La semaine dernière, un groupe d’étudiantes en psychologie de l’Université de Lausanne a eu l’heureuse idée d’organiser une projection du film Régression (2015) du cinéaste Alejandro Amenábar et de m’inviter à le commenter. Je n’avais pas prêté attention à ce film, dans un genre cinématographique qui ne me séduit habituellement pas beaucoup. Ce film a reçu un très mauvais accueil de la critique. Pourtant, de mon point de vue de chercheur sur les courants religieux contemporains, je l’ai trouvé intéressant : il réussit à bien rendre la vague de panique autour d’allégations de crimes sataniques à large échelle, qui s’était diffusée aux États-Unis dans les années 1980 et 1990. Évoquer ce film est aussi une occasion de revenir sur les mythes et réalités du satanisme contemporain, sujets sur lesquels un récent ouvrage en anglais apporte une bonne synthèse, même si elle est limitée au monde anglophone. Mais il faut d’abord évoquer le film d’Alejandro Amenábar et, après avoir brièvement résumé le satanisme tel que le décrit ce nouveau livre, rappeler ce qui s’est passé autour de peurs sataniques il y a une trentaine d’années. Le sujet n’a certainement pas fini de donner lieu à des fantasmes.
Le film Régression commence par l’arrivée d’un homme (alcoolique repenti, converti au christianisme, d’un milieu modeste) dans un commissariat de police. Sa fille adolescente l’accuse d’avoir abusé d’elle. Il n’arrive pas à y croire, il dit ne se souvenir de rien, mais déclare que sa fille — réfugiée chez le pasteur de leur Église — n’a jamais menti. Un psychologue, convoqué par la police, soupçonne qu’il s’agit de souvenirs réprimés et se lance dans une séance pour permettre au prévenu de retrouver la mémoire des faits, en le plaçant dans une situation hypnotique. L’homme déclare alors voir surgir le souvenir d’être entré dans la chambre de sa fille durant la nuit, puis se rappeler n’avoir pas été seul : il est accompagné d’un autre homme, portant une capuche, et qui a les traits d’un policier du commissariat, ami de la famille. Au fil des questions et suggestions du psychologue, toute l’affaire commence à prendre les contours non d’un abus, mais bien d’un rituel. Et non pas d’un seul rituel, mais de rituels répétés, impliquant non seulement un ou deux hommes, mais des dizaines de participants, tous vêtus de robes noires à capuche, grimés de façon fantomatique et participant à de sinistres et sanglantes cérémonies, célébrées dans la grande servant d’atelier au prévenu.
L’inspecteur chargé du dossier est rapidement convaincu de tenir une grosse affaire, malgré le scepticisme de certains de ses collègues. En l’absence de toute preuve, le policier accusé est provisoirement arrêté — il sera relâché par la suite. Progressivement, une hystérie se développe, encouragée par des rumeurs plus larges, à travers des livres et des médias, à propos d’une véritable épidémie d’abus rituels sataniques. Des personnes déclarant avoir été victimes de tels abus racontent leur terrifiants souvenirs et se présentent comme des experts. La fille du prévenu confirme non seulement ses dires, mais ajoute constamment de nouveaux détails, plus sinistres les uns que les autres, et se dit terrifiée parce que ses révélations la mettent en danger : les satanistes n’hésiteraient pas, en effet, à tuer ceux qui les dénoncent, et l’accident qui avait coûté la vie à sa mère, quelques années plus tôt, n’en aurait pas été un. Le pasteur qui l’héberge soutient la jeune fille et l’encourage même dans sa démarche.
Je passe sur tous les détails de l’histoire. Les accusations se révèlent finalement être le produit de l’imagination d’une jeune fille cyniquement manipulatrice et détestant sa famille, quand l’inspecteur obsédé par cette affaire finit par prendre conscience qu’il s’est laissé entraîné dans un montage sans le moindre fondement, qui laisse une famille détruite. Mais toute l’affaire a été alimentée par l’approche d’un psychologue dont la méthode a encouragé de faux souvenirs induits ainsi que par les rumeurs et paniques sataniques dans des milieux chrétiens et dans la culture populaire américaine.
Le film a été très froidement reçu par la critique et été un échec commercial, alors que le réalisateur avait été couvert d’éloges pour de précédents films. Comme je l’ai écrit plus haut, un thriller psychologique d’horreur — puisque c’est le genre du film — n’est pas ce que je regarderais d’habitude. Cependant, de mon point de vue (qui n’est pas celui d’un critique de cinéma, mais d’un chercheur sur les courants religieux et croyances du monde contemporain), ce film intéressant a été trop vite éreinté : il réussit plutôt bien à résumer, en une œuvre de fiction, les rumeurs d’abus rituels sataniques qui ont fleuri aux États-Unis dans les années 1980 et dans la première moitié des années 1985. En faisant la part de la fiction et des effets propres à ce type de production, avec des aménagement qui conduisent par exemple à la création d’une figure composite de pasteur, je ne partage pas les avis des critiques : le film tient le spectateur en haleine et est une bonne base pour lancer une discussion sur le phénomène qui nous intéresse.
Mouvements satanistes des XXe et XXIe siècles
La première question que m’ont posée les étudiantes qui m’accueillaient a été de savoir quelle est la réalité de groupes se disant sataniques dans l’Occident contemporain ? Il existe sur ce sujet plusieurs ouvrages. Je viens de lire le plus récent, rédigé par Asbjørn Dyrendal, James R. Lewis et Jesper AA. Petersen, The Invention of Satanism (New York, Oxford University Press, 2016).
Ce volume de 250 pages offre un bon résumé en anglais, avec une réserve : il se limite au contexte anglophone, et surtout américain. Il laisse de côté les expressions du satanisme dans d’autres contextes. Pour cela, l’ouvrage plus long et complexe (et déjà devenu classique) de Massimo Introvigne, Enquête sur le satanisme : satanistes et antisatanistes du XVIIe siècle à nos jours (Paris, Éd. Dervy, 1997), reste indispensable. Distinct des phénomènes de possession diabolique, écrivait Introvigne, « le satanisme peut être défini comme l’adoration ou la vénération, de la part de groupes organisés sous la forme de mouvements, à travers des pratiques répétées de type cultuel ou liturgique, du personnage appelé, dans la Bible, Satan ou le diable. » (p. 10) Introvigne s’intéressait aux origines du satanisme dès les XVIIe et XVIIIe siècles, plus d’un siècle avant la naissance d’un mouvement sataniste proprement dit, avec la notion de « messe noire » en France et d’autres pratiques. Il consacrait aussi de longues pages à la question du satanisme en France, jusqu’à la célèbre mystification de Léo Taxil (1854–1907) à la fin du XIXe siècle, associant franc-maçonnerie et satanisme dans un vaste complot.
Tout cela est absent du chapitre sur les précurseurs de l’Invention of Satanism, dont le centre d’intérêt porte avant tout sur les groupes et « croyants« satanistes à partir des années 1960. Ce phénomène apparaît principalement dans le monde anglophone, en particulier avec la fondation de l’Église de Satan en Californie, qui fêtera cette année son cinquantième anniversaire, le 30 avril 2016, à l’occasion de la nuit de Walpurgis. Puisqu’il s’agit du contexte qu’évoque le film Régression, c’est dans ce panorama du satanisme tel qu’il s’est développé depuis un demi-siècle aux États-Unis, avec une diffusion dans d’autres régions du monde, que je vais d’abord chercher quelques éléments pour éclairer la réalité du satanisme contemporain.
Considérant le satanisme comme un nouveau mouvement religieux qui a certes une préhistoire, mais naît avec la fondation de l’Église de Satan en 1966 (même s’il y avait eu des « expériences sataniques » antérieures), les auteurs distinguent trois types de satanisme, qui ne sont pas à prendre comme des catégories étanches, bien entendu :
- Un satanisme réactif, ainsi nommé parce qu’il s’inscrit dans une opposition par rapport aux valeurs sociales dominantes et parce qu’il reprend le modèle chrétien de Satan comme manifestation du mal. Il met l’accent sur la transgression des normes culturelles, dans une attitude d’opposition plus qu’avec une vision claire de solutions de remplacement. Éclectique, il est notamment le fait d’adolescents dans une phase temporaire de construction d’identité. C’est dans ce type de satanisme que surviendront surtout des actes illégaux ou criminels (pp. 5–6).
- Un satanisme rationaliste : « athée, sceptique, rationaliste et épicurien ». Cette attitude s’exprime dans la célèbre Bible satanique du fondateur de l’Église de Satan. Le fondement en est une philosophie matérialiste, mettant en avant l’individu et ses propres intérêts. Satan est un symbole de rébellion et de pouvoir (p. 6). Comme l’explique le site de l’Église de Satan, ce dernier n’est pas une divinité à adorer, mais un symbole « de fierté, de liberté et d’individualisme ». Les dieux sont des inventions humaines : le sataniste « se place lui-même comme sa propre valeur la plus élevée au centre de son propre univers subjectif ».
- Un satanisme ésotérique, qui emprunte des éléments au paganisme, à l’ésotérisme occidental, au bouddhisme et à l’hindouisme. Ce type de satanisme peut considérer Satan comme une entité bien réelle, et non comme un symbole, mais pas tellement comme un objet d’adoration : c’est plutôt un symbole qu’il s’agira d’imiter et de comprendre dans le cadre d’une voie initiatique mettant en avant la véritable individualité.
Comme toute typologie, celle-ci a ses limites. Peut-être faudrait-il y ajouter un satanisme « magico-religieux » (peut-être le plus proche d’un « christianisme inversé »), voyant en Satan une entité bien réelle, avec laquelle est passé un pacte, et digne d’adoration, en échange de laquelle les adeptes pratiquent des rituels à travers lesquels ils pensent obtenir des pouvoirs ? C’est un peu le sentiment qu’inspirent les reportages sur le temple luciférien récemment construit en Colombie, auquel je ferai brièvement allusion.
Le livre The Invention of Satanism et le présent article ne s’intéressent qu’au satanisme proprement dit. Il ne faut pas ignorer d’autres usages contemporains de Satan, qui peuvent d’ailleurs connaître parfois des recoupements avec le satanisme proprement dit. Dans un petit livre accessible publié il y a quelques années, Satan profane : portrait d’une jeunesse enténébrée (Paris, Desclée de Brouwer, 2009), Nicolas Walzer avait choisi un angle d’approche fondé sur la « dichotomie fondamentale entre, d’une part, le satanisme de type religieux et d’autre part, l’imaginaire satanique de type culturel » (p. 18). Également d’avis que le satanisme naît en 1966, Walzer remarquait qu’on trouve « très peu de satanistes » dans la jeunesse d’aujourd’hui, mais que l’«imaginaire satanique » exerce un attrait : « Ce Satan culturel est une béquille pour se construire, pour explorer les limites de l’existence. […] celui par qui le scandale arrive est d’autant plus séduisant depuis l’apparition d’une société de masse homogénéisante. » (p. 176)
Anton Szandor LaVey fonda donc l’Église de Satan en 1966, à San Francisco, dans un contexte de bouillonnement culturel, d’expérimentation et de contestation des modèles dominants. LaVey mettait en scène des rituels qui reprenaient tous les clichés du satanisme — ce qui ne pouvait manquer de lui garantir la publicité désirée ! Le public que cela attirait était très varié. De façon curieuse, malgré le côté provocateur et transgressif affiché par le mouvement, LaVey prônait la loi et l’ordre : l’Église de Satan se montrait par exemple fermement opposée aux drogues (lors d’un rituel, LaVey piétina ainsi une capsule de LSD). Cette approche ne pouvait guère attirer les jeunes adeptes de la contre-culture : ceux qui fréquentaient les cérémonies de LaVey étaient plutôt dans la tranche d’âge des 30 ou 40 ans (pp. 54–55).
La publication de la Bible satanique, en 1969, traduite par la suite en plusieurs langues, permit au mouvement de dépasser le cadre local californien. Les auteurs d’Invention of Satanism remarquent que la Bible satanique amalgamait des éléments de type réactif, rationaliste et ésotérique pour reprendre leur typologie. Des personnes inclinant vers ces différents courants peuvent y trouver des éléments consonants. Des données statistiques recueillies par les auteurs montrent que la figure de LaVey et l’impact de son livre restent forts dans le « milieu satanique », ce qui n’est pas le cas de l’Église de Satan elle-même.
Dans les années 1970 naquirent plusieurs groupes locaux (appelés grottos dans le jargon de l’Église de Satan) aux États-Unis et même ailleurs. LaVey se montra à vrai dire rapidement peu intéressé par l’organisation structurée que souhaitaient certains membres de l’Église de Satan. En outre, tant des conflits de personnes que des aspirations divergentes conduisirent rapidement à des schismes : l’un des plus dignes d’attention fut la création du Temple de Set par Michael Aquino en 1975. Ce groupe plus « intellectuel », dont le siège se trouve également en Californie, met l’accent sur les dimensions magiques, initiatiques et ésotériques du satanisme (une désignation que certains auteurs lui contestent, mais elle s’inscrit clairement dans le lignage de l’Église Satan et a décalqué à l’origine ses structures). Michael Aquino a publié sa propre histoire (critique) de l’Église de Satan, en anglais, qui en est à sa huitième édition et à laquelle s’ajoute un volume d’appendices.
Aujourd’hui, l’Église de Satan (dont le siège se trouve maintenant dans l’État de New York) n’essaie pas d’organiser un mouvement très structuré. Elle ne donne plus des licences pour l’établissement de grottos, considérant que le développement d’Internet et des communications électroniques permettent à ceux de ses membres qui le désirent de s’organiser entre eux s’ils le désirent. Mais il est toujours possible d’en devenir membre, avec cinq niveaux d’appartenance.
Je ne me suis jamais livré à un inventaire des groupes à référence satanique dans le monde et n’ai pas l’intention de le faire : je me borne à recueillir occasionnellement des informations. Mais on pourrait trouver des cercles sataniques dans différents pays, et qui ne sont pas tous nécessairement liés généalogiquement à l’Église de Satan. Les responsables de celle-ci n’ont pas tort de souligner les transformations apportées par Internet : la Toile contribue à la fois à la diffusion du satanisme et à la visibilité des groupes satanistes.
L’un des plus récents exemples de satanisme avec pignon sur rue est le Temple luciférien Semences de Lumière, qui s’est ouvert en Colombie, à l’initiative de Víctor Damián Rozo, que sa publicité présente comme un spécialiste de magie noire : si l’on en croit l’intéressé, les affaires marchent bien et l’auraient rendu millionnaire, comme le relatait un article assez détaillé qui lui avait été consacré par Milenio (30 mars 2014). Il propose à ses fidèles des pactes avec le diable. Plusieurs vidéos qui lui sont consacrées ou qu’il a lui-même produites peuvent aisément être consultées sur YouTube, par exemple celle-ci, dans laquelle il s’explique en essayant de rassurer la population et souligne que les lucifériens se montrent respectueux de l’homme et des lois, ou ces passages de cérémonie satanique qui semblent avoir été soigneusement chorégraphiées pour le plus grand plaisir de la chaîne de télévision admise dans le temple nouvellement ouvert — même si l’on se demande un peu si les personnages qu’on y voit sont des croyants ou des acteurs. Víctor Damián Rozo, à l’instar de LaVey, a compris qu’il est important de soigner sa publicité, et il sait parfaitement exploiter les clichés associés au satanisme devant les caméras.
En fait, il se dit luciférien, et non sataniste : mais l’Ordre du Serpent (Fraternité satanique argentine), qui dénonce Víctor Damián Rozo, s’est fait un malin plaisir de rappeler qu’on l’entend invoquer Satan dans un reportage télévisé de 2014. Le temple luciférien est conçu comme la réplique antagoniste d’un lieu de culte chrétien. J’ignore tout de la réalité sociologique du groupe, d’autant plus que Víctor Damián Rozo aime beaucoup se mettre en scène et que ses affirmations devraient être systématiquement vérifiées : mais le lieu de culte qu’il a fait construire semble bien réel, visité par des journalistes, et serait donc le plus grand temple luciférien ou sataniste du monde.
Comme on l’aura compris, les mouvements sataniques organisés ne sont pas de grande taille et sont aussi touchés par des schismes et inimitiés que d’autres courants religieux : mais que des satanistes rivaux se dénigrent virulemment est sans doute dans l’ordre des choses… Outre ces groupes, il faut aussi mentionner des personnes attirées par les idées satanistes ou pratiquant des rituels satanistes en dehors de toute organisation, ce qui est devenu d’autant plus aisé que les informations nécessaires peuvent être trouvées en ligne. Cela touche notamment des adolescents ou jeunes adultes. En revanche, aucun observateur sérieux n’accorde crédit à l’existence supposée de grandes et puissantes confréries sataniques.
Peurs et fantasmes autour des « abus rituels sataniques » : la vague des années 1980–1990
De tels soupçons ont pourtant connu une diffusion importante à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Des études ont été consacrées à ce phénomène, notamment un ouvrage collectif dirigé par James T. Richardson, Joel Best et David G. Bromley, The Satanism Scare (New York, Aldine de Gruyter, 1991). L’existence d’organisations sataniques paraissait donner une consistance à l’idée de dangereux réseaux satanistes : comme l’observent les auteurs d’Invention of Satanism, le folklore autour de Satan et les stéréotypes du satanisme se trouvèrent projetés sur le satanisme organisé et la Bible satanique, sans tenir compte de ce que ceux-ci étaient réellement (p. 103).
« La notion d’un complot sataniste criminel international constituait un aspect particulièrement important des affirmations sur les abus rituels sataniques. Le complot supposé serait remonté à une époque reculé et aurait couvert tous les continents. Le “satanisme religieux” n’aurait constitué que la pointe visible et la moins dangereuse de l’iceberg. » (p. 106)
Des récits terrifiants de crimes et de tortures (y compris l’assassinat de bébés et des actes de cannibalisme) commencèrent à se répandre. Si certains milieux chrétiens jouaient ici un rôle, il ne faut pas non plus négliger l’impact de la culture populaire et des références cinématographiques (par exemple le film Rosemary’s Baby, 1968): des œuvres de fiction contribuèrent à créer des images et à laisser penser que ces imaginaires correspondaient à une réalité. De supposés témoins, rescapés de telles pratiques ou anciens satanistes repentis, jouèrent aussi un rôle important, avec des ouvrages publiés parfois à des millions d’exemplaires et accueillis de façon acritique par une partie du public. De plus, certains policiers ou psychologues accordèrent du crédit à ces assertions d’abus rituels sataniques. Et ces affaires s’inscrivaient de plus dans un contexte de polémique autour de « nouvelles sectes » accusées de pratiquer des « lavages de cerveaux » : l’idée d’un contrôle mental exercé par les satanistes pouvait donc trouver un terreau favorable.
Il y eut aussi, durant cette période, la sinistre affaire de Matamoros, au Mexique, près de la frontière avec les États-Unis : en 1989, la police découvrit qu’une bande de trafiquants de drogue avaient commis plusieurs meurtres ; au moins une partie d’entre eux avaient été des sacrifices humains réalisés dans l’espoir de faire bénéficier le groupe d’une protection magique. On trouva même sur les lieux un chaudron avec des restes humains. Cependant, il ne s’agissait pas de pratiques sataniques, mais de rituels magiques inspirées en partie du Palo Mayombe, une religion syncrétique afro-américaine diffusée à Cuba et dans la zone caraïbe. Cependant, dans le contexte de peurs de crimes rituels sataniques, une telle affaire ne pouvait que confirmer les craintes, de même que quelques autres cas de crimes auxquels se trouvèrent mêlés des symboles sataniques (mais pas des groupes satanistes).
De pseudo-thérapies pour aider à retrouver la mémoire de faits réprimés débouchèrent sur des affirmations proprement invraisemblables, mais pourtant admises par un public prompt à accorder crédit aux rumeurs sataniques : les auteurs rappellent le cas du policier Paul Ingram, chrétien pentecôtiste pratiquant, accusé par la première, puis par la deuxième de ses filles de faire secrètement partie d’une secte sataniste en compagnie d’autres policiers, et d’avoir procédé au sacrifice rituel de 25 enfants ! Cette affaire a certainement été l’une des sources d’inspiration pour le film Régression. La fille d’Ingram avait « retrouvé la mémoire », si l’on peut dire, après avoir participé à une retraite de son église, durant laquelle un orateur affirmant bénéficier des « dons de l’Esprit » avait affirmé que la jeune femme avait été abusée par son père. Tout en ne se souvenant de rien, Ingram déclara croire que sa fille disait la vérité et confessa ses « crimes ». Sur la base de sa reconnaissance de culpabilité, il fut finalement condamné à la prison pour viol, mais le volet satanique de l’affaire fut complètement abandonné. Ingram déclara par la suite être innocent, mais ne put obtenir une révision de son jugement : il finit par quitter sa prison en 2003, mais continue de subir les conséquences de cette affaire, vu les dispositions sur les délinquants sexuels ; plusieurs personnes ayant examiné son cas restent convaincues qu’il avait été condamné à tort.
Comme le notent les auteurs d’Invention of Satanism, au plus fort de la vague de « paniques sataniques », des personnes furent accusées de crimes inventés de toutes pièces, arrêtées et inculpées sans la moindre preuve : elles virent leurs existences bouleversées par de fausses accusations, celles-ci créant ensuite localement des effets boule de neige, avec des dénonciations reprenant les clichés répandus, et remontant pour certains aux histoires anciennes au sujet des « sabbats » de sorcières. Plus d’une centaine d’enquêtes plus ou moins poussées eurent lieu au sujet d’accusations relatives à des crèches ou autres structures d’accueil pour enfants : les accusations émises ressemblent à des catalogues de fantasmes (pp. 119–120). « Ce complot satanique fut rapidement adopté comme une explication valable de la peur massive de maltraitance infantile de Californie, de Caroline du Nord et d’ailleurs. » (David Frankfurter, « Le mal et ses complots imaginaires : du cannibalisme des premiers chrétiens aux abus rituels sataniques », Terrain, N° 50, mars 2008, pp. 14–31) Le paradoxe est qu’il n’y eut guère de satanistes inquiétés lors de ces affaires, et qu’aucun en fut condamné (p. 108): les supposés coupables d’abus rituels sataniques n’avaient rien à voir avec des organisations satanistes.
Dans son ouvrage publié en français en 1997, Massimo Introvigne notait que, parmi des milliers de cas de prétendus abus rituels sataniques portés à la connaissance des autorités américaines entre 1983 et 1993, une douzaine avaient débouché sur des condamnations pénales, et encore certains cas laissent des questions en suspens, tel que celui d’Ingram évoqué plus haut. Même s’il n’y a que quelques cas, ce sont toujours quelques cas de trop, soulignait pertinemment Introvigne, mais cela n’avait rien à voir avec un puissant complot sataniste international — et la question se pose même de savoir si l’éventuel recours à des symboles à connotation satanique par de rares pédophiles n’a pas été, au moins en partie, le produit de toutes ces rumeurs ? (Enquête sur le satanisme, pp. 330–332) En 1992, un agent du FBI prépara un rapport appelant à la prudence et à la rigueur face aux allégations d’abus rituels sataniques (ce document de 43 pages est téléchargeable au format PDF).
Les paniques sataniques ont connu des exportations en dehors des États-Unis, mais avec un impact plus modeste, sans doute en raison de contextes culturels et religieux différents. Sur mandat du Département de la santé, l’anthropologue J.S. La Fontaine a publié une étude sur le cas britannique (Speak of the Devil : Tales of Satanic Abuse in Contemporary England, Cambridge University Press, 1998). Cette enquête révélait une influence des modèles américains, exportés vers la Grande-Bretagne à partir de 1988. Il y avait réellement de la maltraitance dans environ la moitié des cas signalés, mais pratiquement pas de liens avec des pratiques occultes.
Il faut reconnaître que la situation de psychothérapeutes confrontés à des allégations d’abus rituels sataniques par des patients était délicate : pouvaient-ils rejeter d’emblée de telles allégations comme dénuées de crédibilité ? Certains exprimaient la crainte de ne pas prendre au sérieux des traumatismes qui étaient peut-être réels. Dans le livre qu’il a consacré à ce sujet (Satanic Ritual Abuse : Principles of Treatment, University of Toronto Press, 1995), le psychiatre Colin Ross abordait la question d’une façon pondérée. Il relatait avoir eu un « contact clinique » avec 300 cas de personnes ayant évoqué des souvenirs de participation à des rituels sataniques, dont 80 cas suivis par lui de façon approfondie. Aucune des allégations n’avait pu être objectivement vérifiée, mais l’auteur était prêt à laisser ouverte la possibilité qu’un petit pourcentage des cas pouvaient refléter de véritables souvenir d’abus subis dans un contexte à caractère rituel et interprétés à tort ou à raison comme « sataniques » : des fragments réels, sur lesquels auraient été superposées des images sataniques imaginaires. Certes, aux souvenirs crédibles se mêlaient des affirmations invraisemblables : mais le thérapeute doit adopter une posture neutre pour aider efficacement ses patients et rester ouvert à la possibilité que certains éléments rapportés soient exacts (p. 58). Dans l’ensemble, l’approche thérapeutique ne devrait pas être fondamentalement différente de celle adoptée face à des cas qui n’évoquent pas une dimension rituelle, concluait Ross (p. 201).
Face à un sujet donnant lieu à des prises de position polarisées, l’American Psychiatric Association avait publié en 1993 une déclaration prudente et mettant en avant à la fois l’empathie envers les patients et la distance critique nécessaire. Cette déclaration est reproduite en annexe de l’ouvrage collectif dirigé par George A. Fraser, The Dilemma of Ritual Abuse : Cautions and Guides for Therapists (Washington, American Psychiatric Press, 1997). Il est impossible de résumer les différents articles, mais certains auteurs suggèrent la possibilité de cas d’abus de mineurs (dans des cadres pédophiles ou pornographiques) utilisant des références satanistes dans un but d’intimidation des victimes ou pour ajouter à l’excitation perverse des auteurs de ces crimes. Cela nous renvoie une fois de plus aux projections liées au satanisme.
Une chose est sûre, cependant : l’immense majorité des accusations d’abus rituels sataniques n’avaient aucun fondement. Que des personnes inventent des faits inexistants n’est pas un phénomène inhabituel, et l’on sait aussi comment des fantasmes peuvent se propager de façon épidémique. Ce qui laisse songeur est plutôt la réception de ces récits par des audiences crédules et leur promotion par des personnes qui les prenaient au sérieux. Le film Régression illustre bien ces mécanismes.
Si les paniques sataniques ne font plus la une depuis plusieurs années, l’imaginaire et les fantasmes associés au satanisme n’ont pas disparu. D’autres craintes occupent sans doute plus le devant de la scène, mais rien ne dit que nous ne verrons pas d’autres vagues de rumeurs sataniques à l’avenir, selon un modèle semblable ou différent.
Conclusion
Est-ce à dire que l’attrait pour le satanisme est sans conséquences ? Non, bien sûr. Sans même considérer la dimension spirituelle, une approche qui joue avec des dimensions transgressives peut déboucher sur des transgressions réelles. La petite liste internationale d’affaires criminelles (meurtres, profanations…) à connotation satanique figurant dans le rapport établi en 2006 par la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES), Le satanisme : un risque de dérive sectaire (p. 68), en offre quelques exemples. Par coïncidence, alors que je revenais de la projection de Régression, j’ai reçu une dépêche d’agence sur ce qui serait un meurtre sataniste au Mexique, selon l’article (j’utilise le conditionnel, car je ne suis pas en mesure de vérifier l’information par d’autres sources):
« Un rapport du procureur général de l’Etat de Chihuahua confirme que les quatre personnes accusées du meurtre – trois hommes et une femme âgés entre 18 et 25 ans – sont adeptes du satanisme, rapporte le 9 mars l’agence d’information américaine Catholic News Agency (CNA). Les satanistes du groupe dénommé “Les fils de Baphomet” ont été arrêtés début mars. Ils ont tué leur camarade Edwin Miguel Juarez Palma lors d’un rite réalisé dans un cyber café. Après l’avoir battu, ils l’ont finalement blessé à mort avec une bouteille de verre. Le directeur de la police de l’Etat de Chihuahua, Pablo Rocha Acosta, a indiqué que le jeune homme sacrifié avait volontairement participé à la cérémonie, afin de pouvoir “ressusciter en vampire”.» (Cath.ch-APIC, 10 mars 2016) [Les enquêteurs se demandent cependant si la victime aurait été aussi consentante que le prétendent ses assassins, indiquent d’autres articles de presse…]
Sans savoir si cette affaire relève réellement d’un « crime satanique », l’implication de jeunes adultes rejoint le modèle du « satanisme réactif » défini par les auteurs d’Invention of Satanism. Quand on cherche des sensations fortes, extrêmes et transgressives, les limites peuvent rapidement être franchies. Quand cela s’associe à une fascination pour des pratiques sombres et au frisson de flirter avec le Mal, il n’est pas surprenant que des crimes surviennent de temps en temps. Mais ces constructions de bric et de broc ne découlent pas de l’appartenance à une redoutable internationale satanique : elles révèlent des traits psychologiques perturbés, qui vont se créer une justification idéologique, dans laquelle des éléments issus des stéréotypes du satanisme dans la culture populaire jouent un rôle non négligeable : comme d’autres sujets nous l’apprennent, ce qui horrifie la majorité des gens séduit une petite fraction de la population, qui croit y trouver une attirante voie de rébellion et l’excitation d’un comportement transgressif.
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