La multiplication de groupes (néo-)païens dans le monde occidental a donné naissance à de nombreux travaux de recherches, en particulier en langue anglaise, d’ailleurs assez souvent écrits par des universitaires eux-mêmes impliqués dans certains de ces mouvements. Moins fréquentes sont les études en langues occidentales sur les cercles néo-païens dans les pays postcommunistes. Spécialiste du folklore et enseignante dans une université canadienne, Mariya Lesiv a publié un livre en anglais sur trois groupes païens de son pays d’origine, l’Ukraine : The Return of Ancestral Gods : Modern Ukrainian Paganism as an Alternative Vision for the Nation (2013).
Son attention avait été attirée sur ce phénomène en 2006 en raison de la présence de deux petits groupes païens lors des fêtes du quinzième anniversaire de l’indépendance de l’Ukraine. Les groupes qu’elle étudie ne constituent qu’une partie de ce néo-paganisme ukrainien qu’il est difficile de quantifier, d’autant plus que tous les mouvements ne font pas les démarches administratives pour un enregistrement officiel (pp. 42–43). Les réunions les plus nombreuses auxquelles la chercheuse a assisté rassemblaient quelque 200 personnes. Les organisations présentées dans ce livre rassemblent plusieurs dizaines de groupes locaux à travers le pays.
Plutôt qu’un compte rendu systématique du livre de Lesiv, je voudrais ici m’arrêter brièvement ici sur quelques points qui m’ont intéressé, notamment par rapport aux études que j’ai déjà eu l’occasion de lire sur d’autres expressions contemporaines du réveil païen dans d’autres pays. Il faut préciser que ces groupes ukrainiens sont loin de tous accepter l’étiquette « païenne », parfois perçue comme dépréciative. La désignation acceptée par la plupart d’entre eux est celle Ridna Vira (foi native, ou indigène) (p. 6).
Les deux figures historiques du néo-paganisme ukrainien, Volodymir Shaian et Lev Sylenko (le second particulièrement actif dans la diaspora ukrainienne après la 2e guerre mondiale) ont adopté des positions différentes : le premier adoptait le polythéisme (Dieu comme essence aux multiples aspects, représentés par les images des divinités du panthéon slave), tandis que le second considérait le dieu solaire Dazhboh comme le Dieu unique et se posait lui-même en prophète d’une nouvelle foi ukrainienne (p. 41).
À l’instar d’autres manifestations du paganisme moderne dans des pays postcommunistes, qui sont venues répondre aux crises d’identité de cette période de transition (p. 65), les païens ukrainiens puisent beaucoup d’éléments dans le folklore national : ils considèrent en effet les paysans ukrainiens « comme les porteurs d’une identité ukrainienne ‘authentique’ et ‘pure’» (p. 27). Le passé lointain de l’Ukraine les fascine également et se prête à des reconstructions assez libres sur la base de ce que peut révéler la recherche archéologique ; mais les païens ukrainiens font également appel aux livres d’auteurs qui se situent sur les marges du discours académique et brossent un tableau idéalisé de cette histoire, qui trouve un écho d’autant plus large qu’il contribue à forger une conscience nationale. Les modernes païens ukrainiens voient dans le passé pré-chrétien de leur pays un âge d’or (p. 84).
Lesiv souligne que l’approche fréquente du néo-paganisme slave en mettant surtout l’accent sur ses dimensions politiques (nationalistes) a négligé d’autres dimensions, notamment l’attrait esthétique (pp. 140–141). Il n’en reste pas moins que le nationalisme est fortement marqué dans ces cercles païens ; ils se montrent défavorables aux mariages interraciaux, par exemple. Ethnie, territoire et nation tendent à s’associer étroitement. Des païens ukrainiens participent à certaines rencontres païennes internationales, par exemple dans le cadre du World Congress of Ethnic Religions (WCER), mais sont parfois critiques face à une approche plus « internationaliste » que nationaliste de certains païens nord-américains et européens (p. 65).
Le plus récent des trois groupes étudiés par Lesiv en est arrivé à adopter une approche plus panslave qu’ukrainocentrique — mais il serait intéressant de savoir si cette orientation a résisté aux turbulences politiques et au conflit larvé avec la Russie qui ont marqué l’Ukraine au cours de l’année écoulée : entre païens slaves, il est plus aisé de trouver un consensus qu’avec certains païens occidentaux, note-t-elle — d’autant plus que païens russes et ukrainiens partagent en bonne partie des sources communes (p. 66). Mais les choses se compliquent quand des païens ukrainiens soutiennent face à leurs homologues russes que « l’Ukraine est naturellement le centre du paganisme slave » et aurait mieux préservé les traditions originelles… (p. 67)
Lesiv relève d’autres différences entre les païens ukrainiens et les païens occidentaux. Un point intéressant porte sur la nudité rituelle, que pratiquent particulièrement les adeptes de la Wicca, née dans l’espace anglophone. À l’inverse, les groupes ukrainiens étudiés par la chercheuse ne se dévêtent pas lors de leurs cérémonies : au contraire, ils accordent beaucoup d’importance aux vêtements traditionnels ukrainiens qu’ils portent, marqueurs de leur identité, tandis que la nudité efface tant les différences sociales que (dans une certaine mesure) les différences ethniques (pp. 142–143).
Alors que nombre de néo-païens occidentaux assument l’éclectisme et ne se réclament pas d’héritages directs, l’idée d’une « tradition ininterrompue » semble importante aux yeux de beaucoup de païens ukrainiens et est liée à la question de l’authenticité (p. 77). Il s’agit donc de reconstruire un paganisme préservé autant que possible d’influences étrangères. Mais, bien entendu, les païens ukrainiens incorporent des éléments originaires d’autres cultures : « Les païens slaves empruntent à d’autres traditions parce que leur propre passé est en grande partie obscur. » (p. 83) Cependant, remarque Lesiv, ils se refusent à envisager cela sur le mode de l’éclectisme, mais sur celui de l’appropriation : c’est-à-dire qu’ils affirment que des pratiques empruntées — par exemple — à des méthodes de méditation orientale sont en fait authentiquement ukrainiennes. L’un des interlocuteurs de la chercheuse lui a ainsi affirmé que les ancêtres des Ukrainiens avaient inventé le yoga, même s’ils lui donnaient un nom différent (pp. 79–80).Comme d’autres groupes païens, les mouvements ukrainiens sont aussi des reflets de la société dont ils sont issus. Cela vaut pour la culture religieuse. Il y a des années, lors de visites à des groupes païens baltes à l’occasion de conférences internationales du Centre d’études sur les nouvelles religions (CESNUR) qui se tenaient dans la région, cela m’avait frappé : en Lettonie, de tradition luthérienne, les néo-païens lisaient des textes et chantaient des hymnes, assis dans une salle ; en Lituanie, de tradition catholique, les néo-païens étaient rassemblés pour danser autour d’un feu et boire de la bière. Sans surprise, les néo-païens ukrainiens portent une empreinte orthodoxe : Lesiv raconte la plaisante anecdote de son frère, qui l’accompagnait lors d’une célébration néo-païenne et qui lui avoua ensuite avoir dû se retenir à plusieurs reprises de faire spontanément le signe de la croix, tant il avait l’impression de retrouver l’atmosphère d’une cérémonie orthodoxe (p. 125).
S’il est assez naturel que les païens ukrainiens reprennent certaines traditions populaires perpétuées dans des populations qui se considèrent comme chrétiennes, mais dont l’origine peut en effet être antérieure (selon ce que certains auteurs ont qualifié de « système de croyance dual »), leur syncrétisme inclut donc aussi des éléments liés au christianisme orthodoxe, tout en les réinterprétant et en les remodelant pour essayer de donner naissance à une nouvelle forme de spiritualité (chapitre 9).
Mariya Lesiv, The Return of Ancestral Gods : Modern Ukrainian Paganism as an Alternative Vision for the Nation, Montréal-Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2013, XVI + 222 p.
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