Dès les premières semaines de l’affaire du Temple Solaire, en octobre 1994, j’ai eu la conviction que, quels que soient les résultats de l’enquête, des interrogations et des hypothèses variées continueraient de surgir durant longtemps encore. Le “transit” de 16 autres personnes dans le Vercors en décembre 1995 (puis de 5 dernières à Saint-Casimir, au Québec, en mars 1997) a donné lieu à plus de spéculations encore. L’émission Zone d’ombre, diffusée sur la Télévision suisse romande le mercredi 27 janvier 2010, à laquelle j’ai participé, a tenté de relancer une fois de plus la discussion, relayée par certains articles de presse (par exemple La Liberté, 26 janvier 2010).
Il me semble opportun de saisir cette occasion pour apporter quelques précisions et tenter de distinguer entre faits et fiction. Je rappelle que j’ai participé, en tant qu’expert appelé par le juge d’instruction du canton de Fribourg, M. André Piller, à l’enquête suisse sur l’affaire de 1994.
Je suis toujours prêt à remettre en question mes conclusions, sur ce sujet comme sur tout autre, du moment que des faits ou des indices sérieux incitent à le faire. Une telle approche doit être au fondement même de toute enquête judiciaire comme de tout travail de recherche. Plus d’une fois, après la fin de l’enquête, il m’est arrivé de reprendre mes notes ou des documents en me demandant si leur relecture, avec le recul, pouvait faire apparaître des détails importants auxquels je n’aurais pas prêté attention : cela m’a permis d’affiner ma compréhension de l’affaire sur certains aspects, mais ne m’a en revanche jamais conduit à découvrir une incohérence par rapport aux principales conclusions de l’enquête.
La justice n’a‑t-elle pas privilégié la piste du “suicide collectif”?
Parlons du cas suisse, puisque c’est celui que je connais : je n’ai pas participé à l’enquête française.
Tout d’abord, personne ne prétend qu’il se soit agi uniquement de suicides : il s’est agi d’un mélange de suicides, de “suicides assistés” et d’assassinats purs et simples, notamment ceux qui ont frappé des membres considérés comme des “traîtres” en raison de la paranoïa dans laquelle sombraient de plus en plus les responsables du groupe. L’expression de “suicide collectif” a spontanément été utilisée par certaines personnes dans les premières heures, mais elle ne représentait aucunement une conclusion. Je me souviens moi-même, dès le deuxième jour après l’éclatement de l’affaire, d’avoir expliqué à des journalistes qu’il ne me paraissait pas exclu que des personnes ayant participé aux événements soient encore vivantes et aient, le cas échéant, la mission d’exécuter certaines personnes. Lors du premier rapport de police auquel j’ai assisté, à Fribourg, le lundi 10 octobre, je garde en mémoire les déclarations du policier responsable de diriger les enquêteurs : “Il n’est pas possible qu’il n’y ait pas de personnes impliquées dans ces actes et toujours vivantes, et nous allons les trouver.” Je me rappelle aussi que je hochais de la tête avec approbation à ce moment-là.
Ce fut sur cette piste que partirent les enquêteurs : souvenons- nous qu’un mandat d’arrêt international fut très vite lancé contre Jo Di Mambro et Luc Jouret, dont le décès se trouva cependant bientôt confirmé (et vérifié par des analyses ADN, afin d’éviter de laisser subsister le moindre doute). La réalité d’un drame en vase clos s’imposa inéluctablement au fil d’une accumulation d’éléments qui allaient tous dans ce sens — en vase clos, mais avec la possible participation, de nature jamais entièrement élucidée, d’une poignée de personnes mortes par la suite dans le Vercors, à commencer par le jeune Patrick Vuarnet, qui alla poster les enveloppes que lui avait confiées Jo Di Mambro.
Apparemment, la notion du “transit” telle qu’elle allait être comprise lors des événements de 1994 commença à être diffusée dans le groupe vers 1990–1991. Les premiers textes le justifiant (et débouchant sur les courriers envoyés en octobre 1994) semblent avoir été rédigés vers 1993. En revanche, il est possible que le moment exact des événements n’ait été décidé que quelques semaines plus tôt : dans les chalets de Salvan, les enseignements qui étaient régulièrement envoyés aux membres avaient déjà été préparés jusque pour le printemps 1995.
Mais comment est-il possible qu’un groupe connaisse une telle dérive ?
C’est une question à laquelle je me suis assez longuement intéressé dans plusieurs textes : le lecteur souhaitant en savoir pourra consulter les références indiquées à la fin de cet article.
Si des pressions externes, notamment l’enquête contre Luc Jouret et deux autres membres du groupe au Canada, en 1993, dans le cadre d’une tentative d’acquisition illégale d’armes, a sans doute joué un rôle pour conforter la décision des dirigeants, je tends à penser que les causes de la dérive violente ont largement été internes. Cette conviction a été renforcée par la présence de dynamiques similaires dans d’autres cas de dérives violentes (par exemple le Temple du Peuple de Jim Jones en Guyana en novembre 1978).
Dans les dernières années d’existence du groupe, Jo Di Mambro fut confronté à une contestation provenant en partie de membres ayant appartenu au noyau du groupe, qui conclurent qu’ils avaient été leurrés, et notamment que les “prodiges” et saisissantes apparitions survenant durant des cérémonies avaient été des montages et des tromperies. En outre, certains membres ayant investi beaucoup d’argent réclamaient le remboursement de leurs apports, remboursement que certains reçurent d’ailleurs.
Si l’on suit la stimulante grille d’analyse proposée par Len Oakes dans son ouvrage Prophetic Charisma : The Psychology of Revolutionary Religious Personalities (Syracuse University Press, 1997), Di Mambro présentait tous les traits d’une figure narcissique, ayant besoin d’un entourage qui confirme ses fantaisies et le système imaginaire qu’il avait bâti, mais qui représente pour lui la réalité. La remise en question de cette construction est tout simplement insupportable — et redoutable, parce que le fondateur du mouvement a besoin de ses disciples plus qu’eux n’ont besoin de lui : leur présence et leur approbation donne validité à sa croyance en lui-même, sans eux il n’est rien, il s’effondre.
Ma conviction de l’importance de la contestation interne est confortée par un “détail” dont l’importance ne m’est apparue que plus tard : dans les jours précédant immédiatement les événements d’octobre 1994, Di Mambro a tenté d’attirer dans son chalet, sous des prétextes fallacieux, plusieurs personnes qui avaient rompu avec le mouvement au cours des dernières années et avec lesquels il n’avait plus de contact régulier. Je ne doute pas que ceux qui auraient répondu à l’appel auraient connu une fin brutale. Il s’agissait d’éliminer tout témoin gênant — et aussi de se venger. Autre indice montrant l’importance qu’attachait Di Mambro aux attitudes adoptées par d’anciens membres, notamment ceux qui réclamaient le remboursement de leurs fonds : dans les dernières heures de sa vie, alors que les victimes de Cheiry étaient déjà mortes, Di Mambro rédigea des projets de lettres à adresser à la justice pour dénoncer le “chantage” qu’exerçaient, selon lui, d’anciens membres. Ce qui démontre aussi, au passage, une perte totale de contact avec la réalité.
Le plus fascinant est de voir comment Jo Di Mambro parvint à justifier sa fuite en avant au moyen d’un échafaudage doctrinal qui se révéla suffisamment convaincant pour un noyau de membres. Il n’est pas possible d’examiner ici en détail comment se fit cette élaboration, car cela allongerait trop le présent texte. On trouvera quelques informations à ce sujet dans mon article “Les chevaliers de l’Apocalypse”, dont les références se trouvent à la fin de cette page, avec quelques autres pistes bibliographiques.
Si l’on admet que les résultats de l’enquête suisse ne peuvent vraiment être remis en question, qu’en est-il des faits survenus en décembre 1995 dans le Vercors ?
C’est en effet sur ce volet que sont émises les critiques les plus vives et que des familles, journalistes ou autres personnes émettent les doutes les plus sérieux. Le point le plus grave est le soupçon d’une intervention extérieure, pour des raisons liés à l’état de combustion des corps et à la présence sur les lieux de phosphore en quantité qui serait anormale. Ayant perdu sa mère et son frère lors de ce second “transit”, Alain Vuarnet se demande ainsi — sur la base d’expertises indépendantes — si une lance-flamme n’aurait pas été utilisé. Et aucun engin de ce genre n’ayant été retrouvé sur les lieux, cela impliquerait la participation d’un ou plusieurs intervenants extérieurs.
N’ayant aucune compétence en matière de combustion des corps, je m’abstiendrai de toute opinion à ce sujet, même si j’entends d’autres voix affirmer que la combustion observée a pu s’opérer sans qu’il soit besoin de recourir à des explications qui remettraient en cause les résultats de l’enquête.
Je rappelle aussi que je n’ai pas participé à l’enquête sur les événements de décembre 1995, et que je n’ai donc pas eu accès à toutes les pièces du dossier à ce sujet. Les quelques observations ci-dessous se fondent sur les éléments recueillis dans le cadre de l’enquête suisse et pertinents pour l’analyse du déroulement du second “transit”.
Sur le plan de la méthode, un aspect semble échapper à ceux qui soupçonnent une intervention extérieure : même si certains points peuvent soulever des interrogations ou n’ont pas permis de parvenir à une conclusion entièrement satisfaisante, cela ne saurait invalider pour autant d’autres faits que les enquêtes ont clairement établis. Or, dans l’affaire du Vercors, nous disposons d’un faisceau d’éléments précis qui indiquent que les tragiques événements de 1995 sont le résultat d’une décision mûrie par le groupe des victimes (ce qui n’exclut pas, d’ailleurs, que certaines aient pu vouloir y renoncer à la dernière minute, mais n’aient plus eu la possibilité de s’échapper, sans même parler des enfants présents). Je vais essayer de résumer ceux qui me convainquent le plus.
- Les morts (adultes) du Vercors étaient tous des convaincus. Certains avaient exprimé des regrets à peine voilés de n’avoir pu participer au “transit” d’octobre 1994. Je me souviens de cette femme à l’interrogatoire de laquelle j’avais participé quelques jours après les faits : elle disait sans hésitation que, si elle avait été appelée pour le “transit”, elle y serait allée. Elle disait simplement avoir du mal à comprendre le mode opératoire (l’usage d’une arme à feu). Manifestement, ces doutes furent levées dans son esprit par la suite.
- Nous savons, par les interrogatoires menés après le “transit” de décembre 1995 auprès de personnes ayant participé à ces réunions préparatoires, que le groupe qui se rassemblait à Carouge autour de Christiane Bonet envisageait l’acte qui allait être commis. Nous savons aussi que, peu de semaines avant les faits, chaque participant eut la possibilité de recevoir un appareil d’alarme : ceux qui l’ont accepté l’ont fait pour être appelés le moment venu, alors que ceux qui l’ont refusé savaient que cela signifierait qu’ils ne seraient pas appelés.
- Plusieurs des morts du Vercors ont laissé derrière eux des lettres testaments montrant sans le moindre doute qu’ils savaient qu’ils ne reviendraient pas de cet ultime voyage. Cet extrait du texte joint à son testament par une défunte genevoise en témoigne:“Moi, Porteur de Lumière depuis la nuit des temps, le temps qui me fut assigné sur la Planète Terre EST RÉVOLU, et je retourne librement et volontairement d’où je suis issue à l’aube des temps !
“La Joie m’habite de savoir que ma tâche est accomplie et que je peux ramener dans la Paix et dans la Joie mon capital-énergie enrichi par l’expérience vécue sur la Terre, vers la Source d’où provient toute chose !
“Il est difficile pour l’homme de la Terre de comprendre un tel choix, un tel geste — de poser volontairement son véhicule terrestre ! Il en est ainsi de tous ceux qui portent la Lumière et la Conscience Cosmique et qui savent où ils retournent!”
Je comprends, bien sûr, les doutes des familles, surtout face à la cruelle impossibilité de trouver un coupable encore vivant. Mais, face à cette accumulation de faits probants, cohérents, les interrogations (légitimes) qui peuvent être soulevées sur certains aspects techniques ne me paraissent pas suffire pour rendre convaincainte la thèse d’une main extérieure — tant que des faits ne viennent pas étayer celle-ci. En outre, dans le cas de Saint-Casimir, il reste des témoins (les trois enfants qui ont renoncé, à la dernière minute, à suivre leurs parents dans leur démarche), ils ont été longuement interrogés, et l’on sait que les cinq défunts se sont engagés librement dans leur démarche, sans une mystérieuse main extérieure, plus d’un an après les événements du Vercors : cela montre bien que la seule conviction personnelle suffisait à motiver des gens de choisir la mort physique.
Remarquons d’ailleurs au passage que l’on ne voit guère quel mobile aurait pu motiver une “main extérieure” à intervenir ici pour conduire seize personnes à la mort. Connaissance de redoutables secrets ? dans ce cas, pourquoi laisser passer des mois, alors que les adultes impliqués ont été entendus par la police, et pour certains longuement ? Et quels motifs aurait-il fallu pour entreprendre une action aussi complexe et risquée, exigeant la participation de plusieurs exécutants, avec le risque que l’un finisse par parler tôt ou tard ? L’affaire de l’OTS est déjà assez extraordinaire sans qu’il faille y ajouter un véritable roman.
Certains s’étonnent que des faits comme le Vercors et Saint-Casimir aient pu se produire “alors que les gourous étaient tous morts”, un étonnement exprimé dans l’un des reportages de l’émission Zone d’ombre. La remarque révèle surtout une compréhension assez simpliste du déroulement d’une affaire de ce genre et reflète un modèle de manipulation peu raffiné : en quelque sorte, s’il n’y a plus de dirigeant pour donner les consignes et pousser les adeptes dans leur démarche, celle-ci n’aurait plus de raison de se produire. Tout d’abord, une telle approche sous-estime le libre-arbitre des membres de l’OTS dans le choix de leur destin : ceux-ci ont pu estimer que le sacrifice de leur vie physique en valait la peine au nom d’intérêts dépassant ceux des individus, outre des paramètres personnels (découragement, etc.) qui ont pu jouer un rôle dans certains cas. Ces dernières années, la multiplication d’attentats suicides a encore mis en lumière l’existence de tels mécanismes psychologiques.
De plus, s’il est exact que le “transit” était un moyen pour Jo Di Mambro d’échapper à une inéluctable perte de son charisme et à la contestation interne qui faisait s’ébranler les fondements mêmes du monde imaginaire qu’il avait créé, l’habileté du personnage a été d’”idéologiser” tout cela, c’est-à-dire de le transformer en arguments ayant paru suffisamment convaincants à certains de ses fidèles. Cette construction pouvait (et devait) fonctionner indépendamment de son auteur.
Enfin, je rappelle que le “transit” représentait pour les adeptes bien plus que le suicide que nous y voyons : ils estimaient accomplir une mission d’importance cosmique, réservée à une petite élite. L’argumentation développée dans les documents envoyés à des médias et à d’autres destinataires en octobre 1994 développe cette ligne d’arguments (parmi d’autres, car les documents contiennent plusieurs lignes d’argumentation parallèles, et en partie contradictoires, puisque l’idée d’échapper à des adversaires et à une persécution s’y exprime aussi).
Mais reste-t-il des zones d’ombre ?
Bien sûr qu’il en existe ! Dans une affaire de cette ampleur, avec les mystères dont les principaux responsables du “transit” s’étaient efforcés de l’enrober, il serait étonnant qu’il n’en subsiste aucune. Comme je l’ai dit plusieurs fois, les enquêteurs ont cependant eu beaucoup de chances qu’il n’y en ait pas plus encore ! En effet, si les systèmes de mise à feu activés en octobre 1994 dans différents sites liés à l’OTS avaient fonctionné correctement, il aurait été beaucoup plus difficile de reconstituer les faits. Grâce à ce mauvais fonctionnement, les enquêteurs ont pu récupérer un abondant matériel qui aurait sinon été irrémédiablement perdu et qui documentait en partie la préparation du “transit”: enregistrements audio et vidéo de réunions du noyau impliqué dans ces préparatifs, documents imprimés ou retrouvés sur des ordinateurs (y compris des rituels liés à la préparation du “transit”), billets manuscrits, listes d’adhérents, etc. Soigneusement recueillis et étudiés, ces documents ayant échappé à la destruction ont permis de reconstituer une partie du scénario.
Sans ces documents, une grande partie des événements nous échapperaient aujourd’hui encore et reposeraient sur des reconstructons fragiles, ou sur les suppositions de personnes ayant eu des liens avec le groupe. L’objectif de Di Mambro était de nimber de mystère le “transit”, afin qu’il apparaisse comme l’ultime mission de chevaliers élus — et telle était bien la compréhension de ceux qui participèrent de leur propre chef aux événements, ainsi que le démontre d’éloquente façon la lettre testament citée plus haut. Malgré tous les efforts de Di Mambro pour brouiller les pistes et imposer sa vision du “transit”, les problèmes techniques et les efforts des enquêteurs ont permis de déjouer ses projets et de restituer une réalité bien différente. L’on ne peut que regretter de voir certaines personnes (journalistes ou autres) se transformer en véritables “exécuteurs testamentaires” de Jo Di Mambro, en nourrissant des allégations sur un arrière-plan mystérieux au confluent de services secrets et d’activités mafieuses. Nul doute que Jo Di Mambro aurait été ravi de pouvoir bénéficier de tels appuis inattendus, confortant ses vues d’un Temple Solaire occupant une place bien plus importante que la réalité.
Sans entretenir de tels fantasmes, des zones d’ombre subsistent, quoique je doute qu’il soit réellement possible de toutes les éclaircir complètement. Pour certaines, cependant, il n’est pas exclu que des informations complémentaires puissent encore émerger. Pour me limiter aux faits d’octobre 1994 et en laissant ici de côté les questions plus fréquemment soulevées autour du Vercors, je puis mentionner quelques exemples pour illustrer mon propos.
- Autour de l’arrière-plan de la lettre à Charles Pasqua, des points d’interrogation demeurent sur les propos tenus en 1994 par les avocats que l’épouse de Jo Di Mambro avait mandatés pour résoudre le problème du renouvellement du passeport français de Jocelyne Di Mambro. Celle-ci et son mari avaient obtenu plusieurs fois des passeports, délivrés dans des lieux différents, au cours des années précédentes, et l’attention des services de police avait été attirée sur des virements de fonds qui avaient paru suspects. Jocelyne Di Mambro eut donc de la peine à obtenir le renouvellement de son passeport (celui-ci étant finalement prorogé pour 3 mois seulement en août 1994). Elle avait mandaté un avocat québecois, Denis B…, pour intervenir auprès de l’Ambassade de France. Ce que fit l’avocat, avant de prendre contact avec un avocat parisien, Philippe L…, pour requérir sa coopération. Dans la lettre adressée à ce dernier le 17 août 1994 (dont une copie dut envoyée à Jocelyne Di Mambro), l’avocat québecois expliquait:“Il semble, selon [l’ambassadeur de France à Ottawa], que le Ministère de l’Intérieur ait invoqué des raisons de veto administratif ou même de raisons d’Etat sans être en mesure de pouvoir lui fournir plus de détails sur les vrais motifs pour lesquels le Ministère se refusait de renouveler le passeport de Madame Di Mambro.”Il demandait donc à son correspondant parisien d’éclaircir les motifs de refus de renouvellement du passeport et de suggérer les démarches à accomplir. Dans une lettre adressée à Jocelyne Di Mambro le 25 août, Denis B… l’informait qu’il avait eu des contacts avec Philippe L…, qui l’avait informé “qu’il ne pouvait accepter ce mandat, eu égard à sa nature et à ses implications tant politiques que juridiques.” L’avocat québecois ajoutait qu’il ne pouvait faire plus de son côté et mettait un terme à son mandat, tout en ajoutant : “Nous vous invitons fortement à prendre au sérieux les démarches d’enquête présentement effectuées par les autorités françaises […].”
Ce fut tout de suite que le couple Di Mambro rédigea le premier projet de la lettre adressée après le “transit” à Charles Pasqua (alors ministre de l’Intérieur) et accompagnée des passeports de Jo et Jocelyne Di Mambro. Dans ce contexte, la lettre à Charles Pasqua et le style de celle-ci s’expliquent assez bien, sans qu’il faille soupçonner de vieilles affinités : cette lettre, commençant sur un ton familier (“Très cher Charlie”…) a causé beaucoup de fantasmes et spéculations, mais révèle surtout l’état d’esprit de ses auteurs, convaincus de subir une persécution et de se trouver au centre de l’attention du monde (et allant jusqu’à souçonner certains membres d’être des “taupes” infiltrées). En outre, tout cela n’empêcha pas un renouvellement provisoire du passeport (pour trois mois) d’intervenir quelques jours après cette lettre.
Cependant, les propos alors tenus par l’avocat québecois (et apparemment son confrère parisien) sont curieux. À vrai dire, il me semble possible que cela ait été simplement une manière de se débarrasser de clients que l’on ne souhaitait pas, et dont la paranoïa transparaissait peut-être — même si un tel courrier ne pouvait qu’intensifier cette paranoïa ! Néanmoins, voilà une zone d’ombre qui pourrait être dissipée.
- Comme cela a été mentionné dans l’émission Zone d’ombre, les enquêteurs s’interrogent jusqu’à maintenant sur la mystérieuse voiture rouge occupée par trois (ou quatre) personnes qui avait traversé en trombe le chemin venant de la ferme de Cheiry le lundi 3 octobre 1994, alors que les victimes y étaient déjà mortes. Jusqu’à aujourd’hui, plusieurs enquêteurs ont de bonnes raisons de penser que certains des occupants de cette voiture étaient des personnes qui ont, par la suite, trouvé la mort dans le Vercors. Malgré des interrogatoires poussés après les événements de 1994, aucun des suspects interrogés n’avait reconnu cette version des faits ; et il était impossible de les retenir plus de sept jours, alors qu’aucun crime ne pouvait leur être reproché. Sauf cas hautement improbable de personnes encore vivantes ayant été présentes dans cette voiture, le point d’interrogation risque de n’être jamais levé.
- À Salvan, apparemment à la dernière minute, alors qu’une partie des victimes étaient déjà morte, Di Mambro (peut-être assisté par son épouse ou un autre membre) a ajouté à certaines des enveloppes adressées à des dizaines de correspondants et envoyées de Genève le 5 octobre 1994 une note critiquant virulemment Luc Jouret :
“Suite au tragique Transit de Cheiry, nous tenons à préciser, au nom de la Rose + Croix, que nous déplorons et nous désolidarisons totalement du comportement barbare, incompétent et aberrant du Docteur Luc Jouret.
“Prenant la décision d’agir de sa propre autorité, à l’encontre de toutes nos Règles, il a transgressé notre Code d’Honneur et est la cause d’un véritable carnage qui aurait dû être un Transit effectué dans l’Honneur, la Paix et la Lumière.
“Ce départ ne correspond pas à l’Ethique que nous représentons et défendons face à la postérité.”Que s’est-il donc produit ? Quelle était la nature du désaccord entre les deux hommes ? Di Mambro avait-il imaginé que le “transit” se déroulerait d’une autre façon ? Les exécutants de Cheiry auraient-ils paniqué durant l’opération (ce qui expliquerait que certains corps aient reçu plusieurs balles)? Ou Di Mambro voulait-il rejeter, de façon machiavélique, la responsabilité du déroulement concret du “transit” sur Jouret ? Encore que l’on ne comprenne pas très bien le sens d’une telle lettre, puisque la destruction attendue par le feu n’aurait guère pu laisser de trace. Et tout laisse penser que cela n’a pas empêché Jouret de mener ensuite à son terme l’opération à Salvan, puisqu’il a sans doute été l’un des derniers à mourir. En tout cas, cette apparente dissension de dernière minute entre les deux figures les plus importantes du mouvement laisse nombre de questions ouvertes, même s’il est peu probable que l’on puisse y répondre.
Comme on le constate, il semble peu vraisemblable qu’une réponse qui serait apportée à ces questions ouvertes ainsi qu’à d’autres modifie radicalement l’attribution des responsabilités : cela ne changerait rien aux conclusions judiciaires de l’affaire. En outre, au cours de toute l’enquête, avec l’examen de nombreux documents personnels des responsables du groupe — documents épargnés par les flammes — jamais n’est apparu un indice possible d’une main extérieure, ou de liens avec quelque mystérieuse affaire d’État. Bien entendu, l’absence d’éléments dans ce sens ne suffit pas à infirmer ipso facto les spéculations, mais pèse quand même d’un certain poids quand aucun indice probant ne vient appuyer de façon quelque peu crédible de telles spéculations, à mettre en balance avec une série de preuves concrètes . Mais je reste par principe prêt à remettre en question chaque conclusion s’il y a de sérieuses raisons de le faire.
Par nature, l’affaire de l’OTS se prêtait à tous les fantasmes. Raison de plus pour garder la tête froide et ne pas se laisser tromper par les jeux de miroirs et pistes hasardeuses. Ce n’est pas parce qu’un groupe se crée un monde fait de maîtres mystérieux et d’organisations secrètes que ceux qui se penchent sur cette affaire doivent se laisser entraîner à leur tour dans une telle logique.
Jean-François Mayer
Quelques références bibliographiques
Jean-François Mayer, Les mythes du Temple Solaire, Genève, Georg, 1996, 126 p. (un petit ouvrage pour faire le point, moins de deux ans après les faits, et synthétiser les grandes lignes de mon analyse).
Jean-François Mayer, “Les chevaliers de l’Apocalypse : l’Ordre du Temple Solaire et ses adeptes”, in Françoise Champion et Martine Cohen (dir.), Sectes et démocratie, Paris, Editions du Seuil, 1999, pp. 205–223 (ce chapitre s’intéresse particulièrement à la dynamique interne du groupe et aux motivations des membres).
Jean-François Mayer, “«Our Terrestrial Journey is Coming to an End » : The Last Voyage of the Solar Temple”, in Nova Religio : The Journal of Alternative and Emergent Religions, 2/2, avril 1999, pp. 172–196 (repris dans plusieurs ouvrages collectifs en anglais, cet article résume mon analyse des événements et reprend certains passages des Mythes du Temple Solaire, tout en ajoutant d’autre éléments ; il est librement accessible en ligne sur le site Religioscope).
Charles Dauvergne, Vingt ans au soleil du Temple, Paris, Desclée de Brouwer, 2008, 350 p. (un intéressant et honnête témoignage d’un ancien membre : au delà de son itinéraire personnel, une possibilité de comprendre pourquoi des gens se sont engagés et ont persévéré dans le mouvement).
James R. Lewis (dir.), The Order of the Solar Temple : The Temple of Death, Aldershot, Ashgate, 2006, 234 p. (ce volume regroupe les principaux articles d’analyse universitaire en anglais sur l’OTS).
Modifications : améliorations stylistiques et corrections de fautes de frappe, après-midi du 29 janvier 2010.