre : il ne sera pas illégitime, dans la suite de cet article, de parler d’athéisme, en se souvenant des nuances et exceptions évoquées dans les paragraphes précédents.
En fait, le problème des athées n’est peut-être pas Dieu – sauf s’ils ont des comptes à régler avec un Dieu auquel ils ont cru, avant d’arriver à la conviction de Son inexistence, à la manière d’un amour déçu. Ceux qui pensent que Dieu n’existe pas ont surtout un problème par rapport aux représentants terrestres de Dieu, si l’on peut dire, c’est-à-dire les religions. Si Dieu n’existe pas, il n’y a guère de sens à revenir constamment au sujet, à moins — comme cela arrive à certains — de se transformer en missionnaire athée pour partager ses convictions. En revanche, qu’un athée ait cru ou non à l’existence de Dieu durant sa vie, il doit bien constater l’existence des religions, leur vitalité, et estimera souvent que le rôle et l’action de celles-ci (ou au moins d’une partie d’entre elles) est néfaste : des événements de l’actualité vont renforcer cette conviction. Il conviendra alors de s’organiser pour contrecarrer le pouvoir réel ou supposé des religions. La critique porte à la fois sur les fonctions sociales et politiques des religions, et sur des promesses (ou menaces) considérées comme illusoires.
Certains athées sentent qu’il est malaisé de construire un projet à long terme sur la base d’une critique, sans parler de l’inconfort de toujours devoir se définir par rapport à ce qu’ils n’acceptent pas. Ils insistent donc sur des éléments positifs — à l’instar de la Sunday Assembly qui veut « célébrer la vie » — ou sur des contributions à la société (des milieux séculiers allemands entretiennent également des réseaux d’institutions sociales). Cependant, que la critique soit ou non virulente (voire grossière, dans certains groupes et certaines publications), le point de départ des organisations d’athées, libres-penseurs et autres reste l’attitude critique face aux religions et à leur rôle.
Comment devient-on athée ou agnostique ?
Aujourd’hui, il existe des familles athées depuis plusieurs générations, dans certains pays. Le nombre de celles et ceux qui naissent dans un environnement athée va croître en Occident : une conséquence de la sécularisation et de la croissance de la population sans affiliation religieuse. La transmission joue en effet un rôle non négligeable dans l’appartenance religieuse et la pratique d’une religion : quand deux parents sont croyants et pratiquants, la probabilité que les enfants le soient aussi est beaucoup plus forte qu’avec un seul parent croyant, ou aucun.
Cependant, dans les sociétés occidentales contemporaines, le nombre des non-croyants nés au sein d’un groupe religieux demeure encore important. Même ceux qui n’ont jamais développé une conviction religieuse personnelle se trouvent donc amenés à régler leur relation avec leur groupe d’origine.
Pour certains, ce n’est qu’après très longtemps (voire la plus grande partie d’une vie) comme membres d’une Église que l’éloignement se produit. Ainsi, en 2011, dans mon canton de Fribourg, Michel Bavaud (né en 1932), ancien professeur de littérature à l’École normale, a publié un livre intitulé Dieu, ce beau mirage (Vevey, Éd. de l’Aire, 2011), dans lequel il explique comment il a cessé de croire en Dieu. Quelques passages de son récit éclairent les étapes de la démarche :
« Je n’ai pas eu à chercher Dieu. On me l’a donné. Je l’ai sucé avec le lait de ma mère, je l’ai retrouvé dans l’éducation de mon père, de mes instituteurs, de mes professeurs, dans le compagnonnage de mes camarades, je l’ai mieux connu grâce au curé de mon catéchisme, aux profs d’instruction religieuse, aux sermons du dimanche, à la lecture de la Bible, aux explications des théologiens, à la sainte Église catholique, apostolique et romaine. Je l’ai prié tous les jours jusque tard dans ma vie avec confiance et reconnaissance. Bien sûr, il y avait parfois un temps incertain, quelques nuages menaçants, mais pas d’orages trop violents, pas de gel dévastateur. Les questions embarrassantes restaient en suspens dans la vaporeuse brume des illusions ou dans l’éblouissante constellation des Mystères…» (p. 19)
« J’ai renoncé depuis longtemps, dès la condamnation des prêtres ouvriers, à l’obéissance aveugle au siège apostolique sur le plan disciplinaire parce que je pouvais, en suivant le simple bon sens, être certain d’une erreur magistrale du magistère (pléonasme, hélas!).» (pp. 25–26)
« Il y a longtemps que de nombreux textes bibliques me paraissent futiles, totalement inutiles. Plus graves, plusieurs sont contradictoires, d’autres méritent une condamnation absolue. Mais je m’en sortais en me répétant qu’ils avaient été écrits à des époques différentes, dans des contextes très variés. » (p. 29)
« C’est le monde athée qui a peu à peu obligé l’Église à se conformer au message chrétien et donc à se convertir de ses hérésies historiques. Ce sont les pouvoirs civils qui l’ont contrainte à renoncer à son rôle de persécutrice de la liberté de pensée et de conscience, à la recherche des droits de l’homme, à l’égalité de l’homme et de la femme (hélas encore bien inchoative!!).» (p. 55)
« Les étapes de ma conversion à l’agnosticisme ont été très progressives, avec de nombreuses pauses pour ne pas m’éloigner trop vite d’un pays où coulait le lait de la Bonne Nouvelle et le miel de la Vie Éternelle. […] Mes yeux se sont peu à peu dessillés sur la parenté troublante de mes croyances avec toutes les superstitions que je savais fausses depuis toujours. » (p. 85)
Ne plus croire en Dieu « n’est pas un drame intellectuel », explique Maurice Bavaud, mais « ne plus pouvoir me croire aimé par un Père infiniment bon et prévenant est une blessure qui ne se referme pas » : « savoir que je suis définitivement orphelin. » (p. 86) Ce qui ne l’empêche pas d’aller souvent à l’église pour assister à un office, car il aime « ce rituel de recueillement » et reste attaché « au message éthique de cet homme nommé Jésus » (p. 88).
Le sociologue américain Phil Zuckerman (Pitzer College, Claremont, Californie) est un spécialiste de la sécularité et de l’athéisme : il a fondé et dirige un programme de recherche sur ces questions. Dans son livre Faith No More : Why People Reject Religion (Oxford University Press, 2011), il rappelle les trois types d’abandon de la religion proposés par Armand Mauss : l’apostasie intellectuelle (la personne cesse de croire), l’apostasie sociale (dissolution des liens sociaux avec les coreligionnaires ou création de liens dans d’autres cercles) et l’apostasie émotionnelle (des expériences personnelles négatives conduisent à l’abandon de la religion) (p. 5). Bien entendu, “apostasie” est à entendre ici dans un sens purement technique et descriptif, comme une démarche d’éloignement par rapport à des croyances.
Sur la base de ses entretiens avec des « apostats », Zuckerman a identifié neuf principales raisons qui conduisent des personnes à abandonner leur religion (pp. 153–163):
- Parents : si l’un des deux est un croyant tiède ou un non-croyant, la probabilité que leur enfant abandonne le groupe religieux augmente.
- Formation : la fréquentation de l’université ou d’une autre filière de formation, avec la découverte d’autres points de vue, peut entraîner des questions et la remise en cause d’une foi qui semblait aller de soi.
- Infortune : la perte d’êtres chers ou d’autres expériences douloureuses (par exemple une séparation) peuvent donner un sentiment d’abandon plus qu’inciter à se raccrocher à sa foi.
- Autres cultures et autres religions : découvrir ce que croient d’autres ou comment vivent d’autres, qui n’ont pas les mêmes convictions religieuses, peut éroder les siennes.
- Amis, collègues, relations sentimentales : la fréquentation de personnes proches, pour lesquelles on éprouve de l’admiration ou de l’amitié, qui ont des orientations séculières, peut conduire à une reconsidération d’engagements religieux.
- Politique : aux États-Unis en tout cas, fortes convictions religieuses et orientations politiques conservatrices s’entremêlent souvent, ce qui peut soulever des questions pour des personnes ayant d’autres choix politiques.
- Sexualité : des questions de morale sexuelle, d’activités sexuelles illicites aux yeux d’un groupe religieux ou d’homosexualité peuvent amener des gens à tourner le dos à la religion.
- Satan et l’enfer : l’annonce de châtiments pour les mécréants ou la dimension de peur du châtiment découlant de péchés dans certaines traditions peut finalement conduire à un ressentiment et àm la remise en cause de la croyance religieuse.
- Comportements hypocrites ou malfaisants de personnes religieuses : des personnes à la religiosité ostensible se comportent mal, ce qui entraîne une déception ou une répugnance face à la religion qui est supposée guider leur vie.
Bien entendu, souligne Zuckerman, ces raisons invoquées par celles et ceux qui tournent le dos à une religion ne sont pas nécessairement des causes objectives : confrontées à des situations semblables, d’autres personnes persévèrent dans leur foi religieuse. Plus précisément, il faudrait dire que la confrontation avec de telles circonstances accroît la probabilité qu’une personne abandonne sa foi religieuse (pp. 163–166). La plupart des gens qui tournent le dos à la religion n’adhèrent pas à une organisation séculariste : ces mouvements ne représentent qu’une part (minoritaire) de cette population, à en juger par le nombre de leurs adhérents.
Variété contemporaine des mouvements athées
Comme nous l’avons vu, il existe depuis longtemps des mouvements athées, sceptiques, rationalistes, anticléricaux ou laïcistes militants. Mais si l’on compare le paysage de ces mouvements tel qu’il existait il y a un demi-siècle et ceux qui sont actifs aujourd’hui, il faut bien admettre qu’il y a une multiplication de groupes de ce genre, mais aussi des expressions nouvelles, dont la Sunday Assembly constitue un exemple original. Outre les associations « généralistes », il existe des groupes ou actions avec des cibles précises. L’athéisme se fait également connaître par des campagnes publicitaires : des actions ont par exemple eu lieu dans plusieurs pays pour placer des panneaux « Dieu n’existe pas » (ou des variantes) sur des autobus. Depuis 2012, un rapport annuel est publié sur la « discrimination contre les humanistes, les athées et les non religieux » dans le monde.
Comme le racontent les chercheurs américains Richard Cimino et Christopher Smith dans leur récent ouvrage Atheist Awakening (Oxford University Press, 2014), quand ils s’intéressaient aux cercles athées aux États-Unis dans les années 1990, ils rencontraient de petits groupes plutôt vieillissants et guère conquérants. Vingt ans plus tard, ils se trouvent face à des courants athées dynamiques et prenant l’offensive. Certes, nous ne pouvons sans autre transposer ailleurs dans le monde la situation américaine, mais certaines observations sont valables à l’échelle internationale. En outre, la croissance de la population sans appartenance religieuse ainsi que celle des personnes se définissant comme athées aux États-Unis met en évidence une réalité internationale. Il est d’ailleurs probable que cette variété des formes d’athéisme soit aussi une conséquence de la hausse du pourcentage de la population sans appartenance religieuse : un réservoir plus vaste de personnes potentiellement intéressées existe désormais.
Un autre facteur doit aussi être mentionné : la diffusion d’Internet et des réseaux sociaux a permis également à des athées ou agnostiques de former des réseaux, d’échanger et de se coordonner.
Pour notre sujet, un phénomène majeur de la décennie 2000 a été l’émergence de ce qu’on a appelé le “nouvel athéisme”: ce n’est pas un mouvement organisé, mais un courant, dont la dynamique a certainement profité aussi à des organisations particulières.
« Les best-sellers de Richard Dawkins, Daniel Dennett, Christopher Hitchens et Sam Harris forment le ‘canon’ du nouvel athéisme, mais les médias sous la forme de magazines, de sites web, de blogs, de forums en ligne et de livres ont également joué un rôle important pour donner essor à ce phénomène social. » (p. 54)
Le livre de Dawkins, The God Delusion (2006), a été traduit en français sous le titre Pour en finir avec Dieu (Perrin, 2009). Ce scientifique britannique a reçu une éducation chrétienne avant de se détourner de la foi durant son adolescence. Il prône l’athéisme, développe une critique virulente de la religion et a fondé en 2006 la Richard Dawkins Foundation for Reason & Science, dont la mission est « d’écarter l’influence de la religion dans l’éducation scientifique et la politique publique ainsi que d’éliminer la stigmatisation qui entoure l’athéisme et la non-croyance ». L’éditeur de son livre le présente en ces termes :
«‘Imaginez, avec John Lennon, un monde sans religion… Pas de bombes suicides, pas de 11 septembre, pas de Croisades, de partition de l’Inde, pas de guerres israélo-palestiniennes, pas de massacres de musulmans serbo-croates, pas de persécution de juifs, pas de ‘troubles’ en Irlande du Nord, pas de télévangélistes au brushing avantageux, pas de talibans pour dynamiter les statues anciennes, pas de décapitations publiques des blasphémateurs, pas de femmes flagellées pour avoir montré une infime parcelle de peau…’ Richard Dawkins, professeur à Oxford et spécialiste mondialement connu de l’évolution, analyse dans ce livre l”hypothèse Dieu’ avec les mêmes outils rationnels et le même scepticisme que n’importe quelle autre. Il s’attache donc à faire la démonstration de la ‘probabilité extrêmement faible de son existence’. Comprendre le monde du vivant, apprécier son extrême richesse expliquée avec une ‘élégance irrésistible’ par la sélection naturelle de Darwin, voilà qui, montre Dawkins, devrait permettre d’abandonner toutes les formes de superstitions, à commencer par le créationnisme. »
Ces quelques lignes de présentation me paraissent parfaitement illustrer le contexte de cette émergence du « nouvel athéisme » : ce n’est pas seulement la montée d’une population toujours plus large qui vit sans appartenance religieuse, mais c’est aussi la perception de « la religion » comme source de conflits, de tensions et d’intolérance. On pourrait dire que ce nouvel athéisme s’inscrit aussi dans le monde de l’après-11 septembre. Il devient fréquent d’entendre des réflexions du genre : « S’il n’y avait pas les religions, il n’y aurait pas toutes ces guerres » (ce qui est un peu réducteur, pour le moins, mais ce n’est pas ici le sujet), ou des inquiétudes sur les effets des religions quand elles sont pratiquées de manière un peu « trop»fervente. Ce n’est sans doute aussi pas un hasard si Dawkins est un spécialiste de l’évolution, et si le créationnisme est dénoncé : l’existence d’approches créationnistes et la tentative de le justifier par des arguments scientifiques sont vus comme des signes inquiétants d’un « obscurantisme » offensif. Il y a d’ailleurs là un typique effet mimétique, comme j’ai eu l’occasion de le signaler lors du débat télévisé qui m’a incité à écrire le présent texte : des groupes athées ou libres-penseurs ont le sentiment de devoir réagir face au dynamisme de groupes religieux activistes, tandis que ceux-ci se sentent assiégés par la montée du sécularisme.
Selon Victor Stenger, le nouvel athéisme se caractérise par le rejet de toute croyance surnaturelle, la confiance en la science et la critique de la religion (cité par Ryan T. Cragun, « Who Are the ‘New Atheists’?», in L.G. Beaman et S. Tomlins, Atheist Identities : Spaces and Social Contexts, Springer, 2015, pp. 195–211). La virulence de la dénonciation de la religion par des figures de proue du « nouvel athéisme » a été critiquée, même par des milieux séculiers qui estiment qu’elle va trop loin et relève de la caricature, mais j’ai l’impression qu’elle entre en résonance avec des vues répandues.
En tout cas, c’est bien d’un revival, d’un réveil athée qu’il s’agit, notent Cimino et Smith ; dans le contexte américain, le nouvel athéisme a donné aux non-croyants une voix publique et un répertoire d’arguments autour desquels échanger et communiquer. « Le nouvel athéisme offre une méta-critique de la religion, qui est unique en ce qu’elle soutient que même la religiosité modérée est profondément impliquée dans les catastrophes morales perpétuées sur le monde au nom de la religion », car les modérés s’appuient finalement sur les mêmes ressources, matériaux et croyances au moyen desquels les extrémistes tentent de justifier leurs actions (p. 83).
L’activisme athée touche également l’Europe, à travers les efforts d’organisations plus anciennes et l’apparition de nouvelles composantes. En 2013, le Referat für Weltanschauungsfragen de l’Église catholique romaine d’Autriche a publié un utile cahier intitulé « Atheismus : Facetten einer Weltanschauung » (Weltanschauungen – Texte zur religiösen Vielfalt, N° 101). Ce cahier offre notamment un panorama de la situation en Allemagne et en Autriche. À défaut de pouvoir me livrer à un tour d’horizon européen, je profite des informations fournies par cette publication pour résumer quelques aspects des courants sécularistes en Allemagne.
En Allemagne, souligne Matthias Neff, l’athéisme attirait peu l’attention durant longtemps, mais plusieurs facteurs ont changé cette situation. Tout d’abord, avec la réunification, le nombre d’athées a augmenté, puisque la République démocratique allemande, État communiste, s’était livrée à une promotion soutenue de l’athéisme : cela a transformé le « climat religieux » allemand. En outre, l’image de la religion s’est dégradée : elle est associée à des affirmations de vérité absolue qui ne semblent plus en accord avec les principes d’une société pluraliste, quand elle n’est pas connotée avec des attitudes violentes, et un nombre croissant de personnes tournent le dos aux Églises. Enfin, la vague du « nouvel athéisme » exerce aussi ses effets dans le débat allemand.
Les racines de certains groupes remontent aux courants de la libre-pensée allemande au 19e siècle : par exemple le Deutscher Freidenker-Verband, malgré l’interruption de l’existence du mouvement durant la période du national-socialisme, puis l’existence du mouvement reconstitué sous la forme de deux organisations séparées (en Allemagne de l’Ouest et en Allemagne de l’Est) jusqu’à la réunification du mouvement dans les années 1990. En Bavière, le Bund für Geistesfreiheit compterait quelque 5.000 membres, qui se définissent comme « humanistes ». L’Internationaler Bund der Konfessionslosen und Atheisten (IBKA) a été formé en 1976 (1.000 membres). L’Humanistischer Verband Deutschland, résultat de la fusion de plusieurs petits groupes en 1993, rassemblerait 15.000 membres ; ses activités incluent également des offres sociales, comme le feraient les Églises.
Il y a également toute une série d’initiatives et publications, ou des campagnes particulières : par exemple des réunions se tenant en parallèle aux grands rassemblements ecclésiastiques, ou des campagnes publicitaires, ou encore des groupes d’ex-musulmans. Neff souligne spécialement l’importance de l’action d’un think tank « humaniste », la Giordano Bruno Stiftung (GBS), fondée en 2004 : « L’étendue et la variété de ses projets, campagnes et actions déterminent de façon notable la perception des positions athées et critiques de la religion dans l’opinion publique allemande. »
Et même un « athéisme religieux » ?
Mais que vient faire la Sunday Assembly au milieu de tout cela, avec un style qui se plaît à susciter la surprise, mais ne cherche pas à provoquer la polémique ? Elle représente une autre face du sécularisme structuré et répond à d’autres attentes : celles de pratiques communautaires et de rituels. Les milieux séculiers n’ont d’ailleurs pas attendu la Sunday Assembly pour répondre à certaines de ces attentes. Cela fait longtemps que les organisations humanistes ou de libres-penseurs offrent à ceux qui le demandent des services « laïcs » pour marquer des rites de passage, par exemple des funérailles. En Belgique, il existe une « assistance morale laïque », qui est l’équivalent d’une aumônerie laïque : il y a même un conseiller laïque à disposition des voyageurs de l’aéroport de Bruxelles. Aux Pays-Bas, ce sont des « aumôniers humanistes » : dans les forces armées, par exemple, cela fait plus de cinquante ans qu’ils jouissent d’un statut reconnu, au même titre que les aumôniers de cinq confessions religieuses. Les aumôniers de l’Humanistisch Verbond ont aussi leur place dans les services pénitentiaires. Un autre exemple intéressant est celui de la Jugendweihe en Allemagne : des dizaines de milliers de jeunes Allemands passent par cet équivalent séculier de la confirmation, qui plonge ses racines au 19ème siècle et avait été institutionnalisé en Allemagne de l’Est ; on lira avec intérêt à ce sujet, en français, l’article de Marina Chauliac, « La Jugendweihe : continuités et changements d’un rite hérité de la RDA », accessible en ligne (Revue française de science politique, 3/2003, vol. 53, pp. 383–408).
Mais la Sunday Assembly propose autre chose : la réunion dominicale pour « célébrer » ensemble. « La Sunday Assembly, c’est une messe, mais sans Dieu », résume la journaliste Isabelle Renaud. Je n’ai pas encore au l’occasion d’assister à l’une de ces réunions, mais le site de la Sunday Assembly ainsi que les reportages sur ces assemblées en donnent une image assez claire. Selon le site officiel de la branche parisienne du mouvement, la Sunday Assembly « est une communauté laïque qui se réunit une fois par mois pour assister à des conférences inspirantes, chanter, découvrir des projets d’intérêt général et célébrer la vie ». La durée recommandée est de 60 à 70 minutes. Les réunions sont ouvertes à tous, croyants ou non : à la différence du « nouvel athéisme », « si vous avez des croyances religieuses, nous ne vous dirons pas que vous avez tort ». Elle ne professe aucune doctrine : « Nous n’avons pas de textes fondateurs, nous pouvons donc profiter de toutes les sagesses, quelques soient leurs sources. » Mais la conviction athée affleure dans cette affirmation : « Nous sommes nés du néant et retournerons au néant. » Les fondateurs admettent avoir utilisé l’expression Atheist Church au départ, pour attirer l’attention, mais disent préférer aujourd’hui mettre l’accent sur la « célébration de la vie ».
La Sunday Assembly ne nous vient pas des États-Unis : c’est en Grande-Bretagne qu’elle est née, en janvier 2013. À l’heure où j’écris ces lignes, elle affirme compter 65 groupes locaux (chapters). Le mouvement s’est d’abord développé dans le monde anglophone, mais s’étend : en France, outre l’assemblée de Paris, une autre devrait démarrer en mars 2015 à Bordeaux. En Belgique, une assemblée multilingue à Bruxelles. Rien encore en Suisse pour le moment, mais un projet en lancement à Montréal (apparemment pour anglophones). Il y a des groupes déjà actifs ou en projet en Allemagne, aux Pays-Bas, en Scandinavie, mais aussi en Afrique, en Amérique du Sud et en Asie. Bien sûr, il reste à voir si ces initiatives tiendront dans la durée. Pour l’instant, cependant, c’est un mouvement dans une dynamique d’essor, qui mettait en ligne en décembre 2014 un offre d’emploi pour un Chief Community Creator : la façon de procéder et le style culturel évoquent les modes d’action de certaines Églises évangéliques, avec la pratique du church planting, des efforts pour l’implantation de nouvelles églises locales. Mais tout cela sans divinité.
Certains athées et sceptiques accueillent cette initiative : ils ne croient pas ou plus au message des Églises, mais ils apprécient en revanche de retrouver la dimension communautaire. D’autres, en revanche, sont très critiques et pensent que tout cela mine l’athéisme, en proposant une imitation séculière des Églises.
Curieusement, quelques autres initiatives, avec un écho plus faible et local, jouent avec l’idée d’une dimension quasi-religieuse de l’athéisme. Tel est le cas de l’Atheistische Religionsgesellschaft in Österreich (traduction officielle : Société Religieuse Athéiste en Autriche), active depuis 2010. Son objectif est d’obtenir le statut de communauté religieuse reconnue en Autriche. Ce groupe part du constat que les communautés religieuses bénéficient d’un statut particulier, présentant certains avantages, et que l’égalité des droits devrait permettre à des athées d’obtenir un statut semblable. Les responsables de cette société affirment qu’il ne s’agit nullement d’une plaisanterie de leur part, mais d’une démarche sérieuse pour contribuer à la définition de ce qui est aujourd’hui considéré comme « religion ». À cet égard, la démarche pourrait en effet avoir des conséquences allant plus loin que la taille de ce petit groupe ne le laisserait supposer au premier abord : un intéressant travail en perspective pour les juristes autrichiens qui seront chargés d’examiner la demande de reconnaissance, dès que la société aura atteint un nombre de membres suffisant pour la déposer.
L’Atheistische Religionsgesellschaft in Österreich voit l’athéisme comme « une religion pour le 21e siècle », fondée sur une vision de l’être humain éclairée, (post-)moderne, qui ne dérive pas de l’existence d’entités surnaturelles. Mais elle admet qu’elle ne saurait prétendre représenter tous les athées. En août 2014, des membres de la société ont participé à une célébration interreligieuse à Vienne.
En 2014, un groupe d’athées berlinois s’est lancé dans une démarche analogue, en constituant une Atheistische Religionsgemeinschaft in Berlin. Elle entend contrer tant l’influence des « grandes religions » que celle des sectes et de l’ésotérisme, affirme-t-elle. Elle dit partir de la définition de la religion proposée par Erich Fromm : un système de pensée et d’action partagé par un groupe, et offrant à l’individu un cadre d’orientation et un objet de dévotion (Hingabe) — qui ne doit nullement être surnaturel, mais peut fort bien renvoyer à des objectifs séculiers. Les membres de l’Atheistische Religionsgemeinschaft in Berlin seraient « convaincus par l’athéisme » et voudraient le « pratiquer et propager ensemble ». Pour eux, expliquent-ils, l’athéisme est plus que simplement de « ne rien croire » : leur compréhension de l’athéisme se veut positive, c’est-à-dire « croire à la raison, à l’homme et à la vie » et mener une vie morale « en raison d’un véritable amour pour la vie », et non par espoir d’une rétribution ou crainte d’un châtiment.
J’ignore si les sociétés allemande et autrichienne ont des réunions semblables à celles de la Sunday Assembly : leurs sites n’en disent rien. Toujours est-il que plusieurs cercles athées, au cours de la présente décennie, se lancent dans des explorations d’un athéisme aux couleurs « religieuses » ou « communautaires » : Cimino et Smith décrivent même des humanistes séculiers américains qui utilisent des bols de prière tibétains pour introduire un moment de méditation (pp. 127–128)! Ces entreprises ont certes eu des précédents dans l’histoire de la mouvance séculière, mais elles prennent des formes originales et viennent ajouter à la variété des expressions de l’athéisme au 21e siècle. La multiplication d’articles, en français également, sur la « spiritualité laïque » depuis quelques années indique bien que même des démarches « hors croyances » aspirent parfois à un petit supplément d’âme…
MANTION Gérard dit
Bonjour,
Après de longs mois durant lesquels je me suis fait un véritable “cinéma” religieux,
où il m’ arrivait même de prier, sans conviction, un dieu illusoire, dans lequel je
ne croyais pas, j’ ai décidé, par honnêteté intellectuelle et morale, de cesser définitivement de me jouer et de jouer aux autres cette comédie. J’ avoue me sentir
plus heureux de m’ être libéré de ce mensonge. J’ ai confessé à un ami, que je pensais à tort qu’il serait choqué par ma décision, car je le supposais “croyant”.
A ma grande surprise, il m’a approuvé. Je me définirai désormais comme un athée technophile, de tendance transhumaniste et attaché à ce que Jean-Paul BAQUIAST, nomme
dans son remarquable ouvrage “Pour un principe matérialiste fort”, un “matérialisme métaphysique”.
Très cordialement à celui ou celle qui me lira
Bien cordialement
mourad dit
C est impossible de declarer vos penser environ la religion dans une pays arabe musulman..
C est le cas vos risque la mort ou le present..
Je ne peux pas vivre tout ma vie en monsenge
Par fois je pense a me faire suicidé
Eric Desneux dit
Un article intéressant qui donne à réflechir.… et qui nous montre que le rejet de la religion chez certains athées n’a pas fait disparaître leur besoin de se sentir reliés entre eux par quelque chose qui les dépasse et qui soit d’une nature autre que le politique ou le social. Ils se réunissent pour “célébrer la vie” ecrivez-vous. Il serait intéressant de creuser davantage ce que l’emploi de ce mot “célébrer” recouvre.
Picard dit
Article très intéressant
Sans tomber dans une nouvelle religion comme les extrémistes religieux, il me semble que nous ne sommes pas représentées au regard des 40% de la population Française qui se dit non croyante
Il existe au Canada les libres penseurs Athées que je suis régulièrement à travers leur bulletin toujours très intéressant
Je ne trouve pas en France ce genre d’association qui traite à la fois d’Athéisme et de laïcité gravement attaquée en France