Après la tentative d’assassinat qui a failli lui coûter la vie le 13 juillet 2024, l’aura autour de la figure de Donald Trump s’est encore renforcée parmi ses partisans, mêlant le thème du martyr et celui du héros. En discutant avec des admirateurs de ce personnage ou en lisant leurs textes, il ne faut pas longtemps pour constater quel rôle exceptionnel lui est assigné comme antagoniste du Deep State, appelé à restaurer la grandeur de l’Amérique et à nettoyer les écuries d’Augias politiciennes face aux séides de cet « État profond ». Bien que familier avec ces thèses, j’ai quand même été intrigué en découvrant qu’a été publié cette année en anglais (et déjà traduit en espagnol) un livre intitulé Esoteric Trumpism. Donald Trump comme figure ésotérique, vraiment ? Curieux d’en savoir plus, j’ai commandé ce volume.
L’expression de « trumpisme ésotérique » avait déjà été utilisée quelquefois. J’en ai trouvé un exemple dans un article critique de Michael Brendan Dougherty, publié en 2016, « The Case Against Esoteric Trumpism » (The Week, 29 septembre 2016) : il y faisait référence à des arguments jugés peu convaincants utilisés par des partisans de Trump pour se persuader que le candidat représentait le bon choix pour le Parti républicain. Le même auteur reprenait la même expression, quatre années plus tard, dans un article tout aussi critique, « The Sad Cult of Esoteric Trumpism » (National Review, 30 juillet 2020) : ceux qui s’accrochaient à leur foi en Trump comme acteur d’un tournant de l’histoire seraient déçus à l’heure du bilan, malgré leurs thèses complotistes et leurs arguments pour soutenir le contraire, écrivait Dougherty.
À l’inverse de ce journaliste conservateur critique de Trump, Constantin von Hoffmeister, auteur du livre Esoteric Trumpism (Londres, Arktos, 2024), revendique pour son héros un rôle historique. On peut en lire un petit exemple récent en français sur le site nationaliste révolutionnaire VoxNR.fr[1], sous le titre « Trump : le nouveau César de l’Occident » (11 juin 2024). Extrait :
« (…) le retour potentiel de Donald Trump à la présidence peut être considéré comme l’émergence d’un nouveau César dans le contexte du déclin de l’Occident. Spengler a prédit la montée de leaders charismatiques, ou Césars, qui s’élèveraient au pouvoir au milieu de la décomposition immonde des institutions démocratiques et annonceraient une nouvelle époque glorieusement autoritaire. »
Dans un article publié il y a quelques jours par RT (Russia Today), intitulé « Pourquoi Donald Trump est une figure mystique aux proportions historiques », l’auteur résume sa thèse en une phrase : « L’importance de l’ancien et potentiel futur président des États-Unis ne réside pas dans l’homme lui-même, mais dans l’archétype qu’il incarne. »
Trump, ce héros d’épopée
Nous devinons ainsi à quoi nous attendre en entamant la lecture du livre. Le texte de Constantin von Hoffmeister est précédé de l’avant-propos d’un auteur écrivant sous le pseudonyme de Raw Egg Nationalist et d’une introduction par James Kirkpatrick.
Les propos du premier préfacier semblent prometteurs. Sous une citation extraite du célèbre livre de James G. Frazer, Le Rameau d’Or, la première phrase pose d’entrée : « Le politicien comme magicien. » Trump représenterait dans l’Amérique moderne une figure semblable à celle de chefs tribaux qui s’affirmaient grâce à leurs pouvoirs magiques supposés. Trump serait un homme qui ne fait rien à moitié et serait un magicien moderne, capable de manipuler la réalité à travers les mèmes et la communication. La possibilité du changement ne peut venir de l’intérieur du système ou de l’oligarchie, mais d’un individu — qui peut échouer. Trump n’était pas prêt en 2016, et son premier mandat a « clairement été, à bien des égards, un échec », qu’explique l’hostilité de l’État profond prêt à tout pour saboter son programme America First (p. X). Une seconde chance s’ouvre à lui.
Quant à James Kirkpatrick[2], qui explique avoir passé des décennies dans le mouvement conservateur en désespérant toujours plus de pouvoir renverser le courant jusqu’à l’apparition de Donald Trump, ce dernier ne semble pas être un être humain ordinaire, mais il représente l’Histoire qui rentre en scène. Comme le précédent préfacier, Kirkpatrick porte un jugement sévère sur le premier mandat, notamment en raison du choix malheureux des collaborateurs dont il s’entoura. Mais lui aussi croit aux possibilités qu’offrirait le prochain mandat. « L’histoire de son retour en 2024 — la Campagne de la Revanche — montre que sa vraie légende est sur le point de commencer. » (p. XVIII) Kirkpatrick avoue n’être pas aussi sûr que Constantin von Hoffmeister que Trump a changé, mais il pense qu’il y a maintenant une chance de transformer les choses par voie électorale. « En Trump, nous voyons des possibilités en dehors du système existant (…). » (p. XX)
Venons-en à Constantin von Hoffmeister[3]. Il présente Trump comme une figure héroïque, à l’image de Conan le Barbare, qui combat le Marais de forces obscures. S’il parvient à s’emparer du palais, l’Amérique pourrait-elle retrouver sa gloire ? Et l’auteur de s’improviser barde moderne pour se lancer dans son plaidoyer :
« Préparez-vous, nobles âmes de ce royaume, car tandis que je m’efforce de faire la chronique de cette odyssée, rappelez-vous que la plume du destin attend son prochain maître. Tenez bon, car les aubes à venir décideront du sort de ce pays autrefois majestueux. En avant, vers le destin ! » (p. 3)
Cela donne le ton pour la suite du volume. Le Marais qu’il s’agit de drainer n’est pas simplement une construction politique, mais une entité dont les origines se perdent dans la nuit des temps, avec une myriade d’agents conspirateurs. L’année 2020 a représenté un « point cataclysmique » d’un « combat cosmique ».
« Il ne s’agissait pas seulement d’une compétition électorale, mais d’un choc des destins, où les événements temporels semblaient être régis par des forces qui dépassaient de loin l’entendement humain. » (p. 6)
Trump, qui avait demandé au peuple le soutien pour son combat, sembla avoir été défait, mais ce n’est pas un homme vaincu si facilement :
« Il ressemblait à ces héros des contes lovecraftiens qui, après avoir contemplé les horreurs inimaginables du cosmos, sont changés à jamais. Ils deviennent les hérauts de vérités trop vastes et trop terrifiantes pour être comprises par la plupart des gens. Trump, qui a jeté un coup d’œil au cœur du Marais, n’en est pas ressorti comme un mortel vaincu, mais comme un voyant de réalités troublantes.
« Avec un air de détermination solennelle, il s’est engagé à se relever, non pas pour s’enrichir personnellement, mais dans un but plus noble. La bataille contre le Marais était loin d’être terminée. Ce n’était qu’un chapitre d’une lutte éternelle, dont l’enjeu n’était pas seulement le pouvoir politique, mais l’essence même de la nation — en fait, la nation elle-même était en jeu.
« L’histoire se poursuit et sa conclusion reste entourée de mystère. On ne peut qu’observer, en retenant son souffle, comment Trump, désormais au courant des arcanes du marais, cherche à rallier ses forces pour une nouvelle confrontation. Le prochain chapitre promet d’être d’une importance cosmique, où les entités anciennes et les ambitions modernes s’affronteront dans un maelström de destin. » (pp. 6–7)
Il faut reconnaître à Hoffmeister un talent de rhapsode de l’épopée trumpienne, non sans quelque grandiloquence. Pour dramatiser encore plus la scène, l’auteur n’hésite pas à citer des extraits du Livre de l’Apocalypse (pp. 17–19). À ses yeux, Trump, « chef d’une vigueur sans pareille » (p. 25), incarne une force de résistance contre la décadence de la civilisation occidentale et un défenseur de l’identité américaine traditionnelle, apportant l’espoir à des millions d’Américains :
« La question de savoir s’il est vraiment la figure messianique qu’ils perçoivent ou s’il n’est qu’une manifestation de leur désespoir collectif reste un sujet de débat. Pourtant, pour ces millions de personnes, il représente une opposition contre les ombres qui s’approchent, un rempart contre la marée qui menace d’inonder leur patrie. Jusqu’à présent, il est leur seul espoir : une allumette, un feu, une lumière, une bombe, une voix, etc. » (p. 14)
Trump « incarne l’espoir d’une vraie démocratie face à une démocratie de l’argent » (p. 76)[4]. Il marque « la résurgence des valeurs américaines classiques » (p. 87). C’est aussi l’homme qui va combattre cette « invasion silencieuse » qui vient du Sud. La méfiance de Trump face à l’immigration incontrôlée est mise en relation avec son opposition à une mondialisation effrénée. C’est une question existentielle pour les États-Unis. L’opposition entre Trump et Biden est interprétée comme la confrontation entre tellurocratie et thalassocratie :
« La Terre, avec sa solidité inébranlable, symbolise un monde où les valeurs sont gravées dans la pierre, où l’histoire n’est pas seulement rappelée, mais vénérée, où le changement est lent, délibéré et significatif. La Mer, en revanche, avec ses profondeurs insondables, représente un monde en mouvement, où le changement est la seule constante, où les horizons sont faits pour être poursuivis et où le nouveau est toujours meilleur que l’ancien. » (p. 90)
La vision de Trump est comparée à celle du Hongrois Viktor Orbán en Europe[5] — deux trajectoires qui défient « les vents de la mondialisation et le brouillage des identités culturelles ».
« Trump et Orbán sont devenus plus que de simples chefs dans leurs domaines. Ils se sont élevés au rang de symboles forts d’une éthique conservatrice résurgente. Orbán se dresse comme une statue humaine de la liberté contre les excès de l’Union européenne, tout comme la voix résonnante de Trump se répercute des rues animées de l’Amérique aux hameaux tranquilles de l’Europe. Ensemble, ils se tiennent debout, rappelant le conseil de Shakespeare dans Mesure pour mesure : “Nos doutes sont des traîtres qui nous font perdre le bien que nous pourrions gagner en craignant d’essayer.˝ » (p. 69)
Pour l’Europe, la perspective d’un retour de Trump au pouvoir et l’éventualité d’un retrait des États-Unis doit être l’occasion d’une introspection sur sa place dans le monde et le choix entre l’unité face aux pressions extérieures ou la fragmentation. L’Allemagne se trouverait de nouveau face au dilemme de s’aligner sur l’Ouest ou de trouver une nouvelle voie vers l’Est, en particulier avec la Russie. Mais c’est bien sûr d’abord l’Amérique qui se trouve à la veille d’un choix décisif, annoncent les dernières lignes du livre :
« Trump appelle à un retour aux principes fondamentaux qui, selon lui, ont rendu l’Amérique prospère et forte. Il lance un appel à l’action au peuple américain pour qu’il s’engage activement à façonner son avenir, à préserver sa patrie et ses valeurs, plutôt que d’accepter passivement une voie qui mène au déclin et au désespoir.
« Ainsi, la trompette retentit à travers le pays, appelant les fils et les filles de l’Amérique à se lever, à affronter la tempête à venir avec courage, et à réclamer l’héritage que leurs ancêtres leur ont légué. Car au crépuscule de l’Occident, en cette heure de décision, le destin d’une civilisation est en jeu, et les actions de quelques-uns décideront de l’avenir du plus grand nombre. » (p. 118)
Le livre met en évidence les espoirs considérables que non seulement des milieux républicains américains, mais aussi des tenants d’une droite intellectuelle radicale en sont arrivés à investir dans une figure aussi inattendue que celle de Trump. Face à une société à la dérive, c’est l’espoir de redresser la barre. Cela reflète sans doute aussi la pérenne fascination de certains cercles pour les hommes forts et les figures autoritaires — non sans illusions et déceptions subséquentes, j’y reviendrai dans la conclusion.
Alors, le trumpisme présenterait-il des traits « ésotériques » ? Après lecture de ce livre, je n’en suis pas convaincu, du moins si l’on s’en tient aux caractéristiques classiques de l’ésotérisme[6]. En revanche, l’essai de Hoffmeister témoigne au moins d’une héroïsation prononcée de la figure de Trump. Et il va plus loin en le présentant comme une figure au destin exceptionnel, incarnation de forces qui s’inscrivent dans un combat cosmique. Celle-ci pourrait-elle déboucher sur une durable mythification ?
Je laisserai ici de côté des faits anecdotiques, comme le cas — alors rapporté par plusieurs médias — de cet Indien qui avait construit chez lui un petit temple dédié à Trump, avec une statue, et y célébrait en l’honneur de cet homme-dieu les cérémonies propres à la tradition hindoue, avant de mourir (littéralement) d’inquiétude quand le Président fut atteint par le Covid au début de l’automne 2020.
Excursus comparatif : le cas de l’hitlérisme ésotérique
Un petit détour pourra nous aider à mieux comprendre. Quand Arktos mit en ligne sur son compte X (ex-Twitter) le 30 août 2024 une publicité pour le livre de Hoffmeister, un lecteur demanda — sans recevoir de réponse — quelle relation existait entre le trumpisme ésotérique et l’hitlérisme ésotérique présenté par l’auteur chilien Miguel Serrano ? L’analogie des titres m’avait également intrigué, car Hoffmeister n’ignore pas le nom de Serrano, même s’il n’est pas sûr que le titre de son livre ait été choisi pour cette raison, puisque nous avons vu qu’il avait été utilisé par des auteurs hostiles à Trump il y a quelques années déjà.
Après la défaite du Reich, parmi les personnes qui restèrent fidèles aux idéaux nationaux-socialistes (ou les embrassèrent par la suite), quelques figures voulurent voir dans Adolf Hitler beaucoup plus qu’une figure historique. D’abord limitées à de très petits cercles néonazis, ces croyances rencontrent aujourd’hui un écho plus grand dans certaines contre-cultures, de même que d’autres productions du néonazisme trouvent ces dernières années un nouveau public, Internet et réseaux sociaux aidant[7]. Pour l’hitlérisme ésotérique, deux noms occupent le devant de la scène : Savitri Devi[8] (Maximiani Portas, 1905–1982, née à Lyon d’un père grec et d’une mère anglaise) et Miguel Serrano[9] (1917–2009, diplomate et auteur chilien).
À partir de 1932, la vie de Savitri Devi se partagea entre l’Inde et l’Europe selon les périodes. Elle ne fit pas que vivre en Inde, mais trouva dans ce pays un environnement « aryen » en harmonie, selon elle, avec ses convictions :
« J’ai embrassé l’hindouisme parce que c’est la seule religion dans le monde qui est compatible avec le national-socialisme. Et le rêve de ma vie est d’intégrer l’hitlérisme dans la vieille tradition aryenne, pour montrer qu’il est réellement une résurgence de la tradition originelle. Il n’est pas indien, ni européen, mais indo-européen. (…)
« En fait, je ne suis pas une vraie hindoue. Je suis une nationale-socialiste. Pour moi c’est largement suffisant. Je suis une païenne européenne. »[10]
À ses yeux, on ne peut comprendre Hitler et son mouvement que dans une perspective cyclique de l’histoire, alors que nous nous trouvons dans l’âge sombre, face auquel Hitler aurait tenté de réagir en tant qu’homme « contre le Temps ». Elle le considère comme un avatara (une descente divine sur Terre), mais pas comme l’ultime avatara de la tradition hindoue, Kalki, dont la victoire sera totale et introduira un nouvel Âge d’Or :
« La défaite dans ce monde d’un Chef qui a combattu contre la décadence universelle, donc contre le sens même du Temps, suffit à prouver que ce Chef, quelque grand qu’il ait été, n’était pas Lui. Il pouvait certes bien être Lui quant à son essence : le Sauveur éternel, non de “l’homme”, mais de la Vie, revient d’innombrables fois. Mais il n’était certainement pas Lui, sous la forme ultime sous laquelle il doit réapparaître à la fin de tout cycle. Adolf Hitler n’était pas Kalki — bien qu’il ait été (…) le Chef d’une vraie “Guere sainte˝ (c’est-à-dire d’un combat incessant contre les Forces de désintégration, contre les Forces de l’abîme). »[11]
Miguel Serrano fut notamment ambassadeur du Chili en Inde de 1953 à 1962 et connaissait Savitri Devi. Ses livres portent sur des sujets variés ; plusieurs sont des œuvres importantes pour la diffusion de l’hitlérisme ésotérique, écrites en espagnol, mais traduites en plusieurs langues. Sa trilogie consacrée à l’hitlérisme ésotérique est composée de El cordón dorado, hitlerismo esotérico (1978), Adolf Hitler, el último avatâra (1984) et Manú, “por el hombre que vendrá” (1991). Serrano affirme avoir été initié dans un ordre ésotérique au Chili, qui « reliait sa spiritualité ésotérique directement à Hitler et au nazisme »[12]. Dès les premières pages de sa trilogie, il raconte que son maître lui aurait expliqué que Hitler était un initié, capable de communiquer sur le plan astral, ayant pour mission la transmutation du destin dans un processus de mutation de la Terre.
« Hitler était le véhicule par lequel passait un rayon de l’Esprit. Lors de son initiation, il avait reçu la force du Vril, l’énergie victorieuse de Hvareno, ou Farr. Contre lui se déchaînaient toutes les forces de l’ombre et de la mort, de l’inertie, des Elementarwesen, des êtres élémentaires. C’est pourquoi nous devions l’aider. La guerre devait être celle des dieux et des démons. Une guerre cosmique, reflétée et dramatisée au maximum sur Terre. »[13]
Les livres de Serrano proposent en effet un tableau bien plus vaste, où l’on a tôt fait de repérer de nombreuses influences de croyances issues de courants ésotériques contemporains. En outre, comme le fait observer Stéphane François, Serrano se trouva aussi influencé par un genre littéraire contemporain qui n’a pas fini de fasciner un public :
« Serrano assimile durant son exil en Suisse[14] la littérature née des spéculations sur l’“histoire mystérieuse”, fort à la mode dans les années soixante-dix, qui faisait de Hitler un initié et du nazisme une société secrète. L’“histoire mystérieuse” est un genre apparu dans les années soixante à la suite de la publication du Matin des magiciens. Il s’agit d’une tentative de réécriture de l’histoire et des civilisations au travers d’un prisme particulier : le désir de tout élucider, surtout par des spéculations irrationnelles ou pseudoscientifiques, dont l’ufologie. Le succès fut immédiat. Cet engouement dura jusqu’à la fin des années soixante-dix et toucha tout l’Occident. En France, les collections les plus représentatives de ce genre ont été les “Énigmes de l’univers” des Éditions Robert Laffont et “L’aventure mystérieuse” de J’ai lu, collection de réédition en format poche de best-sellers dans ce domaine, mais aussi de textes originaux. Ces collections publieront, outre des livres sur le trésor de Rennes-le-Château, les Templiers et autres textes sur les mystères de l’histoire, un grand nombre de livres sur les “Anciens astronautes”, sur l’“occultisme nazi” et sur les ovnis. »[15]
Dans un chapitre sur l’hitlérisme ésotérique autour des figures de Savitri Devi et Miguel Serrano, Arthur Versluis le définit comme une forme syncrétique d’ésotérisme ayant émergé dans la seconde moitié du XXe siècle, combinant des éléments de l’hindouisme, du paganisme européen et de l’ésotérisme occidental dans une vision du monde qui considère Hitler comme une figure divine. Versluis qualifie de « néo-ésotérisme » l’hitlérisme ésotérique tel que le construit Serrano, hybridant et synthétisant une variété de sources. L’ampleur de cette entreprise n’est pas sans rappeler ce qu’avait réalisé au XIXe siècle Helena Petrovna Blavatsky (à l’origine de la Société théosophique) avec ses ouvrages, note Versluis[16].
L’hitlérisme ésotérique peut être interprété comme l’une des déclinaisons du « national-socialisme ésotérique », une construction d’après-guerre élaborée tant par des auteurs critiques que par des cercles néonazis, notamment un cercle viennois de nostalgiques du national-socialisme dès les années 1950, comme l’a montré Julian Strube dans un utile article de synthèse[17]. Ses thèmes ont largement pénétré la culture populaire (films, jeux vidéo…). Strube invitait à ne pas sous-estimer le potentiel de mobilisation idéologique de cette « tradition inventée », qui va chercher d’éclectiques références aussi bien chez les cathares que du côté des OVNIS. On peut vraisemblablement dire que l’hitlérisme ésotérique fait un pas de plus vers une véritable religionisation du national-socialisme.
Suggéré au départ par la similitude peut-être pas entièrement fortuite des intitulés, ce détour montre un cas dans lequel la dimension ésotérique est indéniable (et revendiquée, jusque dans le titre même d’un livre de Serrano). L’hitlérisme ésotérique s’appuie d’abord sur une figure se prêtant à revêtir une dimension mythique[18] (qui peut d’ailleurs être aussi bien positive, comme c’est le cas ici, que négative pour d’autres auteurs), avec une construction venant étayer le mythe et le transformer en fondement d’une croyance.
L’avenir du trumpisme peut-il être ésotérique ?
Donald Trump présente un profil si insolite à bien des égards, notamment pour un observateur européen comme moi, que la prudence dans les prévisions s’impose. Je me souviens encore de sa première candidature : lors des primaires, j’étais certain qu’il ne serait qu’un feu de paille, une bizarrerie dans le champ politique américain (à l’image de certains candidats indépendants qui parviennent parfois à susciter l’attention), mais je n’avais jamais imaginé qu’il réussirait à s’emparer du Parti républicain, à en devenir le candidat désigné et à conquérir la Présidence. De même, bien que rendu plus prudent par l’expérience, je n’aurais pas pensé en janvier 2021, au lendemain de l’attaque contre le Capitole, que Trump parviendrait à se retrouver une seconde fois candidat républicain à la Présidence des États-Unis. Trump défie les prédictions — et le destin ultime de cette figure, au-delà de l’élection présidentielle de novembre 2024, dépend aussi de facteurs imprévisibles pouvant changer la donne, comme l’a montré la tentative d’assassinat de l’été 2024.
Pour le « trumpisme ésotérique », je réserve mon jugement. Dans un contexte de circulation de théories en tous genres et de l’émergence de phénomènes de « conspiritualité [19]», l’intégration durable de la figure de Trump dans des interprétations politico-spirituelles influencées par des thèmes ésotériques est possible — en se souvenant que la figure de Trump peut tout aussi bien se trouver reçue de façon croyante par des milieux chrétiens n’ayant aucune sympathie pour quelque forme d’ésotérisme.
« Ésotérisme » ou pas, le potentiel de mythification de la figure de Trump existe bel et bien, selon plusieurs registres. Nous avons vu comment les thèses complotistes de type Qanon (mais pas seulement elles) ont assigné un rôle exceptionnel à Trump face à l’ « État profond », par exemple. Certains passages du livre qui a retenu notre attention placent le candidat à un second mandat à un tout autre niveau que celui d’une figure politique ordinaire, appelé à jouer un rôle crucial à un moment décisif. Le ton et certains passages du livre de Hoffmeister établissent les fondements d’une mythification. Si Trump avait succombé à la tentative d’assassinat de juillet 2024, nul ne sait quel impact aurait eu ce statut de martyr.
Si Trump remporte les élections, il risque cependant de se trouver confronté à l’inévitable usure du pouvoir, et peut-être à l’impossibilité de satisfaire certains des espoirs parfois contradictoires de ses soutiens, puisque l’échec n’est plus permis pour ce second essai, sauf événement dramatique accompagnant le baisser de rideau. Le fait que les préfaciers d’Esoteric Trumpism, et son auteur lui-même, reconnaissent que le premier mandat n’avait pas été la réussite espérée, indique de quelles incertitudes est pavée la voie vers la mythification. Certains des partisans de Trump dans les rangs de l’ultradroite ont été déçus par ce qu’ils voient comme des compromis ou des concessions de Trump[20]. Le soutien de Trump à Israël — qui n’est certes pas une nouveauté — lui est reproché par des militants d’extrême-droite dans le sillage des événements d’octobre 2023. Cela ne signifie pas que ces gens ne voteront pas pour Trump en novembre 2024, et le candidat tente de leur donner quelques gages à travers des déclarations parfois tonitruantes, mais leur allégeance ne sera pas inconditionnelle. D’autres se méfient des soutiens obtenus par Trump dans la Silicon Valley et des visions technofuturistes qu’ils lui inspireraient[21].
Certes, ces segments ne représentent qu’une toute petite partie des milieux inclinant en principe à soutenir le candidat républicain. Mais cela montre que, notamment dans les cercles les plus radicaux, tout le monde n’est pas prêt à ériger Trump en héros apocalyptique. Le livre de Hoffmeister restera un intéressant exemple de la façon dont une figure au profil initial improbable peut être élevée à un niveau transcendant les péripéties électorales et transformée en protagoniste d’un combat cosmique.
Jean-François Mayer
Constantin von Hoffmeister, Esoteric Trumpism, Londres, Arktos, 2024, XXII + 118 p.
Notes
- Le même site a publié d’autres articles de Constantin von Hoffmeister en traduction française : « Codreanu : orthodoxie et traditionalisme à l’ère de la modernité » (14 septembre 2023), « Gloire au Tsar de l’Eurasie ! » (21 mars 2024), « Guillaume Faye versus Alexandre Douguine » (27 mai 2024). ↑
- Dont le compte X indique comme lieu de résidence : « Virginie occupée »… ↑
- D’origine allemande, né en 1976, il a séjourné durant plusieurs années aux États-Unis et a épousé une Russe, indique Metapedia (https://fr.metapedia.org/wiki/Constantin_von_Hoffmeister). On peut suivre ses publications (en anglais) sur son compte X et sur son blog Substack Eurosiberia. ↑
- Se référant à la notion de « césarisme » dans les ouvrages d’Oswald Spengler, Hoffmeister estime que Trump ne doit pas être interprété comme un virage vers l’autoritarisme, mais plutôt comme l’expression de la véritable volonté du peuple (p. 77). ↑
- Un chapitre met aussi en parallèle Trump et Mussolini comme des Titans de leurs époques respectives (pp. 111–114). ↑
- Alors que j’achève la rédaction de cet article, je découvre l’existence d’un livre dont je n’avais jamais entendu parler et qui aborde ces questions sous un autre angle, probablement beaucoup plus sur des aspects ésotériques proprement dits : John Michael Greer, The King in Orange : The Magical and Occult Roots of Political Power (Inner Traditions International, 2021). Greer est un druide et auteur occultiste américain, intéressé par les questions écologiques, comme l’indique d’ailleurs le titre de son blogue, Toward Ecosophy. Je viens de commander The King in Orange, mais ses éventuels apports ne peuvent donc être intégrés dans le présent article. ↑
- On peut citer l’écho du livre du néonazi américain James Mason, Siege (première édition en 1992, plusieurs éditions revues postérieures ainsi que des traductions). Une grosse étude de 450 pages vient d’être publiée sur l’histoire et la réception de ce livre : Spencer Sunshine, Neo-Nazi Terrorism and Countercultural Fascism : The Origins and Afterlife of James Mason’s Siege, Londres / New York, Routledge, 2024. ↑
- Il faudrait citer plusieurs livres de et sur Savitri Devi, mais ce n’est pas l’objet de cet article. Je signale cependant un site qui lui est consacré et contient de nombreux documents et références : Woman against Time : The Savitri Devi Archive. Le magasin en ligne de ce site permet d’avoir un petit panorama de ses ouvrages aujourd’hui accessibles en plusieurs langues. ↑
- On peut trouver une bibliographie de l’œuvre abondante de Miguel Serrano sur le site officiel (en espagnol) : https://www.miguelserrano.cl/site/obra-bibliografia/ ↑
- Savitri Devi Mukherji, Et le temps s’écoule. Souvenirs d’une nationale-socialiste française, Ars Magna, 2019, p. 256. ↑
- Savitri Devi, Souvenirs et Réflexions d’une Aryenne, Calcutta, 1976, p. 295. ↑
- Nicholas Goodrick_Clarke, Soleil noir. Cultes aryens, nazisme ésotérique et politiques de l’identité, Camion Noir, 2007, p. 319. ↑
- Miguel Serrano, El cordón dorado, hitlerismo esotérico, 2e éd.,Bogota, Editorial Solar, 1992, p. 18. ↑
- De 1970 à 1973, durant les années qui virent Salvador Allende diriger le Chili avant d’être renversé par le général Pinochet (dont Serrano n’était pas un admirateur). ↑
- Stéphane François, « Miguel Serrano, un diplomate entre pensée völkisch et “lunatic fringe” », Cahiers de Psychologie politique, N° 19, août 2011, en ligne (https://cpp.numerev.com/articles/revue-19/897-miguel-serrano-un-diplomate-entre-pensee-volkisch-et-lunatic-fringe, consulté le 28 octobre 2024). ↑
- Arthur Versluis, « Savitri Devi, Miguel Serrano and the Global Phenomenon of Esoteric Hitlerism », in Henrik Bogdan et Gordan Djurdjevic (dir.), Occultism in a Global Perspective, Durham, Routledge, 2013, pp. 121–133. ↑
- Julian Strube, « Die Erfindung des esoterischen Nationalsozialismus im Zeichen der Schwarzen Sonne », Zeitschrift für Religionswissenschaft, 20/2, 2012, pp. 223–268. ↑
- L’adjectif se réfère ici à un objet, un événement, une personne ou un phénomène qui participe simultanément de deux régimes de vérité : d’une part une existence attestée historiquement ou matériellement, d’autre part une existence narrative qui, par le biais de la transmission orale ou écrite, acquiert une dimension symbolique dépassant sa réalité première pour s’inscrire dans l’imaginaire collectif d’une communauté donnée. ↑
- La conspiritualité est un phénomène socioculturel caractérisé par la convergence de théories du complot et de visions du monde spirituelles ou New Age, se manifestant sous la forme d’un système de croyances hybride qui combine des éléments des deux domaines. Elle se caractérise par l’adoption simultanée d’impulsions apparemment contradictoires : une spiritualité axée sur la transformation individuelle et l’illumination personnelle, d’une part, et une théorie du complot axée sur la critique systémique et l’éveil collectif à des vérités perçues comme cachées, d’autre part. L’intuition personnelle, la révélation et les systèmes de connaissance non conformistes sont privilégiés par rapport à l’expertise conventionnelle et à l’autorité institutionnelle. Le concept avait été proposé dans un article de Charlotte Ward et David Voas, « The Emergence of Conspirituality » (Journal of Contemporary Religion, 26/1, 2011, pp. 103–121). Pour un exemple d’application concrète du concept de conspiritualité à un terrain observé, on peut par exemple lire l’article de Manéli Farahmand, Sybille Rouiller et Mischa Piraud, « “QAnon pastel” ou la surprenante convergence entre conspirationnisme politique et spiritualités New Age. Cyber-ethnographie d’activistes francophones », Anthropologica, 65/1, 2023, pp. 1–29 (l’article est téléchargeable depuis l’URL : https://cic-info.ch/wp-content/uploads/2023/10/document.pdf). ↑
- David Signer, « Ultrarechte wenden sich von Trump ab », Neue Zürcher Zeitung, 7 sept. 2024. ↑
- Richard Heathen, « Shadow of the Counter-Tradition : Trump’s Futurist Coalition », Arktos Journal, 26 août 2024 (https://www.arktosjournal.com/p/shadow-of-the-counter-tradition, consulté le 29 oct. 2024). ↑
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