Il neigeait ce lundi matin. Avant de pénétrer dans le bâtiment sans charme qui abritait l’Office fédéral des réglementations covidiennes pour la prévention de nouvelles épidémies, Peter Müller s’était longuement ébroué pour éviter de laisser une traînée humide jusqu’à son bureau. Arrivé à celui-ci, il ôta ses chaussures encore maculées de boue et d’eau pour les laisser sécher et les remplaça par les chaussons fourrés qu’il avait l’habitude de porter en hiver dans les locaux de l’administration.
Prêt à commencer une nouvelle semaine au service de la protection du pays menacé par les pandémies, Peter Müller se sentait heureux. Il avait été promu le mois précédent au poste de chef de la Section de création de nouveaux règlements : nul doute que ses capacités au-dessus de la moyenne dans ce domaine et la rigueur avec laquelle il construisait la justification de chaque règle avaient favorablement impressionné ses supérieurs. Il paraît que même le Conseil fédéral avait apprécié son travail.
Peter Müller n’était pas un novice dans les couloirs de l’Administration fédérale, mais il ne se féliciterait jamais assez d’avoir posé sa candidature dès la création du nouvel Office. Dans ses précédentes fonctions, il avait eu le sentiment de ne pouvoir donner la mesure de ses talents. Tout cela avait complètement changé. D’abord chef adjoint de la Section de création de nouveaux règlements, le départ inattendu de son supérieur direct lui avait donné l’occasion de monter d’un échelon quelques mois seulement après la création de l’Office. Et avec toutes les zoonoses que l’Asie et l’Afrique réunies ne manqueraient pas de partager avec le reste du monde dans les prochaines années et décennies, nul doute qu’une carrière prometteuse l’attendait.
Quand il pensait à son travail et à ces perspectives, la moustache pourtant fine et courte de Peter Müller semblait se trémousser de satisfaction. Quelle noble tâche que la sienne ! La Suisse parviendra à surmonter cette pandémie et les prochaines grâce au gouvernement et aux vaccins, mais rien de cela ne serait efficace sans ces règlements finement ciselés, constamment modifiés, ajustés avec précision aux tournants inattendus des mutations virales. Grâce à Peter Müller et à ses règlements, le pays voyait régulièrement les taux d’infection baisser et chaque nouvelle offensive du virus déjouée. Mais c’était un ouvrage à recommencer sans cesse.
Campant fermement ses chaussons fourrés sur l’épais tapis placé sous son bureau, Peter Müller se laissa distraire quelques minutes et dut un peu réprimer un sentiment qu’il n’osait s’avouer : celui du pouvoir qu’il avait acquis à la faveur d’une pandémie. Bien sûr, ce n’était pas lui qui prenait les décisions. Mais une fois les grandes lignes fixées par les autorités, les Sept Sages (ainsi qu’on surnomme les membres du gouvernement fédéral suisse) ne s’occupaient évidemment pas de chaque détail et n’épluchaient pas ces longues listes minutieusement établies par Peter Müller et ses collaborateurs pour mettre en œuvre efficacement les axes de la politique fédérale de lutte contre la pandémie. Toute la population se trouvait ensuite exhortée à s’y plier.
La semaine commençait sous pression. La veille, le directeur de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) avait appelé Peter Müller chez lui, alors qu’il jouait aux cartes avec son épouse, sa sœur et son beau-frère — pas plus de cinq personnes venant de deux foyers différents, Peter Müller connaissait bien sûr chaque règle sur le bout des doigts. L’OFSP avait noté une légère augmentation du taux d’infection, clairement attribuable à la variante syldave du virus. Il fallait renforcer les mesures déjà sévères, mais avec doigté. Selon le directeur de l’OFSP, ses experts soupçonnaient des diffusions du virus dans les rayons encore ouverts des centres commerciaux et des rares magasins ayant échappé aux dernières fermetures. Impossible de tout fermer — même si Peter Müller, qui avait investi toutes ses économies dans les actions d’Orénoque, la grande chaîne de vente par correspondance, était un fervent partisan du passage de toutes les activités commerciales à la vente en ligne. Mais ne pourrait-on pas durcir quelques règlements afin de dissuader un peu plus de gens de franchir les seuils des magasins encore ouverts ? Pas de problème, avait répondu Peter Müller : la prochaine liste hebdomadaire, diffusée mercredi, contiendrait quelques adaptations sans doute mineures, mais bien ciblées pour inciter la population à rester chez elle. Même pas besoin d’une décision du gouvernement pour cela : la signature du directeur de l’Office des réglementations covidiennes suffirait, et il ne prendrait même pas le temps de la lire, trop occupé par les multiples séances quotidiennes auxquelles il devait participer.
Il s’agissait maintenant de se montrer digne de la confiance manifestée par le chef de l’OFSP. Une idée était venue à Peter Müller, par association de mots, quand son interlocuteur l’avait prié de renforcer les mesures avec doigté. Mais il voulait avoir l’avis de son adjoint, André Rochaz, un Suisse romand, histoire de voir comment la mesure pourrait passer du côté francophone.
Peter Müller voulut d’abord aller frapper à la porte du bureau de son adjoint, voisin du sien, mais le sentiment de confort qu’il éprouvait, assis devant son bureau, les pieds calés dans ses chaussons fourrés, tandis que tombait doucement la neige devant ses fenêtres, le retint : il demanda à Rochaz de venir le rejoindre.
Une fois son adjoint assis en face de lui, après lui avoir proposé une tasse de café et échangé quelques banalités sur les activités du week-end (bien restreintes en ces temps particuliers), Peter Müller entreprit de lui expliquer la mission qui lui avait été confiée. André Rochaz fit une petite moue : la population commençait à en avoir assez, et les précédents règlements avaient déjà bien limité les catégories de commerces encore autorisés à ouvrir et la palette des articles en vente dans les magasins. Müller l’interrompit :
— Je sais. D’ailleurs, pas question de fermer de nouveaux commerces, cela ne passerait pas politiquement et exigerait une décision au sommet. Le directeur de l’OFSP nous demande des mesures à dose homéopathique pour inciter la population à sortir le moins possible.
— Par un temps pareil, qui a déjà envie de sortir, à moins de pouvoir aller skier. Ou alors, bien emmitouflé…
— Précisément. C’est à cette piste que j’ai réfléchi : une mesure qui fasse sentir le sérieux de la situation et ne favorise pas les sorties.
— J’avoue avoir du mal à saisir à quoi vous pensez…
— Vraiment, vous ne voyez pas ? « Avec doigté », m’a dit le chef de l’OFSP, et l’idée m’est venue aussitôt. Nous avons déjà interdit la vente de vêtements dans les magasins — même si les sous-vêtements restent autorisés à la vente, de même que les habits d’enfants. Mais je pense à autre chose.
— Vous m’intriguez.
— Notre prochaine circulaire pourrait interdire aux magasins la vente de gants. Mais je vous rassure, les gants de jardinage et les gants à usage professionnel resteront autorisés.
— Les gants, en plein hiver ?
— Voyons, Rochaz, réfléchissez ! La plupart de nos compatriotes possèdent déjà au moins de vieux gants qui traînent dans un tiroir. Mais interdire la vente de gants en plein hiver, c’est envoyer un message à la fois discret et fort : la situation reste sérieuse, quittez le moins possible votre domicile – ce qui rend d’ailleurs les gants superflus. N’oubliez pas que nos mesures sont autant pédagogiques que pratiques : elles doivent rendre la population sensible au caractère grave de la pandémie que nous nous attachons à endiguer avec persévérance. Interdire la vente de gants en hiver lance un avertissement à plusieurs niveaux et décourage un tout petit peu les sorties. Et quelques pour cent de personnes de moins dans la rue… c’est déjà du terrain perdu pour la propagation du virus…
— C’est vrai. Mais le temps sera plus doux la semaine prochaine, et on annonce de fortes pluies, si les prévisions météorologiques se confirment.
— Vous me donnez une excellente idée. Notre prochaine circulaire interdira également la vente de parapluies.
Une fois André Rochaz sorti du bureau, Peter Müller s’appliqua à établir la liste des nouveaux articles interdits à la vente dès la fin de la semaine, en y introduisant à leur place alphabétique les gants et les parapluies. Puis il s’étira. Un bon travail déjà accompli en ce lundi matin. Grâce à lui, grâce à l’Office fédéral des réglementations covidiennes, la Suisse venait de faire un petit pas de plus vers la victoire sur le virus.
Petit commentaire
Si Peter Müller, André Rochaz et l’Office fédéral des réglementations covidiennes sont imaginaires, la mesure qui occupe leurs réflexions d’un lundi matin dans ce petit conte ne l’est pas. Aujourd’hui, en fin d’après-midi, par un froid mordant, je suis allé faire un achat dans un magasin où voisinaient rayons ouverts et fermés. J’ai bavardé quelques minutes avec la vendeuse et lui ai parlé ma perxplexité devant ces règlements qui autorisent la vente de certains objets, mais pas d’autres, selon une logique que le commun des mortels peine à comprendre. La vendeuse m’a répondu qu’il était de plus en plus difficile pour les magasins d’appliquer les constantes adaptations des règles fixées. Et c’est alors qu’elle m’a appris que les gants et les parapluies se trouvaient autorisés à la vente la semaine dernière encore, mais ne l’étaient plus cette semaine. « Avec ce froid », ajouta-t-elle avec incompréhension…
Je ne suis pas allé vérifier la liste, que je ne sais d’ailleurs pas où aller chercher : je fais confiance aux propos de cette vendeuse expérimentée et responsable d’un rayon. Peu importe qu’il s’agisse de gants, de parapluies ou d’autres choses. Il suffit de se promener dans les magasins ouverts pour découvrir de nombreuses bizarreries. Par exemple, la semaine dernière, comme l’illustrent les deux photographies de ce texte, j’ai découvert dans un magasin que la vente d’appareils de photographie à développement instantané était autorisée (appareils de type Fujifilm Instax Mini), mais qu’il était impossible d’y acheter une brosse à dents électrique ou une tondeuse à cheveux et à barbe.
C’est à ce moment que je me suis demandé quels obscurs fonctionnaires, quelque part au fond d’un paisible bureau, passent leurs journées à établir la liste des produits essentiels qui doivent rester en vente ? Ils n’ont apparemment pas la même perception que vous et moi quand il s’agit de décider ce qui est « essentiel ». L’histoire des gants et parapluies, entendue aujourd’hui, qui m’a décidé à rédiger le petit conte ci-dessus, à peine rentré chez moi.
Quant au titre, « Le palais des réglementations », il m’a été inspiré par un roman d’Ismaïl Kadaré, lu en 1990 et qui m’avait beaucoup frappé : Le Palais des Rêves imagine « une administration chargée de collecter les songes de tout un chacun, de les rassembler dans un lieu unique, puis de les trier, de les classer, de les interpréter ». C’est en même temps un hommage à ce livre. Nous n’en sommes pas encore au « palais des rêves », mais tout ce que nous vivons depuis un an laisse songeur et relève parfois de catégories peut-être pas si éloignées.
Jean-François Mayer