Le trentième anniversaire de l’éclatement de l’affaire de l’Ordre du Temple Solaire (OTS) m’a valu plusieurs demandes de la part de médias. Les interviews débutaient par des questions autour des événements que le monde découvrit le 5 octobre 1994, pour aborder ensuite les « dérives sectaires » et les mesures à prendre pour les prévenir. En répondant à ces journalistes, je n’ai pas manqué de préciser que je m’abstenais d’utiliser cette expression. Il me semble opportun de partager quelques réflexions afin de m’en expliquer.
Ce sera aussi l’occasion de présenter de manière plus étoffée des remarques déjà faites sur ce site dans un article publié en juin 2020, dans le contexte de la pandémie.
La précoce attention que j’ai portée aux « sectes » n’avait rien à voir avec un intérêt pour des dérives ou d’autres problèmes au sein de groupes religieux. J’étais intéressé par des courants non conformistes dans le champ religieux contemporain, j’étais fasciné par la variété des réponses aux quêtes spirituelles et j’étais curieux d’étudier comment des mouvements se constituaient autour de croyances particulières.
Même si j’ai commencé à recueillir de la documentation sur des groupes tant actuels que plus anciens, mes premières recherches de type universitaire portèrent plutôt sur des aspects historiques ou sur des textes. Cependant, au fur et à mesure que je me lançai dans des enquêtes de terrain — d’abord très ponctuelles — sur des groupes contemporains, en allant par exemple assister à leurs réunions, et en commençant à m’exprimer à leur sujet, je fus assez rapidement plongé dans les controverses des années 1980 autour des « nouvelles sectes » et confronté aux critiques parfois sévères adressées à certains mouvements. Je m’y retrouvai parfois mêlé, intervenant quand j’avais le sentiment de me trouver face à des représentations stéréotypées et manquant de nuances, avant de conclure que le chercheur remplissait au mieux son rôle en essayant de prendre un peu d’altitude par rapport aux polémiques. Ce qui se révèle parfois plus facile à dire qu’à faire…
En 1994, à un moment où les nécessités de l’existence m’avaient éloigné de la recherche et conduit à d’autres activités professionnelles (tout en publiant encore les résultats de travaux menés au cours de la décennie précédente), mes recherches me rattrapèrent brutalement le matin du 5 octobre 1994. Je m’étais en effet intéressé à Luc Jouret et à ses activités en 1987, dans le cadre d’un projet de recherche beaucoup plus vaste, et j’avais publié en 1993 dans le bulletin français Mouvements religieux le seul article de recherche consacré au groupe qui faisait la une des médias[1]. Je me retrouvai associé à l’enquête comme expert et je n’ai pas fini aujourd’hui de m’intéresser à cette affaire. Même si les dérives ne sont jamais devenues l’objet central de mes investigations, j’y avais été confronté de telle façon que j’ai voulu essayer de comprendre ce qui se produit dans de tels cas. Le sentiment que des approches comparatives pouvaient offrir des éclairages utiles m’a conduit à m’intéresser aux études sur d’autres groupes ayant connu des dérives dans d’autres contextes géographiques et doctrinaux ainsi qu’à effectuer en l’an 2000 deux voyages en Ouganda pour enquêter sur la fin tragique du Movement for the Restoration of the Ten Commandments of God[2].
Ces remarques préliminaires suffiront à dissiper tout malentendu pour les lecteurs peu familiers avec mes travaux : si je n’utilise pas l’expression de « dérives sectaires », ce n’est pas pour sous-estimer la gravité de certaines dérives. J’ai vu de très près à quelles conséquences elles peuvent conduire. Mon objection ne vise pas l’usage du mot dérive, mais l’adjonction de l’adjectif sectaire.
Pour placer cette objection en perspective, quelques informations sur le mot de secte et son usage sont requises. J’ai donné à plusieurs reprises, ces dernières années, des conférences introductives sur la notion de « secte » dans le cadre des programmes de formation proposés par le Centre d’information sur les croyances (CIC), à Genève, et je me propose de publier une version révisée de cette présentation dans les mois à venir. Je n’entrerai donc pas ici dans les détails et je me bornerai à résumer.
Lors des récents entretiens auxquels j’ai fait allusion, quelques journalistes m’ont demandé si une définition légale du mot secte ne serait pas nécessaire ? Je leur ai répondu que cette définition me paraissait non seulement impossible, mais dangereuse : ce n’est pas pour rien que les États européens l’évitent.
La notion de secte pour désigner des groupes religieux a été comprise sous différents angles. Au départ, il s’agissait d’une notion théologique, pour qualifier des groupes qui suivent des croyances considérées comme erronées par l’Église — celle-ci leur colle une étiquette que ces groupes ne revendiquent pas eux-mêmes. La critique des sectes par l’Église porte sur des questions de foi, même si elle ne manque pas de mettre en lumière d’éventuelles déviations qui s’y trouvent associées sur d’autres terrains (par exemple la dénonciation de comportements).
Dans un contexte européen d’Églises établies, entretenant souvent des relations privilégiées avec les États, face à des groupes numériquement petits décrits comme des sectes, des sociologues proposèrent, au début du XXe siècle, d’associer ces deux pôles du paysage religieux à des types d’organisation, de fonctionnement interne, de relation au monde. Dans cette approche, la secte est envisagée de façon neutre, sans jugement sur les croyances. C’est un regard qui se veut scientifique. Les apports de ces approches initiales restent importants pour la réflexion. La confrontation avec les réalités du paysage religieux américain, dans lequel le statut des Églises est différent de celui qui marquait la plupart des pays européens, puis l’apparition subséquente d’une variété de mouvements religieux issus d’autres traditions que le christianisme, conduisirent par la suite à des adaptations des modèles proposés ou à la construction de nouvelles typologies moins dépendantes d’un contexte religieux particulier. Mais cela ne relève pas du propos de cet article.
Dans les années 1960 et 1970, l’apparition de nouveaux mouvements religieux, dont quelques-uns firent l’objet de vives dénonciations, notamment de la part de proches choqués par la rapidité et la radicalité de certaines conversions, suscitèrent l’apparition d’une critique des sectes qui les envisageait comme un danger, comme un problème social — et souvent aussi comme un paravent pour des exploiteurs. De virulentes critiques de ce type s’étaient déjà manifestées à maintes reprises contre des mouvements spécifiques, selon les lieux et les périodes. Cependant, à partir des années 1970, nous avons vu émerger une critique de nature souvent séculière (même si des figures chrétiennes s’y associaient) et portant simultanément sur une variété de groupes sans le moindre lien les uns avec les autres, comme si leurs dirigeants avaient soudain découvert de redoutables techniques de manipulation. Les dénonciateurs des activités de ces groupes eurent l’impression, à travers l’échange de leurs expériences, de se trouver face à des situations semblables, qui autorisaient une réaction commune. Des associations se formèrent et, au fil des années, le nombre de groupes visés ne cessa de s’étendre par cercles concentriques, englobant assez rapidement des sectes qui existaient depuis des décennies.
Relayées par les médias, ces critiques trouvèrent des oreilles réceptives auprès de certaines figures politiques, ce qui conduisit à la publication de rapports officiels sur les sectes dans plusieurs pays. Les quelques grandes dérives violentes des années 1990, dont l’OTS est l’un des exemples, vinrent apporter de l’eau à ce moulin.
La notion de secte se retrouvait ainsi sécularisée, ce qui ne signifie pas pour autant que les autres définitions avaient disparu. Dans certains cas, par exemple si un homme d’Église s’exprimait sur les sectes dans un cadre public, on pouvait se demander à quelle définition de la secte son propos se référait : problème doctrinal, problème social ou mélange des deux ? De plus, même si les critiques séculiers des sectes en arrivèrent vite à expliquer qu’ils n’entendaient s’en prendre qu’aux comportements et pas aux croyances, les secondes ne se trouvaient pas épargnées.
Si le premier organisme officiel mis sur pied en France en 1998 s’intitulait Mission interministérielle de lutte contre les sectes (MILS), cette dénomination pouvait soulever des questions : s’agissait-il de lutter contre toutes les « sectes », catégorie non définie légalement, et cela ne prêtait-il pas le flanc à l’accusation de stigmatiser indistinctement des groupes ayant pour seul tort d’avoir des croyances différentes de la majorité de la population, même ceux qui ne présentaient pas de problème grave ?
Surtout dans la seconde moitié des années 1990, l’expression « dérives sectaires » commença à se diffuser. J’ignore la date de la première utilisation de cette formule. Elle apparaît à quelques reprises dans le rapport de la commission d’enquête sur les sectes de l’Assemblée nationale, enregistré en décembre 1995 (rapport Gest / Guyard), par coïncidence le même mois que le « transit » du Vercors. On y trouve une quinzaine de fois les mots « dérives sectaires », avec le mot « dérive » parfois entre guillemets. Dans un passage, le rapport explique qu’il s’agit de désigner les dangers associés aux sectes : « Les dangers que présentent les sectes, autrement appelés “dérives” sectaires, méritent au premier chef d’attirer notre attention. » Ce n’est pas, au départ, une inhibition à utiliser le mot de secte qui entraîne l’apparition de l’expression.
En février 1997, le rapport d’un groupe d’experts juridiques mandatés par le Département de justice et police du Canton de Genève fut intitulé Audit sur les dérives sectaires ; il utilisait cette expression pour qualifier les « actes illicites liés au phénomène sectaire » et reprenait à son compte les « symptômes des dérives sectaires » de la commission parlementaire française[3]. Et en France, quand la MILS est remplacée par un nouvel organisme en 2002, celui-ci fut baptisé Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES). Dans l’espace francophone, les dérives sectaires appartiennent aujourd’hui au vocabulaire courant.
Lorsque j’avais publié mes premiers livres, dans les années 1980, je n’éprouvais aucune hésitation à parler de « sectes », jusque dans le titre des ouvrages. Non seulement cela présentait l’avantage de la brièveté et de la clarté, mais j’avais le sentiment de m’inscrire dans une ligne de travaux qui n’associaient pas automatiquement l’usage du mot à des dénonciations ou critiques. Je m’imaginais encore qu’il était possible de faire comprendre que le mot ne revêtait pas nécessairement une connotation polémique.
Au fil des ans, cependant, il devint de plus en plus difficile de tenir cette position. De plus en plus, je me trouvais constamment confronté à la même question initiale sur une variété de groupes : « Est-ce une secte ou non ? » Et si je répondais positivement, cela équivalait à classer le groupe comme dangereux dans l’esprit de la plupart des interlocuteurs, malgré tous les efforts pour nuancer.
Aujourd’hui, je suis de plus en plus réticent à utiliser le mot, parce que la charge négative est devenue trop lourde pour le faire. Malheureusement, il est difficile de trouver un vocable compris par tout le monde et assez bref pour un usage courant. Je me résous souvent à utiliser l’expression de « nouveaux mouvements religieux », adoptée par la plupart des chercheurs, mais faute de mieux : elle pouvait avoir sa pertinence, surtout dans le dernier quart du XXe siècle, pour désigner des groupes qui avaient émergé à ce moment ou peu avant, mais son application extensive à des générations précédentes de groupes également ne m’a jamais vraiment convaincu. Si l’on me demande quelle est ma spécialisation, je réponds que c’est l’étude des mouvements religieux contemporains[4].
Le lecteur pourrait penser que l’usage toujours plus large de l’expression « dérives sectaires » devrait me satisfaire. En réalité, elle ne fait que déplacer le problème. La suite de cet article s’emploiera à expliquer pourquoi.
Voyons tout d’abord comment les « dérives sectaires » sont définies par des organismes qui les utilisent : ils sont conscients de la nécessité de clarifications.
La MIVILUDES précise que sa définition est le fruit de son expérience et propose la définition suivante de la dérive sectaire :
« Il s’agit d’un dévoiement de la liberté de pensée, d’opinion ou de religion qui porte atteinte à l’ordre public, aux lois ou aux règlements, aux droits fondamentaux, à la sécurité ou à l’intégrité des personnes. Elle se caractérise par la mise en œuvre, par un groupe organisé ou par un individu isolé, quelle que soit sa nature ou son activité, de pressions ou de techniques ayant pour but de créer, de maintenir ou d’exploiter chez une personne un état de sujétion psychologique ou physique, la privant d’une partie de son libre arbitre, avec des conséquences dommageables pour cette personne, son entourage ou pour la société. »[5]
L’accent est mis sur l’atteinte à la liberté et sur la sujétion de l’individu délibérément entreprise par les auteurs de la dérive : elle ne saurait donc être protégée par la liberté de pensée ou la liberté religieuse, puisque celles-ci se trouvent dévoyées. Notons qu’il ne s’agit pas nécessairement d’un cadre religieux — ni d’un groupe, puisque la dérive peut être le fait d’un seul individu. Il est difficile de comprendre ce que vient ajouter ici l’adjectif « sectaire », vu la variété des cadres de ces déviances.
On pourrait penser qu’il se justifie soit par l’essence, soit par le contexte de la dérive. Mais la page des questions fréquemment posées exclut une telle approche[6]. La réponse souligne que « le législateur s’est toujours refusé à définir la notion de secte ». Et un peu plus loin, à la question de savoir si les dérives sectaires sont plus présentes dans les mouvements religieux, la réponse est sans ambiguïté :
« NON.
« Il existe des dérives sectaires qui se manifestent dans certaines communautés à caractère religieux. Mais ces dérives sectaires ne sont ni l’exclusivité des mouvements religieux, ni la majorité des cas aujourd’hui constatés par la Miviludes.
« Sur les 2 000 signalements reçus à la Miviludes chaque année :
34 % concernent la sécurité des personnes et des biens,
22 % touchent à l’éducation des mineurs,
22 % relèvent du domaine de la santé
17 % impactent la sphère du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle.
« Même si elles existent, les dérives sectaires dans le domaine religieux sont très minoritaires. »
Alors que les dérives sectaires se trouvent spontanément associées dans l’esprit du public à des groupes religieux bizarres et dangereux, la majorité des dérives sectaires dénoncées n’auraient ainsi rien à voir avec des groupes religieux. Cela conduit à des distinctions supplémentaires : par exemple, la MIVILUDES précise que « toute dérive thérapeutique n’est pas forcément sectaire » et explique :
« La dérive thérapeutique devient sectaire lorsqu’elle essaie de faire adhérer le patient à une croyance, à un nouveau mode de pensée. Prétextant l’inutilité des traitements conventionnels, le pseudo-praticien va demander au patient d’avoir toute confiance en lui car lui seul peut proposer la méthode « miracle » apte à le guérir. Il y a un endoctrinement, une sujétion psychologique qui le conduit petit à petit à rompre avec la médecine, puis avec sa famille et son environnement. Le gourou thérapeutique propose ainsi non seulement de soigner, mais aussi de vivre autrement. Il se présente comme le détenteur d’une vérité. Tous ceux qui se mettent en travers de son chemin sont accusés soit de retarder la guérison, soit même d’être à l’origine de la maladie, d’où la rupture du malade avec ses proches et ses amis. Isolé, ce dernier va se retrouver encore plus facilement sous la coupe du “dérapeute” qui va l’amener progressivement dans un processus d’adhésion inconditionnelle à sa méthode, en lui proposant la vente d’ouvrages, la participation à des stages payants ou à des retraites coûteuses, le plus souvent à l’étranger, voire en l’orientant vers d’autres praticiens déviants. »[7]
La dimension d’emprise serait ce qui rend « sectaire » une dérive thérapeutique. Les expressions « emprise mentale » ou « emprise sectaire » se retrouvent fréquemment dans des textes publiés par la MIVILUDES. S’il existe une variété de critères pour déceler une dérive sectaire, selon cet organisme, un critère serait présent dans tous les cas : la déstabilisation mentale[8]. Mais alors pourquoi l’adjectif sectaire ?
Tournons-nous maintenant vers le Centre d’information sur les croyances (CIC), en Suisse. Ce « centre de recherche appliquée » — comme il se définit aujourd’hui — tend à se maintenir dans le champ religieux, puisqu’il explique que sa mission est « de réunir et de diffuser de manière indépendante, scientifique et neutre, des informations sur la diversité religieuse, ainsi que sur les dérives sectaires, soit des actes illicites commis au nom ou sous le couvert d’une croyance, quelle qu’elle soit »[9]. Sur sa page d’accueil, les dérives ne représentent qu’un domaine d’activité, présenté ainsi :
« Les dérives et dysfonctionnements comme les abus sexuels, la maltraitance, la valorisation du statut de martyr, l’homophobie, le rejet de la diversité culturelle, l’exercice illégal de la médecine, l’escroquerie, l’emprise. »[10]
Si l’un ou l’autre de ces points peut soulever des questions d’interprétation, le sens général a le mérite d’être clair : ces dérives intéressent le CIC dans la mesure où elles se produisent dans un cadre religieux ou de croyances au sens le plus large.
Sur cette base, notre réflexion peut aller plus loin : le problème soulevé n’est en effet pas résolu. Il est certes nécessaire de mettre des actes en contexte. Par exemple, des abus sexuels ou des escroqueries peuvent se produire dans tout contexte, profane ou religieux. Ce sont des actes graves et réprimés à juste titre. Pour l’analyse de ces délits, le cadre religieux présente des particularités qu’il importe de souligner, car elles contribuent à la commission de l’acte. Par exemple, une relation de maître à disciple, et plus généralement de tout individu investi d’une quelconque autorité spirituelle face à une personne qui la respecte pour cette raison, crée une relation particulière de confiance, voire d’obéissance ou de dépendance, qui peut être librement acceptée dans l’espoir d’un progrès spirituel. Quand une figure religieuse respectée commet un abus, il s’ajoute à celui-ci la trahison de cette relation très particulière, plus ou moins intense, et l’utilisation de cette relation pour diminuer les défenses de la victime ou la rendre incapable de résister. Dans les cas les plus pervers, une prétendue justification « spirituelle » va même être construite pour sanctifier ce qui constitue en réalité un acte inadmissible et choquant.
Il faut mettre en lumière ces mécanismes, également pour des actions préventives, afin que des personnes engagées dans une voie spirituelle sachent que la discipline n’exclut pas le bon sens et que rien ne peut légitimer spirituellement un abus.
Nous pourrions donc parler de dérives religieuses ou – plus précisément –de dérives dans un environnement religieux. Mais pourquoi « dérives sectaires », puisque ces dérives peuvent également, sous différentes formes, se produire au sein de groupes religieux établis ?[11] Cela signifierait-il que, à partir du moment où se produit une dérive, nous quitterions le cadre d’une religion (respectable) pour tomber dans la fange d’une secte (douteuse), sur le mode d’une chute qualitative ? Ou l’usage de cette l’expression « dérives sectaires » par une institution religieuse établie pour désigner des faits survenus dans son orbite serait-elle une façon de dire que cela ne le concerne pas vraiment ? En réalité, tout observateur impartial sait que les religions (petites ou grandes), en tant qu’organisations, peuvent motiver les engagements et les dévouements les plus admirables, comme elles peuvent être utilisées à des fins moins nobles : ses membres sont des êtres humains, et nous savons que les êtres humains peuvent être capables du meilleur comme du pire. Il est normal qu’un groupe religieux confronté à la dérive d’un individu ou d’un groupe en son sein la condamne et souligne que cela est en contradiction avec son authentique enseignement — mais qualifier la dérive de « sectaire » n’ajoute rien, si ce n’est par la force négative liée au mot « secte » et à l’adjectif « sectaire ».
Certains lecteurs pourraient objecter que des affaires comme celle d’Aum Shinrikyo ou de l’Ordre du Temple Solaire n’ont pas vraiment d’équivalent dans les grandes structures religieuses et donc qu’il s’agit bien de dérives « sectaires », autour de « gourous »[12] ayant conduit leurs disciples sur un dangereux chemin. Oui, ce sont des dérives — malgré la tragique sincérité que pouvaient avoir des disciples de ces dangereux guides en les suivant. Oui, elles sont particulières et peuvent présenter certaines caractéristiques semblables, tout en relevant en partie de causes différentes, mais ces groupes n’ont pas dérivé parce qu’ils étaient des sectes[13]. Non, les qualifier de « sectaires » n’ajoute rien, sauf pour marteler le message qu’il faut se méfier des « sectes »…. auxquelles s’associe un mille-feuille de définitions et de perceptions. De façon purement factuelle et descriptive, pour parler d’événements qui se sont tous produits dans le contexte des groupes qualifiés de « sectes », on pourrait comprendre l’usage de l’expression : mais il s’agit de cas rares, parmi les milliers de mouvements religieux non conformistes ou « sectes » (si l’on préfère) que nous rencontrons aujourd’hui, et insister pour associer à ces événements l’adjectif sectaire fait rejaillir une suspicion sur l’ensemble des groupes perçus comme des sectes.
Nous nous trouvons dans un champ où règnent le flou et les stéréotypes. Alors que je commençais à rédiger cet article, j’ai rencontré dans la rue une personne avec laquelle je discute de temps en temps — un homme aimable, cultivé et curieux de beaucoup de choses. Durant notre échange, il me posa une question à laquelle je répondis en citant un exemple lié aux scientologues. Mon interlocuteur d’enchaîner :
- Et ils finissent par se tuer…
- Pardon… je ne suis pas sûr de comprendre… à quoi faites-vous allusion ?
- Les gens qui sont morts à Cheiry, ça n’était pas des scientologues ?
Ainsi, dans la perception publique, le grand magma des « sectes » peut en arriver à mélanger OTS, Scientologie et autres groupes. Le niveau des connaissances sur ces sujets est souvent faible, avec de vagues perceptions qui tiennent lieu de boussole. Il n’y a pas lieu de s’en offusquer, car nul ne peut être informé sur tout, de plus dans des domaines très particuliers : mais ce constat doit aussi inciter les chercheurs et les observateurs à utiliser un vocabulaire sobre et si possible précis pour en parler.
L’utilisation courante de l’expression dérives sectaires, d’abord pour désigner des phénomènes au sein de n’importe quel type de groupe religieux, mais aussi dans des contextes non religieux, essentiellement autour de la notion d’une emprise supposée (ou avérée), en est arrivée à élargir encore la multiplicité de significations —négatives — associées à « secte » ou « sectaire ». Je préfère donc éviter de recourir à cette expression[14].
Jean-François Mayer
Notes
- Jean-François Mayer, “Des Templiers pour l’Ere du Verseau : les Clubs Archédia (1984–1991) et l’Ordre international chevaleresque Tradition Solaire”, Mouvements religieux (Sarreguemines), N° 153, janvier 1993, pp. 2–10. Cet article peut être téléchargé en cliquant ici. ↑
- Sur lequel j’ai publié un article en anglais, un chapitre de livre en anglais et une contribution à un fascicule en allemand. Il faudra que j’écrive un jour un texte en français sur le MRTCG. La plus ancienne de ces trois publications, en anglais, peut être téléchargée depuis le site ResearchGate : https://www.researchgate.net/publication/249981823_The_Movement_for_the_Restoration_of_the_Ten_Commandments_of_God. ↑
- Dans un chapitre introductif sur la notion de secte, François Bellanger souligne la difficulté à trouver une définition légale des « sectes » et la déclare « inappropriée ». « De plus, intégrée dans une réglementation spéciale, une telle définition aboutirait probablement à provoquer un phénomène d’intolérance beaucoup plus important que celui qui existe déjà à l’époque actuelle. » (Audit sur les dérives sectaires, Genève, Éd. Suzanne Hurter, 1997, p. 21) ↑
- Je précise souvent l’importance de s’intéresser aux doctrines d’un groupe, et pas seulement au fonctionnement du mouvement, mais je ne me décrirais pas comme un historien des idées : j’étudie comment des croyances sont reçues et se traduisent par la formation de mouvements, puis l’évolution de ceux-ci. ↑
- « Qu’est-ce qu’une dérive sectaire ? », https://www.miviludes.interieur.gouv.fr/quest-ce-quune‑d%C3%A9rive-sectaire (page consultée le 14 octobre 2024). ↑
- « FAQ », https://www.miviludes.interieur.gouv.fr/faq (page consultée le 14 octobre 2024). ↑
- « Quand une dérive thérapeutique devient-elle sectaire ? », https://www.miviludes.interieur.gouv.fr/quest-ce-quune‑d%C3%A9rive-sectaire/o%C3%B9-la‑d%C3%A9celer/les‑d%C3%A9rives-sectaires-dans-le-domaine-de-la-sant%C3%A9/quand (page consultée le 24 octobre 2024). Sur ce sujet, on peut aussi voir la retranscription des auditions d’un rapport d’enquête du Sénat en 2013 (https://www.senat.fr/rap/r12-480–2/r12-480–2_mono.html, page consultée le 26 octobre 2024). ↑
- « Comment la détecter ? », https://www.miviludes.interieur.gouv.fr/quest-ce-quune‑d%C3%A9rive-sectaire/comment-la‑d%C3%A9tecter (page consultée le 24 octobre 2024). ↑
- URL pour télécharger le dépliant : https://cic-info.ch/wp-content/uploads/2024/01/CIC_Depliant_2023_WEB.pdf (page consultée le 15 octobre 2024). ↑
- https://cic-info.ch/ (page consultée le 15 octobre 2024). ↑
- Je suis convaincu de la nécessité d’approches comparatives qui examinent les dérives à la fois dans le cadre de « sectes » et de traditions religieuses historiques, car aucune n’en est exempte. ↑
- Il y aurait d’autres commentaires à faire sur la façon dont le mot « gourou » est entré dans le langage courant aujourd’hui, avec un sens péjoratif très différent de sa signification originelle : si un grand média utilise maintenant le mot « gourou », l’image qui surgit est celle d’une figure suspecte. ↑
- Une fois encore, j’encourage tout effort comparatif pour analyser les mécanismes de ces situations, ou les profils de maîtres spirituels qui dérivent. J’avais essayé d’esquisser de telles comparaisons, en collaboration avec Massimo Introvigne, à la fin d’un chapitre de livre sur l’OTS : « Occult Masters and the Temple of Doom : The Fiery End of the Solar Temple », in David G. Bromley et J. Gordon Melton (dir.), Cults, Religion, and Violence, Cambridge / New York, Cambridge University Press, 2002, pp. 170–188 (pp. 183–186). Sur les similitudes de profils entre différents maîtres spirituels qui dérivent, je reste frappé par la pertinence de l’analyse psychologique proposée par Len Oakes, Prophetic Charisma : The Psychology of Revolutionary Religious Personalities, Syracuse, Syracuse University Press, 1997. ↑
- Sans m’interdire d’utiliser le mot de « secte » dans un contexte où cela me paraîtrait adéquat. J’ai des réticences par rapport à d’autres mots potentiellement piégés, comme celui de « fondamentalisme », mais je ne peux entièrement renoncer à l’utiliser, confronté à la difficulté de trouver des termes de remplacement concis et compris. Peut-être faut-il parfois se résoudre à adopter un mot ou une expression, faute de meilleure solution, mais je ne pense pas que c’est le cas pour les « dérives sectaires ». Cela dit, si je me trouve face à un interlocuteur qui l’utilise, je ne vais pas non plus passer mon temps à le corriger, d’autant plus que la pertinence de cette expression n’est généralement pas au cœur du sujet traité. ↑
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