Le colloque annuel de l’Institut supérieur d’études œcuméniques (ISEO) s’est déroulé du 12 au 14 avril 2016, à l’Institut catholique de Paris. Alors qu’approche l’anniversaire de la Réforme protestante du XVIe siècle, il avait pour thème cette année : « Penser les R/réformes aujourd’hui ». Dans le riche programme de ce colloque, j’étais invité à présenter l’une des conférences introductives de la première matinée.
La parution des Actes du colloque est prévue pour l’an prochain. Je mets en ligne ici une version abrégée de mes réflexions : la version complète, accompagnée des références bibliographiques et de nombre d’exemples supplémentaires, sera disponible dans le volume à paraître.
L’examen des mouvements de réforme religieuse révèle un dialogue complexe entre le passé et l’avenir. Dans le champ religieux ou dans n’importe quel domaine de l’activité humaine, une réforme se veut réponse nécessaire à des déviations ou à des inadéquations : l’objectif est de corriger des erreurs, des faiblesses, ou de procéder à la mise à jour d’attitudes et de pratiques considérées comme dépassées. Les mouvements de réforme réagissent pour purifier un enseignement, ou jugent que celui-ci n’est plus adapté au contexte contemporain.
L’idée de réforme peut suggérer deux directions — deux orientations mentales peut-être. S’agit-il de revenir à la pureté supposée des origines, défigurée par les pesanteurs des institutions et leurs compromissions avec le « monde », comme le voulaient les tenants de la « Réforme radicale » au XVIe siècle ainsi que tous les groupes qui jettent sur l’histoire un regard semblable et rêvent de rétablir une communauté chrétienne selon le modèle des Actes des Apôtres ? Ou convient-il d’adapter la communauté au monde contemporain, en soutenant que la crédibilité du message en dépend ?
Même tendue vers l’avenir, la réforme se légitime en revendiquant une fidélité à l’essence du message : la modernisation des formes ne serait qu’un moyen de briser la gangue que les siècles ont solidifiée et qui emprisonne ce message, ou l’ont même déformé. Non novum instituimus, déclarait Luther. Quand des courants de résistance de catholiques libéraux, à l’époque de Vatican I, donnèrent naissance à un mouvement de réforme catholique, celui-ci prit le nom de « vieux-catholique ». Ss partisans adoptèrent cette étiquette, en 1872, pour affirmer qu’ils étaient, fidèles à l’héritage catholique, tandis que Rome avait adopté de nouvelles doctrines : les réformateurs n’ont pas changé et restent dans la continuité de l’authentique Église.
Aucune religion n’est immobile : mais la question centrale est la nature des transformations. Même en introduisant des changements, la plupart des religions ont le souci d’affirmer que le changement n’affecte pas l’essentiel et ne remet pas en cause la permanence et la continuité de la religion. Benoît XVI avait parlé en 2005 de « renouveau dans la continuité », dans un discours à la Curie romaine qui prônait une « herméneutique de la réforme » face à une « herméneutique de la discontinuité et de la rupture » dans la réception de Vatican II.
Certes, la construction du passé par un mouvement réformateur révèle aussi, et peut-être avant tout, les aspirations présentes du groupe qui promeut la réforme. Le passé peut être autant un outil de légitimation que le fruit de recherches historiques. Un exemple saisissant en avait été offert, il y a plus de trente ans, par une soigneuse étude de Paul Meyendorff (Russia, Ritual, and Reform : The Liturgical Reforms of Nikon in the 17th Century, Crestwood, St Vladimir’s Seminary Press, 1991), qui avait renouvelé nos connaissances sur les réformes liturgiques en Russie au XVIIe siècle, avec le schisme qui en fut la conséquence : sous prétexte de corriger les textes liturgiques pour les ramener à leur pureté originelle, Meyendorff montrait qu’ils avaient été, en réalité, simplement alignés sur les versions en vigueur dans l’Église grecque, introduisant même des innovations dans certains textes sous couvert de purification…
Une réforme conçue comme retour au passé idéalisé peut balayer sur sa route le passé réel. Nous le voyons dans le cas du salafisme, fruit du réformisme musulman, pour lequel « le retour à l’origine est aussi le retour à l’énergie perdue d’une société conquérante », comme le résume Samir Amghar (Le Salafisme d’aujourd’hui : mouvements sectaires en Occident, Paris, Michalon Éditions, 2011, p. 20): sa volonté de purification de l’islam conduit à écarter comme innovations blâmables et superstitieuses nombre de pratiques traditionnelles dans les différents environnements islamiques.
En effet, les réformes religieuses se trouvent souvent en tension avec des formes de religion populaire : cela vaut aussi bien pour le christianisme.
Quelle que soit l’orientation de ceux qui la prônent, la réforme est d’abord avancée comme une impérieuse nécessité. Face à une institution, religieuse ou non, qui semble préférer le confort des routines et des habitudes, les réformateurs ont le sentiment de faire face à des circonstances qui ne laissent plus le choix : la survie même d’une religion confrontée à de nouveaux défis est en jeu.
La pression pour la réforme peut venir de l’intérieur, mais aussi de l’extérieur. Ainsi, à côté des auteurs et groupes musulmans prônant une réforme de l’islam depuis deux siècles, aboutissant à des projets contrastés, nous observons en Occident une multiplication des injonctions de non musulmans appelant les musulmans à se réformer, comme si cela était la solution des conflits et tensions qui agitent actuellement des sociétés musulmanes (et ignorant que des projets réformistes aux conséquences contrastées traversent depuis longtemps les sociétés musulmanes).
La pression pour des réformes, dans le sens d’une adaptation aux modèles sociaux dominants d’environnements sécularisés, les Églises chrétiennes en font aussi l’expérience quand sont abordées des questions chères aux médias et à certains groupes de pression, qu’il s’agisse de droit des femmes (y compris l’accès aux ministères), de la place des homosexuels ou d’autres sujets aujourd’hui sensibles. Dans la sphère publique des pays occidentaux, les revendications de réforme religieuse ont plutôt bonne presse, du moment qu’elles sont dans l’air du temps.
Mais les recherches menées en sciences sociales des religions depuis des années nous montrent aussi qu’il ne suffit pas à un groupe de se réformer en s’adaptant de son mieux aux attentes du moment pour être pertinent et garantir son succès, si l’on veut raisonner en ces termes : surtout dans une situation de libre marché du religieux, un certain degré de tension par rapport à la culture dominante peut aussi rendre une religion attrayante et convaincante (cf. Rodney Stark, « Why religious movements succeed or fail : A revised general model », Journal of Contemporary Religion, 11/2, 1996, pp. 133–146).
Nous voyons ainsi se manifester aujourd’hui, plus ou moins simultanément, avec plus ou moins de force, dans différentes religions mais aussi en dehors de celles-ci, des voix exprimant avec plus ou moins de force des revendications semblables adressées à différentes traditions religieuses.
Il n’y pas seulement des groupes activistes catholiques (parfois même des voix orthodoxes) qui s’expriment en faveur de l’accès de femmes au sacerdoce. En Inde, des hindoues contestent les restrictions d’accès des femmes aux secteurs de certains temples ; des tribunaux obligent des temples à accepter ces demandes, comme l’a fait récemment la Haute Cour de Bombay dans le cas du temple de Shani Shingnapur, conduisant les responsables du temple à s’incliner et à mettre un terme à une pratique d’exclusion séculaire.
Dans des pays bouddhistes, des groupes introduisent ou réintroduisent le monachisme féminin, et les nonnes bouddhistes n’entendent pas se contenter d’un rôle de second plan. Certaines entreprennent des réformes radicales, comme la Taïwanaise Shih Chao-hwei (née en 1957), fondatrice de l’École théologique bouddhiste Hongshi, qui a publiquement déclaré caduques, en 2001, les Huit Règles Spéciales plaçant les nonnes bouddhistes dans une situation subordonnée aux moines. Elle s’est en outre engagée pour la cause homosexuelle, présidant en 2012 la première célébration publique d’un mariage lesbien à Taïwan (Chengpang Lee et Ling Han, « Mothers and Moral Activists : Two Models of Women’s Social Engagement in Contemporary Taiwanese Buddhism », Nova Religio : The Journal of Alternative and Emergent Religions, 19/3, février 2016, pp. 54–77).
Les exemples de ce genre pourraient être multipliés : j’ai retenu celui-ci parce qu’il conjoint deux thèmes sensibles, sur lesquels les religions se trouvent confrontées à des revendications réformatrices (statut des femmes et bénédiction d’unions homosexuelles). Cela nous révèle une différence importante entre la situation actuelle et celle que nous aurions pu observer il y a un siècle : dans un contexte de mondialisation, les thèmes de réformes peuvent porter, d’une part, sur des aspects spécifiques de religions particulières, mais, d’autre part, refléter aussi des tendances globalement répandues et traversant donc les religions. Les réformes entreprises dans un contexte religieux sont répercutées partout et ne peuvent plus ignorées par d’autres courants religieux.
Tous les croyants n’accueillent pas avec enthousiasme les réformes. Le mot de « réforme » n’évoque pas une simple évolution « naturelle », non recherchée : il connote une entreprise consciente de réorientation, même si ses conséquences ne sont pas toujours mesurables — les premiers réformateurs protestants ne pouvaient guère deviner où leurs initiatives les conduiraient. Cette démarche attire soupçons, critiques, réactions quant aux intentions et aux conséquences de ces réformes. Ceux qui s’opposent aux réformes ne le font pas toujours d’emblée et par principe : c’est souvent le cours des événements qui satisfait tout le monde ou, au contraire, durcit des positions et creuse des fossés qu’il devient difficile de combler ensuite.
Si certaines réformes s’imposent avec peu de remous, d’autres divisent. J’ai mentionné le statut des femmes ou la question des bénédictions religieuses d’unions homosexuelles, qui peut conduire à des schismes ou à des passages vers d’autres juridictions ecclésiastiques, comme on l’a vu notamment chez les épiscopaliens américains. Un autre thème qui vient à l’esprit est celui des réformes liturgiques : des réformes liturgiques nikoniennes en Russie au XVIIe siècle, donnant naissance au schisme des vieux-croyants avec leurs différentes branches, jusqu’aux oppositions aux réformes liturgiques catholiques des années 1960, les exemples sont bien connus. Toucher aux rites est un point sensible : une réforme sur ce plan peut donner l’impression de « changer la religion » et d’ébranler un ordre sacré.
J’ai mentionné déjà les fréquentes frictions entre projets de réforme religieuse et religion populaire : des réformes qui sont le fruit des réflexions et efforts d’«élites stratégiques » au sein d’une religion ne rencontrent pas toujours l’adhésion enthousiaste des fidèles.
Pour être crédible, remarque Abdelwahab El-Affendi dans un article sur les attentes envers les musulmans occidentaux comme sources d’une réforme islamique (« The people on the edge : Religious reform and the burden of the Western Muslim intellectual », Harvard Middle Eastern and Islamic Review, 8, 2009, pp. 19–50), une réforme doit avoir pour objectif de revitaliser et de renforcer la religion, pas de la diluer. Une réforme ne peut pas avoir lieu « sur commande » (surtout quand cette demande vient de l’extérieur) et toute réforme est source potentielle de conflits, rappelle-t-il. Enfin, il est difficile de réformer sans exercer un pouvoir direct sur la communauté ou jouir d’une autorité religieuse charismatique.
Ces observations s’appliquent à toutes les religions. La réforme, ce changement volontariste dans le fonctionnement, les pratiques ou l’orientation d’une religion, offre à notre analyse un champ d’observation riche pour comprendre les stratégies d’adaptation et les rapports de force au sein de mouvements religieux ainsi que l’interaction entre la doctrine, les pratiques et le contexte dans lequel elles se déploient. Le phénomène de réforme permet aussi de mieux saisir le rapport d’une tradition religieuse à son passé ainsi que son interaction avec les sociétés dans lesquelles elle existe.
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