Une fois de plus de plus, je reçois des questions de journalistes désireux de comprendre comment des hommes en arrivent à commettre des actes de violence extrêmes et spectaculaires. Les facteurs explicatifs se bousculent, devenant en même temps autant de points d’interrogation : idéologies meurtrières ? haine de l’humanité ? troubles psychiques ? Les récents événements offrent l’occasion de revenir non pas sur l’ensemble des causes de ces violences, mais sur un aspect particulier qui retient mon attention depuis des années : le recours à la violence par des personnes qui y trouvent à la fois une issue à leurs problèmes et la conquête d’une célébrité. Il faut y ajouter des formes de ressentiment extrême envers la société ou des segments de celle-ci. Cette violence peut être associée à une justification idéologique.
Il ne s’agit pas ici avant tout de djihad, même si cela concerne aussi des djihadistes. Ce sont des démarches que nous retrouvons dans des milieux aux références idéologiques différentes, mais avec des constantes qui ignorent ces différences. Il ne s’agit pas plus de proposer une imprudente interprétation du profil de l’auteur du carnage commis à Nice le 14 juillet 2016, même si cet acte est à l’origine de ces brèves réflexions. Je n’ai répondu qu’avec beaucoup de prudence aux demandes médiatiques à ce sujet et je m’en voudrais d’ajouter ma voix au concert d’«experts » qui émettent des avis péremptoires sans disposer des éléments nécessaires pour le faire : nous pouvons spéculer sur ce qui s’est passé, mais seuls les faits minutieusement établis par le travail des enquêteurs permettront d’y voir plus clair. À ce stade, trop d’éléments inconnus subsistent, comme le montrent les rebondissements et variations dans les interprétations en trois jours seulement.
Je ne veux pas m’improviser psychologue : je n’en ai pas les qualifications. Même si mes observations touchent à la psychologie de ces figures, je n’approche pas la question avec les outils de la psychologie, mais à partir de mes observations de chercheur, amené à rencontrer des formes parfois extrêmes de convictions religieuses, et – par extension – d’autres démarches radicales (ce qui m’a appris aussi à ne plus m’étonner de rien…). Un psychologue mettrait sans doute sur mes descriptions d’autres mots, appartenant à son vocabulaire professionnel.
Je précise aussi que je ne pense pas que tout terroriste ou djihadiste soit un « déséquilibré » : des gens peuvent commettre des actes violents au nom d’une cause ou d’une idéologie, faisant passer les intérêts de celle-ci ou de leur groupe au-dessus de toute considération d’humanité. Ils mettent en veilleuse tout sentiment d’empathie. La même chose peut être dite de certains crimes de guerre, commis par des gens « normaux », mais qui obéissent aux ordres ou estiment que des circonstances exceptionnelles justifient des actes inhumains (pour éliminer un adversaire redoutable, pour sauver son peuple de la destruction, etc.).
Mes interrogations sur ces sujets ont eu pour point de départ mon expériences de chercheur avec le mouvement connu sous le nom d’Ordre du Temple Solaire (OTS). J’avais mené quelques recherches sur ce groupe, à la fin des années 1980, et publié un article à ce sujet, sans me douter de la notoriété que vaudrait à l’OTS son « transit » – mélange d’assassinats et de suicides – en 1994, suivi de deux autres, en 1995 et 1997. Inévitablement s’est posée pour moi la question des raisons conduisant les responsables d’un mouvement à choisir une issue impliquant non seulement la mort d’autrui, mais aussi la leur, et s’arrogeant également le droit d’éliminer des « traîtres ».
Au fur et à mesure que j’avançais dans ma recherche (d’abord pour assister une enquête de police), je fis des constatations troublantes. Les dirigeants du mouvement avaient développé la conviction d’être la cible d’un complot à haut niveau et à large échelle. Mais ils souhaitaient aussi commettre un acte ayant un fort écho et obligeant le monde entier à leur prêter attention : des mois avant le « transit », le petit groupe de ceux qui le préparaient se réjouissait déjà de la couverture médiatique qu’aurait l’événement, tout en affichant la certitude d’échapper pour leur part à notre planète pour accéder à un monde meilleur. Cette recherche d’un écho majeur ne saurait d’ailleurs étonner les spécialistes du terrorisme, qui savent qu’un attentat est aussi conçu comme un spectacle, obligeant le public à regarder.
Rapidement, je pus constater que le cas n’était pas unique : plusieurs autres affaires de violence dans de petits groupes religieux présentaient des similitudes, malgré des croyances différentes. Du Temple du Peuple de Jim Jones, groupe américain émigré en Guyana (1978), au Mouvement pour le rétablissement des Dix Commandements de Dieu en Ouganda (2000), des groupes ont aspiré à une semblable publicité (ou à laisser une marque dans l’histoire) à travers des morts collectives attirant l’attention d’un monde extérieur pour lequel ils n’exprimaient que mépris, par ailleurs. Mais ce n’était pas le seul but de leur action.
De plus, dans chacun de ces cas, il y avait des indications claires qu’un ou plusieurs dirigeants du groupe avaient le sentiment de se trouver dans une impasse, et qu’ils voyaient dans une dernière scène flamboyante une issue tout en assurant leur notoriété. J’avais parlé de « complexe d’Érostrate », du nom de ce Grec qui, au IVe siècle avant notre ère, avait causé l’incendie du temple d’Artémis à Éphèse afin de devenir célèbre…
Ce prototype historique rappelle que la dimension religieuse n’est pas un élément nécessaire pour de tels phénomènes. Je me suis rapidement rendu compte que les organisateurs de « scènes finales » meurtrières étaient semblables à ces adolescents ou post-adolescents qui se livrent, par exemple, à un massacre dans leur école, à l’instar du cas connu du duo de tueurs de Columbine High School (Colorado), en 1999. Âgés de 18 et 17 ans, les deux auteurs du massacre de Columbine assasinèrent un professeur et douze élèves avant de se suicider, mais ils avaient espéré tuer plusieurs centaines de personnes et tirer sur ceux qui s’enfuiraient, pour faire « mieux » que l’attentat d’Oklahoma City (1995, 168 morts). Dans un mélange d’exaltation et de dépression, les motifs de cette attaque soigneusement préparée relevaient d’une recherche de célébrité (les deux jeunes gens pensaient que des films raconteraient un jour leur histoire…), d’une haine envers la société et d’une volonté de revanche envers des condisciples qui se moquaient d’eux.
Souvenons-nous aussi du cas du pilote de ligne allemand Andreas Lubitz, qui se suicida délibérément avec son appareil et 149 autres personnes à bord en mars 2015 : non seulement il avait souffert de dépression et de crises d’angoisse pendant sa période de formation, mais il avait annoncé à une collègue que, un jour, tout le monde connaîtrait son nom et se souviendrait de lui (« Alps Germanwings crash co-pilot Lubitz ‘made prediction’», BBC, 28 mars 2015).
Le point commun de Lubitz avec les cas évoqués plus haut (des groupes religieux « explosifs » aux adolescents tueurs) est un profil narcissique – un aspect qui avait été très bien mis en lumière dans l’important ouvrage de Len Oakes, Prophetic Charisma : The Psychology of Revolutionary Religious Personalities (Syracuse University Press, 1997). Cette interprétation est aussi avancée par des psychiatres, quand on leur demande d’expliquer ces démarches :
« Pourquoi vouloir tuer autant de monde avec soi ? Panteleimon Giannakopoulos, chef de psychiatrie générale des H[ôpitaux] U[niversitaires de] G[enève], évoque ‘l’annihilation de ce qui existe autour de soi. C’est un narcissisme qui conduit à l’idée que le monde doit s’arrêter avec soi.’» (Christophe Passer, «‘Un jour, tout le monde connaîtra mon nom’, disait Andreas Lubitz », Le Matin Dimanche, 29 mars 2015, p. 3)
Il faut se méfier des schémas qui réduisent des situations différentes à une explication unique : ce modèle de fonctionnement ne peut pas automatiquement être appliqué à tous les cas de violence spectaculaire. Mais ces affaires donnent matière à réflexion : dans des circonstances variées, avec un dimension religieuse ou politique aussi bien que sans celle-ci, des hommes ou groupes d’hommes sont prêts à mourir tout en entraînant dans leur mort des dizaines ou des centaines d’autres personnes d’une façon qui frappera l’opinion.
Il est clair que les dirigeants de groupes djihadistes, pour ne citer qu’eux, ont des visées politiques : Abu Bakr al-Baghdadi et ceux qui entourent le Calife de l’État Islamique entendent bien construire un État utopique et totalitaire, sur une toile de fond marquée par des perspectives apocalyptiques, dans le contexte de pays connaissant des conflits. D’autres raisons que le schéma de fonctionnement évoqué ici peuvent expliquer leur démarche.
De même, des personnes peuvent s’engager dans le djihadisme par suite d’une forte conviction idéologique : c’était notamment le cas de générations précédentes de djihadistes, cela le reste pour une partie d’entre eux. Ou des adolescents peuvent être fascinés par une cause qui relève d’une rébellion absolue et qui semble promettre une grande aventure, loin de la monotonie du quotidien. La fascination pour la violence peut aussi jouer un rôle.
Pourtant, cela n’épuise pas la variété des itinéraires djihadistes (ou d’autres adhésions à des idéologies « radicales », d’ailleurs), sans parler de la combinaison de facteurs multiples. Je pense notamment à la rencontre entre une légitimation de la violence au service d’un projet politique, d’une part, et les itinéraires particuliers de personnes vivant par exemple en Europe et qui vont être attirées par ces idées, en se les appropriant pour des raisons qui leur sont propres à un tournant de leur vie, d’autre part. Ainsi en va-t-il de délinquants ou ex-délinquants, qui trouvent dans le djihadisme une cause à servir, dans laquelle ils pourront continuer de mettre à profit un « savoir-faire » acquis dans le cadre de leurs activités criminelles, tout en ayant la promesse d’atteindre ainsi une rédemption.
Le ressentiment envers la société (occidentale) peut trouver dans le djihadisme un exutoire : aujourd’hui, pour quelqu’un qui en veut au pays ou à la société dans laquelle il vit, le djihadisme représente peut-être la forme la plus absolue de l’expression d’un rejet, en ayant l’assurance de terrifier ou révulser l’opinion. C’est vraiment l’occasion de prendre sa revanche, tout en la sublimant comme un sacrifice au service d’une grande cause. Pour des responsables djihadistes, ces aspects personnels importent peu, du moment que l’acte peut être revendiqué et démontrer la capacité du groupe à frapper.
Dans son excellent petit précis intitulé Radicalisation (Paris, Éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, 2014), Farhad Khosrokhavar expliquait que « l’individu radicalisé se comporte selon une triple orientation » : en tant qu’individu humilié (sentiment d’insignifiance et de marginalisation), en tant qu’individu victimisé (frustration, portes closes) et en tant que membre d’un groupe agressé (sentiment d’appartenir à l’islam comme « communauté des opprimés ») (pp. 26–27). De surcroît, le sentiment de victimisation cultivé dans certains cercles musulmans non djihadistes peut nourrir de telles attitudes.
Khosrokhavar se garde de prétendre qu’il y aurait une relation linéaire menant directement de la frustration à la radicalisation : mais les frustrations « peuvent néanmoins exercer une influence plus ou moins grande sur certains groupes d’individus, notamment les personnes mentalement fragiles », et ces déficiences ensuite se trouver exploitées par des « meneurs » (p. 89). Il n’est pas besoin de fortes connaissances religieuses : des frustrations non religieuses se traduisent dans un répertoire religieux qui leur confère une signification sacrée (p. 91). Khosrokhavar souligne la différence entre des djihadistes « classiques », à l’engagement plus ou moins raisonné, et un nouveau type d’adhérents psychologiquement plus fragiles.
Peu importe ce que nous diront les résultats de l’enquête sur le cas particulier de l’auteur du carnage de Nice : je ne tire aucune conclusion à son propos, même s’il est possible que ces observations s’y appliquent. Les interrogations surgies autour du profil psychologique et religieux de cet individu sont en revanche une bonne occasion de rappeler qu’il n’y a pas un profil unique de djihadiste et que la cause djihadiste affichée peut se trouver associée à des ressentiments ou problèmes beaucoup plus personnels. Djihad ou pas, la rencontre entre une légitimation de la violence sacralisée et des rancœurs et frustrations se transforme en cocktail meurtrier, dans des circonstances propices.
Révisions : améliorations mineures dans deux paragraphes (18.07.2016, 10h05); améliorations stylistiques dans plusieurs passages (18.07.2016, 12h10).
Jose Santos dit
Bonjour Jean-Francois, merci de cet éclairage sur une problématique plus polymorphe que les medias nous servent. La justification que trouve chaque individu dans ses actes m a toujours parue complexe à démêler. A mon humble niveau, je travaille dans l accompagnement de managers de tout poil. Lors de séances de coaching, un temps très important est passé a permettre au manager a démêler l écheveau qui a mené ce dernier a un acte de dureté simple voire à du harcèlement. Après plusieurs séances ce dernier comprend son acte, intellectuellement. Ensuite il y a la phase du passage de cette compréhension à une sorte de conscience. Ce “ressenti” peut apporter le sentiment de ce que ses actions ont généré comme souffrances aux autres. Lorsque vous parlez de ce qui peut potentiellement motiver des actes comme Nice voire même l accident de German Wings, je ne peux que constater la difficulté à laquelle doivent faire face les sociétés ou gouvernements qui doivent soit anticiper soit gérer ce type d individus. De ce que e j ai pu entendre à ce jour de la part des “experts” qui semblent bien comprendre et/ou connaître ce type de problématique, je reste plus que dubitatif sur la faculté de simplification qu ils portent à ces actes. L appel a de vrais experts ne donnant pas de solutions a l emporte pièces mais offrant davantage une réflexion plus systémique comme vous le faites semblent la voie la plus prudente et la plus adaptée au sentiment qui devrait habiter tout un chacun : l humilité d admettre que nous sommes en apprentissage de ce type de dysfonctionnement individuel et sociétal. Merci encore pour votre article. Bien a vous
Jean-Francois Mayer dit
Merci d’avoir pris le temps de me lire attentivement et de partager vos réflexions. Oui, le défi de saisir et d’expliquer la complexité, tout en évitant les spéculations…
michel ardan dit
En tant que Communiste ( comme George Sand et Blanqui ) , disciple de “l’Internationale” ( et de son salut commun ! ) , je me trouve aux antipodes des “leaders” ( de pacotille ) que vous décrivez si bien, ces narcisses rouleurs de mécanique , super-héros ( ou super-soldats ) bodybuildés aux stéroïdes anabolisants !.…
Vous avez oublié l’autre “côté”, les monstres genre Breivik , qui a réussi à exterminer les futurs gouvernements de la Gauche norvégienne pour le XXI° siècle !… Nice appartient à la même procédure du nihilisme , qui viendra toujours à bout du technologisme sans “Foi” nu Loi : dans ma ville, il n’ y a jamais eu de problème à quelques manifs publiques que ce soit, car on on a fourni les moyens adéquats pour une “paix civile” disons acceptable : en tout cas, aucun camion “fou” n’aurait pu faire un tel carnage !… Plusieurs barrières de sécurité auraient installées sur plusieurs centaines de mètres !… De vrais flics auraient contrôlé les rues, voire certains axes vraiment dangereux auraient été gardées par les brigades de gendarmerie, équipées d’armes automatiques et , au sol, des herses auraient stoppé net le camion de la Mort !…
La ville la plus sécurisée de France vient de démontrer le fiasco intégral de sa politique !… C’est cela qu’il faut brandir : l’incompétence de ces soi disant “défenseurs” de l’Ordre, qui réclament en contrepartie que nous leur aliénions nos libertés !…