Le jihadisme appartient aujourd’hui aux sujets qui retiennent quotidiennement l’attention des médias et éveillent un sentiment de crainte diffuse dans le public. Le départ de jeunes qui ont grandi en Occident vers des zones de conflit au Proche-Orient ont donné à ce thème une acuité nouvelle. Mais la surabondance d’informations et d’opinions n’aide pas à se faire une idée claire des réalités que recouvre le jihadisme ainsi que du rapport que ces courants entretiennent avec l’islam. Afin de contribuer à la réflexion sur cette question, l’Université de Fribourg a invité les 29 et 30 septembre 2015 le chercheur Samir Amghar et le journaliste David Thomson. Le premier est notamment connu pour ses importants travaux sur le salafisme et l’islam militant. Le second est l’auteur d’un livre sur Les Français jihadistes (2014), dont une édition actualisée sera publiée au début de l’année 2016, et assure une veille permanente sur l’actualité du jihad ainsi que des contacts réguliers avec des personnes engagées dans cette démarche.
Organisatrices de ces réunions, Mallory Schneuwly-Purdie (fondatrice de Pluralités et présidente du Groupe de recherche sur l’islam en Suisse) et Géraldine Casutt (qui prépare une thèse de doctorat sur les femmes occidentales et le jihadisme) mettaient bien en évidence le débat autour du rapport entre jihadisme et religion islamique dans le dépliant de présentation de l’événement :
« En observant les productions médiatiques comme les réactions politiques, on constate que la question du lien entre islam et jihad est toujours sous-jacente et l’on a tendance soit à rattacher le jihad à l’islam de façon générale —et ce généralement en écho avec un islam imaginaire qui ne se déclinerait que sous un mode violent — soit à séparer nettement les deux, notamment au sein d’une communauté musulmane anti-djihad, en opposant souvent un discours de négation tel que ‘le jihad, ce n’est pas l’islam’.»
Tant Samir Amghar que David Thomson n’ont pas choisi une approche engagée ou polémique, mais celle de l’information et de l’analyse. Leurs allocutions devant un public nombreux ont permis de rappeler quelques points fondamentaux pour une approche sérieuse du phénomène jihadiste. Je résumerai ci-dessous quelques propos choisis, en y ajoutant des remarques personnelles (présentées sous forme indentée et en italiques pour les distinguer des échos de la réunion).
Même si la réaction fréquente de musulmans opposés aux thèses jihadistes est de refuser de considérer celles-ci comme authentiquement musulmanes (« ça n’a rien à voir avec l’islam »), le rôle du chercheur ou du journaliste n’est pas de décider ce qui mérite un label islamique ou non : il faut admettre que le jihadisme est une composante de l’islam contemporain, rappelle d’emblée David Thomson. La religion ne suffit pas à expliquer la radicalisation : elle représente l’une des dimensions, mais pas la seule. Nombreux sont les exemples de personnes qui s’engagent aujourd’hui dans des groupes jihadistes avec des très faibles connaissances religieuses.
Rien de surprenant si les approches varient, de ceux qui rejettent le jihad (au sens d’action violente) à ceux qui voudraient en faire une sixième pilier de l’islam, une obligation religieuse pour tout croyant : Samir Amghar a souligné la polysémie du mot jihad. Il y a mille façons de comprendre le jihad, comme il y a différentes possibilités de comprendre les notions coraniques : Amghar met ainsi l’accent sur la variété des idées, des concepts et des normes. Il montre également comment certains mouvements musulmans ont varié sur la question du recours à la violence.
La majorité des musulmans qui nous entourent rejettent le jihadisme. Le terme de jihad appartient cependant au vocabulaire islamique : cela cause un embarras aux musulmans n’adoptant pas l’interprétation militante et violente de groupes comme Al Qaïda ou l’organisation s’intitulant État islamique. La désignation même de « jihadisme » les gêne : ils ont le sentiment de voir ainsi un mot de leur vocabulaire usurpé par un courant idéologique et voudraient voir un autre terme utilisé. Pourtant, même condamné par une bonne partie des musulmans, le jihadisme plonge ses racines dans certains courants de l’islam et construit sa légitimité sur une revendication d’islamité, se présentant même comme la meilleure version de l’islam. Cela représente un défi tout autre que celui d’une idéologie qui n’aurait aucune continuité par rapport à l’islam : d’autant plus important devient le débat intraislamique autour du sens du jihad et de l’attitude envers le jihadisme ainsi que la réflexion critique sur les sources qui peuvent alimenter cette violence justifiée par des arguments religieux.
La notion de jihad peut revêtir plusieurs sens. Certains critiques de l’islam essentialisent celui-ci, ignorant la diversité des interprétations. Ainsi, des versets du Coran sont cités pour « prouver » une nature supposée intrinsèquement violente de l’islam. Ces versets existent, de même que la notion du jihad défensif est bien ancrée dans le monde musulman, mais la vraie question est de savoir comment des responsables et groupes musulmans les comprennent et les appliquent. De façon semblable, même si la Bible est fondamentale pour le christianisme, nous ne pouvons comprendre celui-ci — en tant que réalité sociale — uniquement en lisant la Bible : nous devons prêter attention à l’interprétation qu’en donnent différents courants du christianisme. Les mêmes règles s’appliquent au christianisme, à l’islam ou à toute autre religion : pour saisir leur réalité, nous devons examiner comment les textes sacrés sont interprétés et utilisés par les différents groupes humains qui se réclament de cette tradition.
La biographie de Muhammad peut se prêter, mieux que d’autres figures fondatrices de religions, à une interprétation légitimant certains actes de violence : tout prophète, messie ou fondateur de religion n’a pas été chef de guerre. Cela ne signifie pas que tout musulman aujourd’hui cultive un idéal guerrier : la question n’est pas simplement de savoir ce qu’a fait ou dit Muhammad, ou ce qui est écrit dans le Coran, mais ce que disent les écoles doctrinales musulmanes aujourd’hui sur ces questions. Les avis juridiques religieux émis par des autorités musulmanes peuvent offrir sur le même sujet des perspectives très variées, et que tout cela est loin d’être figé : la fatwa, dans l’islam, est aussi un outil interprétatif pour trouver des réponses à de nouvelles circonstances.
Au fil des ans et des nombreuses études menées sur les itinéraires jihadistes, nous savons qu’il n’y a pas de modèle de radicalisation linéaire, allant d’une radicalisation religieuse (un « extrémisme de la piété », pourrait-on dire) à une radicalisation violente. Samir Amghar a rappelé que d’importants groupes piétistes, aux formes de piété ostentatoires, demeurent apolitiques. Il arrive que des membres de tels groupes glissent vers la violence : mais ce n’est pas la règle ; en outre, on voit aussi des personnes à la pratique religieuse faible ou laxiste passer directement au jihadisme. Il importe donc, également dans une perspective préventive, de ne pas assimiler automatiquement l’intensité religieuse islamique à un prélude de radicalisation violente.
Selon les pays, la radicalisation ne suit pas les mêmes canaux : David Thomson, qui connaît particulièrement bien les terrains tunisiens et français, a noté que la radicalisation s’était largement opérée dans le cadre de mosquées en Tunisie, alors que ce n’est pas le cas en France. Samir Amghar fait par ailleurs remarquer la différence des processus de radicalisation selon les origines nationales ou ethniques : chez les jihadistes venant de la France, il y a une surreprésentation de Nord-Africains, mais presque pas de candidats d’origine turque ou comorienne, ce qui indique probablement que la famille a mieux réussi jouer son rôle d’encadrement dans ces groupes.
Thomson s’est efforcé d’identifier, à travers ses conversations avec des jihadistes, ce qui les motive religieusement dans leur démarche. Au départ, il y a bien entendu la notion de la nécessité de se joindre à un jihad perçu comme défensif pour défendre des musulmans attaqués. Mais Thomson observe aussi la présence d’une lecture eschatologique de l’histoire (proximité de la fin des temps et de la bataille finale à Dabi, dans le nord de la Syrie), le sentiment de participer à un moment historique (rétablissement du Califat) et la promesse d’atteindre le plus haut niveau du paradis grâce au sacrifice consenti (avec la faculté d’intercéder pour 70 membres de sa famille pour leur permettre d’accéder à leur tour au paradis). Le poids des convictions religieuses varie cependant.
En outre, Thomson insiste sur la variété des profils : parmi les volontaires internationaux qui rejoignent le jihad, les niveaux sociaux et éducatifs ne sont pas tous identiques. Beaucoup n’ont pas de problème psychiatrique ou psychologique, contrairement à la perception selon laquelle ils seraient tous des désaxés. Pour certains, qui ont un passé de violence et un goût pour celle-ci, le jihad vient apporter une légitimation à la violence. Il n’y a pas un profil jihadiste, mais une multiplicité de cas.
Tous ne persévèrent pas dans l’engagement jihadiste : la majorité de ceux qui reviennent en France après un séjour sur un terrain de jihad seraient des déçus. Par exemple, la rivalité armée entre groupes jihadistes leur a inspiré des doutes ; il y a aussi des déceptions matérielles (répartition inéquitable des ressources); sans oublier la lassitude. Une partie de ceux qui reviennent restent attachés à l’idéologie jihadiste, ce qui ne veut pas dire qu’ils reviennent tous pour commettre des attentats, remarque Thomson.
Complémentaires, les analyses proposées par Samir Amghar et David Thomson, qu’ils continueront de développer dans des publications à venir, aident à affiner notre perception des motivations du jihadisme et de son rapport à l’islam, à travers un matériel de première main. Il reste encore beaucoup à faire pour comprendre l’articulation entre des phénomènes tels que l’État islamique et l’islam sunnite contemporain ainsi que les continuités ou lignes de fracture entre certains courants de l’islam et le jihadisme (sans même parler, plus concrètement, des utilisations de celui-ci dans le cadre de luttes de pouvoir et de stratégies géopolitiques). La délicate question du lien entre jihad, jihadisme et islam contemporain mérite d’autant plus une réflexion approfondie et documentée.
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