Au fil de décennies de recherches, j’ai rencontré des croyances étonnantes par rapport à celles qui me sont familières. Et les croyances peuvent avoir des conséquences pratiques, dans la vie des personnes qui les embrassent, de leur entourage ou de la société. La question est de savoir comment les traiter, en sachant qu’elles sont portées et promues par des êtres humains. Le défi est d’essayer de comprendre leur généalogie et leur rôle social, avec respect pour les interlocuteurs, avec neutralité — sans pour autant se sentir obligé de tomber dans le relativisme et sans renoncer à convictions.
Cette question s’est à nouveau posée à moi en lisant une enquête journalistique en cours de publication sur le site Heidi.news à propos de la « complosphère » en Suisse. Je n’ai pas l’habitude de prendre ma plume pour commenter ou évaluer chaque article que je lis : je le fais pour saisir l’occasion fournie par un article de presse comme support d’une réflexion plus ample sur les questions soulevées. Je partagerai quelques observations sur l’approche de cette série en élargissant la perspective au-delà du cas particulier.
J’ai d’abord voulu intituler ce texte « Comment parler de croyances déviantes ? ». L’expression est utilisée dans le discours scientifique. Cependant, s’il est vrai qu’elles sont déviantes par rapport à la perception majoritaire et qu’elles sortent des normes communément acceptées, le mot peut connoter un caractère anormal ou asocial : pour cette raison, j’ai préféré adopter un adjectif neutre et n’impliquant aucune intention dévalorisante dans ce texte destiné à un public plus large.
Pourquoi m’intéresser à cette série d’articles ?
La semaine dernière, en rencontrant un ami journaliste dans la rue, je lui avais parlé de Heidi.news comme un exemple de nouveau média qui a trouvé la voie d’un journalisme pour compléter l’offre existante, à travers des flux sur des thèmes spécifiques et des enquêtes sur des sujets variés — le tout avec une présentation sobre et lisible. J’aime aussi les lettres d’information quotidiennes provenant de différentes régions du monde et offrant des approches variées, puisque chacune porte la patte de son auteur et reflète aussi les thèmes importants d’une zone du monde. Outre le site, enrichi quotidiennement, Heidi.news publie certaines de ses enquêtes en version imprimée, format revue : cet été, j’ai été passionné par la lecture du volume intitulé Le renard et l’oligarque (Les Explorations, N° 6, juin 2020), qui m’a révélé l’histoire et les ressorts de l’affaire Bouvier / Rybolovlev. Je suis « membre fondateur » de Heidi.news, puisque j’ai payé mon abonnement avant même le lancement, et je me suis réabonné pour deux ans il y a quelques mois.
Le 28 septembre 2020, mon attention a été attirée par l’annonce d’une nouvelle série : « nous lançons notre nouvelle Exploration, sur les conspirationnistes acharnés de Suisse romande. Nous avons demandé au journaliste Sami Zaïbi de se faire passer pour l’un d’eux, afin de les raconter de l’intérieur. » Pourquoi pas ? Mais avant même de lire le premier article, j’ai éprouvé un malaise face à cette approche assumée (« se faire passer pour l’un d’eux ») et en découvrant la présentation de Serge Michel, directeur éditorial de Heidi.news. J’ai commencé à écrire mes réflexions immédiatement après l’avoir lue, puis je les ai étoffées au cours des jours suivants et au fil de la lecture des cinq premiers épisodes ainsi que des articles complémentaires joints.
La question du complotisme (ou conspirationnisme) retient mon attention depuis plus de trente ans, sans prétendre en être un spécialiste : simplement, je me suis régulièrement trouvé confronté à ce phénomène à travers mes recherches sur d’autres sujets (il y a moins de deux ans encore en m’intéressant aux croyances à la Terre plate). Alors que j’enquêtais sur de nouveaux courants spirituels à la fin des années 1980, j’avais été frappé de rencontrer des textes reprenant des thèses de grand complot mondial dans des contextes où je ne m’y étais pas attendu, notamment sur les rayons de librairies « ésotériques ».
Par la suite, au fil de lectures, j’ai pris conscience de la plasticité et de la nature transidéologique de la mentalité complotiste : elle n’est pas limitée à un secteur politique ou à un camp idéologique, et l’hybridation d’apports de plusieurs origines est tout à fait possible. Le seul point commun est la conviction que des personnes ou des cercles riches et influents agissent dans l’ombre pour promouvoir leurs propres intérêts ou d’autres projets sinistres, d’une part, et que des éléments sans lien commun à première vue peuvent en réalité représenter des composantes d’un plan beaucoup plus vaste, d’autre part. Ces théories se construisent de façon cumulative : chaque groupe ou chaque individu peut intégrer celles qui le convainquent, tout en se montrant ouvert envers de nouveaux éléments constamment mis en circulation. Nous nous trouvons face à des nébuleuses, et pas devant un mouvement organisé, même si certaines références sont partagées. Les croyances en arrière-plan peuvent être très différentes : pour me limiter aux cercles religieux, on peut rencontrer aussi bien des chrétiens conservateurs que des croyants New Age adhérant à des thèses complotistes. Réseaux sociaux aidant, de telles approches se diffusent, en lien avec une méfiance envers les institutions politiques, économiques, scientifiques… Le contexte de pandémie de l’an 2000 et l’exportation internationale des très américaines théories de la mouvance QAnon (depuis 2017) leur ont donné encore un coup d’accélérateur. Je ne veux pas écrire ici un article sur le complotisme et ses différentes expressions, mais simplement souligner que je considère qu’il s’agit d’un sujet légitime de recherche universitaire ou d’investigation journalistique.
Autre point préliminaire à relever : je suis conscient des difficultés d’enquêtes sur des terrains sensibles ou dans des groupes dont les théories sont controversées. Je sais que des circonstances peuvent même placer parfois l’enquêteur (journaliste ou chercheur) dans des situations qu’il n’a pas désirées et qui ne lui permettent pas toujours de s’en tenir scrupuleusement aux règles qu’il s’est fixées. Mais l’enquêteur ne devrait pas activement chercher à provoquer de telles situations : j’y reviendrai.
Enfin, je ne veux pas me montrer hypocrite : je lis avec intérêt les épisodes de cette série de Heidi.news. Les articles sont bien écrits. Les scènes et situations décrites mettent en évidence les propos, les convictions et les interactions de personnages autour desquels tourne cette exploration, offrant un riche matériel documentaire. La valeur ajoutée de cette série est qu’il ne s’agit pas d’une enquête de quelques jours, mais d’une immersion de deux mois : au fil des articles, cela permet d’introduire des nuances, de comprendre les interactions entre les personnages rencontrés et de leur donner une certaine profondeur.
Quand Heidi.news dénonce les complotistes suisses romands
La question que pose pour moi la présentation de cette série de Heidi.news n’est pas le choix du sujet lui-même, mais le ton sur lequel il a été présenté et la posture journalistique. Comme je l’ai mentionné, ce qui m’a fait réagir a été le texte de présentation de Serge Michel, intitulé « Nous avons infiltré un journaliste chez les complotistes acharnés de Suisse romande » (Heidi News, 28 septembre 2020) :
« Vous êtes convaincus que tout est manipulation ? Alors voilà. Le jeune homme que vous avez accueilli parmi vous durant près de deux mois cet été n’était pas un sympathisant de vos causes farfelues, mais un journaliste en mission ‘undercover’ (sous-couverture) pour Heidi.news. »
On aurait pu éviter d’adopter d’emblée un ton de supériorité avec l’adjectif « farfelues », mais passons, le journaliste a droit à ses opinions — et certaines des théories rencontrées laissent en effet perplexe. On sourit un peu à la façon de claironner cet enquêteur en mission, à la façon d’un agent secret, mais admettons que cela relève de la stratégie publicitaire — et je conçois que les deux mois d’enquête ont pu être éprouvants pour un journaliste qui se trouvait dans un monde aux antipodes de ses convictions, comme les chercheurs qui mènent des travaux d’observation participante dans certains groupes pourraient aussi en témoigner. Je reviendrai cependant sur la question de la nécessité (ou non) de cette démarche undercover.
La présentation affirme que l’enquête a été menée « avec du respect pour vos différentes personnalités, même si certaines sont excentriques ». J’ai voulu attendre de voir si la lecture des épisodes le confirmerait. Le journaliste ne cache pas sa stupéfaction et son rejet face aux théories qu’il a rencontrées, mais au fil des épisodes, il est vrai que l’humanité et la complexité de ses interlocuteurs prennent forme (surtout à partir du quatrième épisode).
Ce qui m’a mis mal à l’aise a été la présentation agressive de cette série sur le ton d’une dénonciation, impression confirmée par le paragraphe final du texte de Serge Michel :
« Au cours de notre enquête, nous avons découvert que plusieurs d’entre vous, et notamment C. F., votre figure centrale, étiez enseignants, employés par les départements romands de l’instruction publique. Nous n’avons pas l’intention d’attenter à votre liberté d’expression. Mais exposer des enfants à vos théories anti-scientifiques et anti-démocratiques ne nous paraît pas une bonne idée. Nous allons par conséquent interpeller les DIP [Départements de l’instruction publique] vaudois et genevois à ce sujet. » (28 septembre 2020)
Je ne pensais pas que le rôle du journalisme était la délation. En outre, le quotidien Le Temps avait consacré le 11 mai 2020 un article aux complotistes en Suisse romande, dans lequel C.F. était mentionnée et où l’on apprenait que le DIP, précisément, s’intéressait déjà à son cas, mais en raison à sa participation à une vidéo de l’humoriste Dieudonné : Heidi.news arrive donc un peu tard. Si cette enseignante et d’autres enseignants (un est déjà apparu anonymement dans un épisode de la série) ne font pas état de leurs convictions pendant les cours qu’ils donnent, on voit mal quel rôle joue un journaliste en les dénonçant à leur employeur, avec toutes les conséquences que cela peut entraîner pour leur vie : d’autres affaires autour d’enseignants ayant adopté des positions controversées en dehors de leur activité professionnelle ont d’ailleurs déjà illustré le caractère juridiquement très délicat de telles situations (je pense par exemple à longue procédure autour de Hani Ramadan, à Genève, qui avait finalement débouché sur le versement d’une importante indemnité pour permettre le licenciement d’un enseignant auquel aucun reproche ne pouvait être adressé sur le plan professionnel).
Il y a une différence entre la publication d’un reportage, même très critique, et l’annonce qu’un média va fournir à une institution publique une liste de personnes. Je ne suis pas sûr que Heidi.news ait mesuré les conséquences que cela entraînerait pour l’activité journalistique si cette pratique se systématisait : en effet, pourquoi la réserver aux complotistes ?
L’agent Heidi en mission secrète
Venons-en maintenant à la question de l’enquête undercover. Cela ne me gêne pas qu’un journaliste ou un chercheur ne se présente pas ès qualités, ou pas tout de suite, dans certains contextes. Autre chose me semble être la démarche active par laquelle un journaliste prétend adhérer à la cause défendue par le groupe qu’il étudie afin d’obtenir des informations. Ne pas dire qu’il est d’un autre avis, s’arranger pour éluder ou pour garder un silence prudent est une chose ; autre chose est de prétendre vouloir servir les intérêts du groupe, ce qui représente une tromperie active, et non une simple omission. Or, l’échange initial de messages privés sur Twitter, publié par C.F. sur son compte après la parution du premier article (et partiellement cité aussi par Sami Zaïbi lui-même) montre qu’il s’agit de « gagner la confiance » de C.F. en lui faisant croire que le journaliste embrasse ses idées et veut l’aider à les promouvoir :
« Bonjour, je suis journaliste de formation, très déçu par la presse officielle. J’ai suivi avec attention le lancement d’AgoraTV. Je crois que ce média répond à un vrai besoin d’information, libre et indépendante. J’ai moi-même travaillé pour des médias romands comme Le Temps et 24 Heures qui n’ont ensuite jeté comme une vieille chaussette. Je ressens désormais le besoin de travailler et de penser autrement.
« J’aimerais beaucoup vous donner des coups de main en bénévole. Je possède du matériel vidéo de qualité, j’ai une bonne expérience en tournage et montage. Je serais prêt à vous proposer un essai dès le 10 juillet. »
Le journaliste fait donc croire qu’il adhère activement à la cause. La question est de savoir si cette « infiltration » a permis de recueillir des informations importantes inaccessibles autrement, sachant que l’enquête s’est étalée sur deux mois ? Il faut attendre la fin de l’enquête pour en juger, mais dans les cinq premiers épisodes que j’ai lus à l’heure où sont rédigées ces lignes, je n’ai pas trouvé grand-chose qui n’aurait pas pu être obtenu par des moyens d’enquête classique. Bien sûr, il y a ici et là quelques éléments ou observations qui sont le fruit de cette position privilégiée (par exemple la remarque sur certains livres figurant sur les rayons de la bibliothèque d’un des animateurs de cette mouvance), mais rien d’essentiel. Peut-être n’aurait-il pas assisté exactement aux mêmes réunions, mais il aurait abouti à des résultats semblables. Le journaliste n’aborde pas ici une société secrète, mais des idéalistes actifs pour promouvoir et diffuser leurs idées, et donc enclins à partager leurs convictions, à répondre aux questions et à accueillir des visiteurs aux réunions qu’ils organisent. Même s’ils réfléchissent à la bonne stratégie pour approcher le public et se demandent s’il ne vaudrait pas mieux rester silencieux sur certaines convictions, beaucoup d’entre eux auraient du mal à les cacher longtemps, tant elles leur tiennent à cœur.
Pourtant, Serge Michel écrit ce matin encore : « Pour moi, c’est simple : dans la jurisprudence suisse et européenne, le journalisme sous-couverture se justifie quand il produit une information d’intérêt public et qu’il n’était pas possible de l’obtenir autrement. » (« Complotisme : retour sur une folle semaine médiatique », 3 octobre 2020) Contrairement à ce que suggère Serge Michel, je ne suis pas sûr que la valeur ajoutée de ce reportage ait été l’infiltration : je crois que c’est plutôt le temps que le journaliste y a consacré, comme je l’ai déjà fait remarquer. Deux mois d’enquête et de participation à des réunions produisent nécessairement d’autres fruits qu’une brève incursion dans un milieu, undercover ou pas. Et je ne puis qu’encourager les médias, si leurs ressources le permettent, à donner à des journalistes la possibilité de mener des enquêtes d’une certaine durée.
Je me demande si la rédaction de Heidi.news n’a pas fantasmé au départ, face à une mouvance tellement étrangère à son monde, et imaginé un milieu beaucoup plus périlleux et inaccessible qu’il ne l’est. Cela m’a rappelé une anecdote de jeune chercheur, qui remonte aux années 1980. J’avais été invité à parler à une association universitaire d’historiens à propos de mes enquêtes sur des sectes et nouveaux mouvements religieux. À la fin de la réunion, un respecté professeur d’université m’avait approché pour me demander si je n’avais pas peur en menant ces recherches : il me considérait avec le genre d’admiration qu’on témoigne à l’explorateur revenu vivant d’expéditions dans de féroces tribus de cannibales et de réducteurs de têtes ! La réalité que je rencontrais était parfois insolite, mais loin de cette représentation imaginaire.
Je soupçonne que Sami Zaïbi s’en est assez vite rendu compte, mais ne pouvait plus faire marche arrière et a continué d’assumer la tromperie initiale. Il écrit dans le cinquième épisode :
« les complotistes d’Agora TV se révèlent, dans la réalité, aussi humains et gentils qu’ils semblaient vindicatifs et agressifs en vidéo. Leur bienveillance à mon égard me désarme et me met mal à l’aise. Les trahir ne sera pas chose facile. » (« Le complotiste qui sommeille en moi », 3 octobre 2020)
Adopter une autre approche (sans nécessairement se présenter d’emblée comme journaliste en mission) lui aurait épargné ces problèmes de conscience.
Finalement, quels sont le rôle de l’enquêteur et le but de l’enquête ?
Comme je l’ai dit, si je me permets d’aborder ce sujet et de partager mon point de vue, ce n’est pas comme donneur de leçons (je n’ai pas qualité pour dire à des journalistes ou à d’autres chercheurs ce qu’ils doivent faire ou non), mais parce que je suis sensible à ce sujet et n’en ignore pas les difficultés. J’ai mené de nombreuses recherches de terrain (ponctuelles ou prolongées) sur des mouvements aux croyances variées — au point de penser parfois que plus rien ne peut m’étonner… mais la variété des croyances et théories est inépuisable, comme me le faisait remarquer un collègue il y a quelques jours encore. Je me suis trouvé aussi parfois dans des situations où, sans l’avoir cherché, je suis allé plus loin que les frontières déontologiques que je me fixe. Je ne serai donc jamais celui qui jette la première pierre.
J’ai souvent assisté à des réunions, parfois de façon répétée, sans révéler d’emblée ma position de chercheur. Je n’ai jamais refusé de l’admettre quand une question m’était adressée, et je me suis presque toujours arrangé pour aborder moi-même le sujet en cas d’interaction prolongée avec un groupe. Je n’ai jamais simulé une conversion ou adhésion à un groupe : on peut toujours expliquer être ouvert aux idées présentées, mais sans s’engager (si l’on m’interroge sur mes propres convictions, j’essaye de répondre honnêtement). Aujourd’hui, en Suisse romande, le problème ne se pose plus beaucoup : il se trouvera souvent, dans un groupe, une personne m’ayant déjà vu dans les médias, et je sais qu’il y a donc de fortes probabilités pour que je me trouve identifié. Je mise donc avant tout sur une réputation d’honnêteté dans mon interaction : c’est toujours émouvant pour moi d’entendre des membres d’un groupe qui me disent avoir le sentiment de se trouver face à quelqu’un qui comprend ce qu’ils croient et ne les caricaturent pas, même s’ils savent qu’il ne partage pas leurs convictions. Je ne prétends pas y être toujours parvenu. J’essaye au moins de ne pas trahir cette confiance tout en préservant mon indépendance (là aussi, il a fallu apprendre comment faire, car cela ne va pas de soi).
Plusieurs fois, au fil des ans, j’ai été confronté à des groupes qui estimaient (à tort ou à raison) avoir eu une mauvaise expérience avec des journalistes : une enquête présentée de façon sensationnelle, unilatérale ou « à charge » peut créer une méfiance durable face à tout observateur extérieur, aussitôt assimilé à un espion ou un infiltré aux sinistres intentions… Si les journalistes commencent à pratiquer de façon fréquente l’infiltration dans ce type de groupe, je me demande quelle marge de manœuvre restera encore pour des chercheurs qui tentent ensuite d’enquêter sur ces terrains aux moyens de méthodes d’observation participante — de plus dans une période où les universités encadrent de plus en plus les recherches par des codes déontologiques et des approbations de commissions de contrôle. Pour beaucoup de journalistes, c’est une enquête sur un sujet, avant de passer à autre chose ; pour le chercheur, c’est parfois une relation de longue haleine qu’il s’agit de construire en négociant son statut dans des groupes auxquels il n’adhère pourtant pas.
Le rôle et le travail d’un policier qui mène une enquête sont clairs. Mais quels buts des enquêtes de type académique ou journalistique poursuivent-elles ? Nous voulons trouver des données et des informations qui nous permettent par exemple de mieux connaître des figures, courants et idées de nos sociétés, puis mettre ces données en perspective et les partager avec un public plus ou moins large. Nous avons notre sensibilité, nos sympathies et nos antipathies. Il existe tant des journalistes que des chercheurs qui adoptent consciemment une posture engagée. Indépendamment de cela, chaque chercheur ou journaliste peut bien entendu exprimer son opinion. Je crois pourtant que notre rôle premier, quand nous partageons nos connaissances, est d’abord de traiter notre information, nos documents et nos sources en aspirant à la mettre en forme et en contexte, pour fournir si possible à nos lecteurs, de manière structurée et plus ou moins détaillée, des clefs pour comprendre les phénomènes étudiés. Rien ne nous empêche d’exprimer notre opinion, nos convictions ou nos indignations, par exemple dans un texte d’humeur ou un commentaire, ou même dans un texte très élaboré et argumenté, ce type de texte a sa place aussi : mais j’ai le sentiment que nous remplissons au mieux notre rôle quand nous équipons nos lecteurs pour comprendre et se forger eux-mêmes une opinion.
Je me souviens de ce journaliste rencontré en 2009 lors d’une réunion de partisans chrétiens de l’initiative pour l’interdiction des minarets en Suisse. Nous venions d’entendre des discours virulents sur l’islam et des thèses hasardeuses. Le journaliste était très remonté et choqué par les propos de l’orateur du soir. Il m’avait repéré et approché pour me demander si je condamnais ces propos. Je lui avais répondu que donner mon avis sur ce que nous avions entendu ne présentait pas, de mon point de vue, un grand intérêt : en revanche, je voulais bien essayer de lui expliquer les racines et le contexte doctrinal de ces prises de position. Il insista et me demanda si je condamnais ces propos : c’était apparemment ce qui lui semblait important pour un éventuel article, donnant à mon jugement le poids supposé de l’expertise. Je refusai — pas du tout parce que j’étais d’accord avec ce les propos entendus, mais parce que n’importe qui pouvait être d’accord ou pas, tandis que le chercheur pouvait apporter un éclairage distancié (mais non polémique) sur les thèses présentées ce soir-là, et parce que cela serait beaucoup plus intéressant pour des lecteurs.
L’ascèse du chercheur (et peut-être aussi du journaliste) est de prendre si possible de la hauteur pour mettre en ordre des informations éparses et offrir une analyse. Nul d’entre nous n’étant infaillible, mais nos propos pouvant entraîner des conséquences pour des personnes et des groupes, il nous faut aussi un peu d’humilité — d’abord en nous souvenant toujours que nous sommes face à des êtres humains, et pas simplement devant « un bon sujet », et ensuite en sachant tirer les leçons de nos expériences et de nos faux pas.
Jean-François Mayer
Modifications — 4 octobre 2020, 13:39 : correction d’une coquille (mot manquant).
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