Le Réseau évangélique suisse (RES) a fêté ce mois son dixième anniversaire. À cette occasion, j’ai eu le plaisir de présenter quelques observations sur l’évolution de la perception des évangéliques en Suisse et une petite étude que j’ai publiée à ce sujet ainsi que sur le rôle joué par le RES. Je partage ci-dessous une version légèrement abrégée de ma présentation lors de l’assemblée du RES, dans la belle nouvelle salle du Centre évangélique de Tavannes.
J’avais d’abord hésité quand le président du RES m’avait approché pour préparer ce texte. En effet, il existe en Suisse romande plusieurs spécialistes du milieu évangélique : ce sujet m’intéresse, bien sûr, mais plutôt comme observateur des évolutions du champ religieux, et non comme expert de ce sujet en particulier. J’ai cependant fini par accepter, intrigué par la question posée.
C’est un peu avant le milieu des années 1980 que le courant évangélique a commencé de retenir mon attention. Vivant à Fribourg, je voyais en effet des Églises évangéliques s’implanter sur des terres romandes de tradition catholique, où elles n’avaient guère été présentes jusqu’à ce moment. Par la suite, je les ai vues grandir et d’autres s’y ajouter. J’ai pu observer aussi l’évolution des relations avec les Églises chrétiennes établies. La demande du RES m’offrait une bonne occasion de revisiter ces sujets.
Il s’agissait de s’interroger sur la perception publique des évangéliques, mais en la mettant bien sûr en relation avec l’évolution des évangéliques eux-mêmes. Je me suis demandé quelles méthodes à utiliser, dans le cadre d’une enquête brève. Il m’a semblé que le meilleur moyen était de me pencher sur le discours des médias, tout en prêtant attention à d’autres sources. Peu importe que les médias forgent l’opinion ou la reflètent (il y a un peu des deux): les échos qu’ils apportent nous offrent des indications utiles sur la perception des évangéliques en Suisse romande.
Il fallait bien sûr aborder cela sur une durée suffisante, et pas simplement depuis dix ans que le RES existe : j’ai pensé à une cinquantaine d’années, puisque c’est durant ce demi-siècle que le paysage religieux suisse s’est transformé en profondeur, dans le sens d’une sécularisation et d’une diversification — en 1960, 98% de la population suisse se répartissait entre réformés et catholiques, et que seulement 0,5% se disait sans confession (contre 22% aujourd’hui).
J’ai découvert un point de départ qui justifiait ce cadre temporel : il y a cinquante ans, en 1966, Genève accueillit une campagne d’évangélisation conduite par le Canadien Leighton Ford, beau-frère de Billy Graham. Cette campagne n’était pas soutenue seulement par les communautés évangéliques, mais aussi par l’Église nationale protestante. Et il se trouve que non seulement la presse s’y intéressa, mais que la Télévision romande y consacra un reportage, sous le titre joliment trouvé de 1966 ans après Jésus-Christ. Ce reportage était signé par Alain Tanner, un réalisateur promis à la brillante carrière que l’on sait.
Le reportage donnait la parole à des participants, à Leighton Ford lui-même, mais aussi à des commentaires de l’extérieur, dont celui d’un pasteur et théologien réformé, aujourd’hui défunt, qui disait avoir apprécié les qualités techniques et l’efficacité de la prédication de Ford, mais se méfiait d’une fuite devant les réalités de ce monde et expliquait :
« La société n’est pas faite que d’intellectuels, et peut-être M. Leighton Ford a–t‑il une mission à remplir auprès de ceux qui ne sont pas des intellectuels. Et peut-être même y a‑t-il des intellectuels qui sont sensibles à cette forme de spiritualité. Mais il est bien possible que ceux qui ont un esprit critique se sentent au contraire gênés par ce qu’il y a d’un peu simple, d’un peu naïf, justement, dans un message qui ne s’adresse pas à des hommes qui sont tout à fait adultes. Or, une des missions de l’Église, à mon avis, c’est de former, moralement et spirituellement, non pas des enfants […] mais des adultes qui puissent vraiment participer à cette recherche de la paix, pour plus de justice et plus de liberté à travers les révolutions de ce monde. »
Avec le recul, ces propos font un peu sourire. Mais ce ton condescendant par rapport à la foi évangéliques se retrouvait dans un reportage, d’ailleurs sympathique et plutôt respectueux, sur les communautés évangéliques à Tramelan, diffusé par la même Télévision romande en 1973. Un passage du commentaire décrivait la foi évangélique comme un message adressé à des milieux populaires, angoissés par les grandes questions de l’existence, apportant des réponses naïves à ceux qu’effrayaient la rationalité du monde contemporain. Tout cela pour dire que les évangéliques n’étaient pas ignorés à l’époque, mais en même temps ils ne semblaient pas porteurs de promesses d’avenir.
Mais si la sécularisation était bien et reste une réalité, la foi s’est révélée plus vivace que prévu, pas seulement dans le cadre chrétien d’ailleurs. Aux États-Unis, dans les années 1970, on commence à se rendre compte que les formes libérales de religion ne sont pas celles qui séduisent le plus et que les évangéliques constituent un courant avec lequel il faut compter. Avec un peu de décalage, et bien sûr dans un contexte suisse romand où les évangéliques représentent un pourcentage bien plus modeste de la population qu’aux États-Unis, la prise de conscience de leur dynamisme local va se faire jour dans les années 1980.
Je n’ai pas lu toute la presse suisse romande, mais une bonne illustration est offerte par l’enquête d’ailleurs assez détaillée menée en 1989 à Lausanne par un journaliste de L’Hebdo, sur « l’intégrisme protestant », sous le titre « Le feu de l’Évangile ». D’autres articles du même genre vont suivre, évoquant une « vague évangélique » en Suisse romande, de même que des reportages télévisés, par exemple Fans de Jésus en 1993.
À partir de ce moment se met en place la notion d’évangéliques comme des communautés dynamiques, en croissance. Le discours que j’ai retrouvé à répétition dans la presse décrit des bancs d’églises de plus en plus clairsemés, tandis que les assemblées évangéliques voient leur auditoire augmenter et, de plus, parviennent à conserver leurs jeunes membres.
Il y a dans cette description une part de vérité, mais aussi des clichés qui se mettent en place : les évangéliques qui ne cesseraient d’augmenter, ce qui n’est pas faux, mais doit être nuancé, d’abord en montrant, comme l’ont fait des études récentes, que la croissance n’est pas uniforme, que la circulation intraévangélique est aussi une réalité et qu’il n’y a pas de recette magique qui garantirait le succès évangélique, que c’est un effort à remettre sur le métier constamment, même si les évangéliques ont des atouts et encore un potentiel de croissance en Suisse romande, mais celui-ci a aussi ses limites.
En voyant des termes associés systématiquement aux évangéliques en Suisse romande, mais aussi ailleurs, notamment en France, j’ai eu l’idée de repérer quelques mots-clefs ou thèmes souvent associés aux évangéliques à travers les regards qui se posent sur eux de l’extérieur. Cela révèle aussi quelque chose sur les perceptions.
Je ne vais pas donner ici la liste de ces mots-clefs, chacun brièvement commenté dans la brochure. Mais, un peu aléatoirement, je relève :
Amérique : le Réveil du XIXe siècle était beaucoup plus associé aux Îles britanniques qu’au continent américain, mais c’est souvent l’image d’un modèle américain qui est évoquée dans les médias, quoique cela me semble moins fort ces dernières années. En même temps, il y a une part de vérité : la force de frappe religio-culturelle américaine, à travers des publications, des organisations interdénominationnelles implantées un peu partout, des écoles bibliques ou autres instituts que visitent aussi des évangéliques d’ici.
Communauté : c’est — pas à tort — l’une des clefs du succès des évangéliques, mais aussi d’autres groupes religieux minoritaires, que relèvent les médias. Outre la conviction inspirée par le message que proclament les chrétiens évangéliques, cela évoque une dimension sociologique qui ne serait pas étrangère à l’attrait exercé par les assemblées évangéliques.
Conquérant : cet adjectif connote le dynamisme évangélique et évoque un modèle de christianisme qui ne confine pas la foi à une sphère privée, qui ne se contente pas de maintenir les acquis, mais qui pense en termes de développement. Cela saute aux yeux de ceux qui lisent des publications évangéliques ou assistent à des réunions : l’insistance sur les implantations d’Églises, par exemple. Le revers de la médaille, si l’on peut dire, c’est que cette conquête ou reconquête, toute spirituelle qu’elle soit, évoque des sentiments mitigés parmi certains de ceux qui n’adhèrent pas à cette démarche.
Prosélytisme : c’est un terme associé, si l’on veut. Les évangéliques affirment sans complexe leur volonté missionnaire : proclamer au monde la Bonne Nouvelle. Mais l’action missionnaire n’a plus l’image positive dont elle pouvait jouir en d’autres temps : elle est souvent considérée comme problématique (et il existe d’ailleurs des actions missionnaires qui le sont). De plus en plus, une activité missionnaire est décriée comme du « prosélytisme » malvenu. Dans certaines régions du monde, c’est un thème très sensible. Il est moins vif en Europe, mais il arrive que des initiatives — par exemple une distribution de la Bible près d’une école — suscite des réactions irritées ou méfiantes. Je dois cependant dire que je m’attendais à trouver plus de critiques de ce genre dans les médias. Peut-être y a‑t-il en Suisse, même chez les évangéliques, cette petite réserve dans le partage de la foi avec des inconnus : l’action missionnaire est menée avec doigté Ces nuances échappent parfois à des chrétiens d’origine étrangère : j’ai découvert récemment, dans un hôpital suisse romand, des membres étrangers d’une Église évangélique libre allant — sans permission — de chambre en chambre pour prêcher.
Secte : en l’an 2000 encore, l’agence de presse ProtestInfo avait publié un article intitulé « Églises évangéliques et sectes : une confusion empoisonnante ». La vieille étiquette de « sectes protestantes » a la vie dure. Je pensais que cela relevait aujourd’hui de l’histoire : en tout cas dans les Églises chrétiennes établies en Suisse, les évangéliques ne sont plus qualifiés de sectes, même s’il peut y avoir l’une ou l’autre hésitation par rapport à des communautés particulières. (Encore faudrait-il d’ailleurs savoir de quoi on parle en disant « secte », mais c’est un autre sujet!) Pas tellement dans les médias, mais dans les propos de certaines personnes, nous voyons ce qualificatif surgir encore. Et d’autres interlocuteurs m’ont confirmé sa persistance. Les stéréotypes ne disparaissent pas si facilement, et des comportements perçus comme problématiques dans un groupe peuvent aisément les raviver. Or la notion de secte, aujourd’hui sécularisée, assume la postérité des controverses des années 1970–1990 autour des « nouvelles sectes » et revêt des connotations négatives, et pas simplement dépréciatives.
J’ai plusieurs autres mots-clefs dans ma liste : morale, normalisation, protestants… Le lecteur pourra les découvrir. Comme je l’ai mentionné, ils ont été sélectionnés à patrir d’échos dans les médias et dans l’opinion. Si j’avais décidé d’en choisir moi-même, sans tenir compte de leur diffusion, j’en aurais ajouté d’autres, par exemple le mot de « réveil », important dans le vocabulaire évangélique, mais que je mets aussi en corrélation avec une certaine recherche constante de nouveauté qui me semble marquer souvent le milieu évangélique.
Chacun de ces mots-clefs esquisse des pistes sur lesquelles peut s’amorcer une réflexion. On peut se réjouir de voir, depuis les années 2000, autour de l’Université de Lausanne et de l’Observatoire des religions en Suisse, des travaux de qualité contribuer à la connaissance du monde évangélique, et aussi à une information sérieuse sur celui-ci, par contrecoup. Depuis que ces travaux existent, les médias se tournent de plus en plus vers des chercheurs comme sources d’information sur la réalité du monde évangélique en Suisse. Cela contribue à une approche plutôt sereine du sujet.
L’exploration du milieu évangélique et de son évolution n’est pas terminée. Ainsi, à la fin du mois dernier, l’Office fédéral de la statistique a publié les intéressants résultats d’une enquête menée en 2014 sur les Pratiques et croyances spirituelles et religieuses en Suisse — enquête qui peut être téléchargée, avec des tableaux statistiques complémentaires, sur le site de l’OFS. Les évangéliques y sont considérés en tant que catégorie spécifique : les résultats qui apparaissent méritent d’autant plus notre attention qu’ils sont parfois liés à des sujets possibles de débat public.
Je ne suis pas étonné de voir que les évangéliques disent massivement lire régulièrement un livre sacré, ou encore qu’ils sont 90 % à considérer la religion comme importante dans l’éducation des enfants — beaucoup plus que les adhérents des autres religions. Il est déjà plus intéressant de voir que, pour près de 85 % des évangéliques, leur foi détermine leur attitude envers la nature et l’environnement.
Je ne suis pas non plus vraiment surpris par le fait que 77 % des évangéliques déclarent ne pas croire « que la théorie de l’évolution des espèces est l’explication la plus cohérente de l’origine de l’être humain ». Mais j’aimerais savoir ce que recouvre la réponse : simplement l’affirmation que Dieu est créateur de toute chose, ou l’adhésion à des thèses créationnistes spécifiques, et dans ce cas lesquelles ? Vu les débats récents à ce sujet en Suisse romande, la question n’est pas sans intérêt.
Autre réponse, dans un tableau dont on ne trouve pas le détail dans le rapport, mais que l’OFS a eu l’amabilité de me communiquer : beaucoup plus que les fidèles d’autres religions, les évangéliques disent que leur foi joue un rôle dans leur attitude et leur orientation politiques. Plus de 57% lui attribuent un rôle très important (26,8%) ou assez important (31,1%). À voir les résultats de cette enquête, la foi joue plus un rôle dans les choix politiques des évangéliques que dans ceux des musulmans, par exemple. Mais, plus concrètement, que cela signifie-t-il ? Il faudrait pouvoir corréler ces réponses avec les préférences de partis, les positions sur le spectre politique, les choix lors de certains votes.
Ce sont des points importants, non seulement parce qu’ils disent quelque chose sur l’attitude évangélique, mais aussi parce qu’ils ont un impact potentiel sur la perception des évangéliques en Suisse, et sur les débats dont ils peuvent faire l’objet.
Si les évangéliques sont, comme me le disait un interlocuteur, « sortis du complexe minoritaire », il reste quand même un désir de reconnaissance, dont je crois que les demandes de reconnaissance d’intérêt public dans certains cantons sont un signe. Les évangéliques entendent vraiment être considérés comme des interlocuteurs sérieux, responsables, par les autres Églises chrétiennes et par les autorités civiles.
Pour le RES, il ne s’agit pas simplement de faire connaître les évangéliques, mais aussi leurs contributions à la société, à leur échelle, ou aux débats de société. J’ai mentionné certains exemples dans la brochure, mais il y en aurait d’autres : par exemple, les interventions de l’Institut pour les questions relatives à l’islam, également dans des médias séculiers, permettent de faire entendre une voix évangélique sur des sujets chauds. Le site du RES permet de découvrir la multiplicité des initiatives qu’il chapeaute, dirigées tant vers l’intérieur que vers l’extérieur.
Un aspect parmi d’autres qui a retenu mon attention, depuis que j’ai assisté à la rencontre du RES à Bienne en 2014, est l’effort pour intégrer dans l’ensemble évangélique suisse les Églises internationales. C’est là un aspect important, au-delà des cercles évangéliques eux-mêmes. Mais c’est aussi l’amorce d’un paysage évangélique suisse beaucoup plus bigarré.
Appréciée à l’extérieur, notamment dans des milieux religieux, l’existence d’une structure représentative telle que le RES est indispensable pour donner une figure commune à l’éparpillement des initiatives et groupes évangéliques, mais aussi préparer les évangéliques eux-mêmes à réfléchir à leur rôle dans la société et à élaborer des contributions argumentées. Le RES reflète en outre la réalité d’une interaction de plus en plus forte entre communautés évangéliques.
Au terme de ma petite étude, j’ai donc eu la conviction que les évangéliques, comme les autres courants religieux, ne peuvent aujourd’hui faire l’économie de structures faîtières ou représentatives, pour des raisons à la fois internes et externes.
J.-F. Mayer, L’évolution des chrétiens évangéliques et leur perception en Suisse romande (préface de Norbert Valley), Genève, Réseau Évangélique Suisse, 2016, 84 p.
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