Même si quelques débris ont finalement été retrouvés à la Réunion l’an dernier, la disparition du vol MH370 de Malaysia Airlines, le 8 mars 2014, alors qu’il effectuait un vol de Kuala Lumpur à Pékin, reste mystérieuse : pas d’appel à l’aide, alors que l’appareil semble avoir poursuivi son vol pendant sept heures. Les théories plus ou moins crédibles pour expliquer cette affaire ne manquent pas. Et voici qu’un correspondant m’adresse ce soir un article affirmant que le pilote, Zaharie Ahmad Shah, aurait été retrouvé dans un hôpital de Taïwan, souffrant de déshydratation et d’amnésie. Bizarre : pourquoi aucun grand média n’en a‑t-il fait un grand titre ? Complot — ou tromperie ?
Donc, le capitaine du vol MH370 aurait « mystérieusement réapparu » à Taïwan ; découvert dans un petit village, au bord de la rivière Tangshui, il aurait été transféré à l’Hôpital adventiste de Taipei. Réveillé seize heures après son admission, il ne parvenait à se souvenir ni de son nom ni de la façon dont il était arrivé à Taïwan. « Il a été rapidement identifié, cependant, grâce à ses empreintes digitales, ce qui lui a valu d’attirer immédiatement l’attention des média et de plusieurs gouvernements asiatiques. » Un des médecins qui le traitent, le Dr Syed Boon Sulong, estime qu’il peut souffrir d’un type d’amnésie causé par un stress important, à la manière d’un mécanisme d’autodéfense. « Le patient est encore très faible et malade, et son cerveau semble bloquer l’accès à une certaine zone de sa mémoire, afin de le protéger de la douleur que ces souvenirs pourraient générer. Son état de santé est trop fragile pour le moment, mais au fil du temps, il devrait pouvoir se souvenir de tout. »
Notons la précision des informations : le nom de la rivière au bord de laquelle le malheureux aurait été retrouvé, le nom de l’hôpital, le diagnostic d’un médecin. La photographie du Dr Sulong, en blouse blanche, accompagne l’article. Nous voyons même la photographie du patient, avec masque à oxygène et bras dans le plâtre.
Curieusement, pourtant, l’information n’est pas publiée par un grand média : mon correspondant l’a découverte sur un site québecois, Michelduchaine, Défenseur de la Terre (14 février 2016). Ce site inclut des onglets du « Mouvement Québecois de Désobéissance Civile » et des « Héritiers de l’Ère Nouvelle ». Il est également actif pour une pétition afin que le 2 janvier devienne le Jour Jimmy Guieu des Chercheurs et Diseurs de Vérité » (Jimmy Guieu, 1926–2000, était un auteur de science-fiction et ufologue enclin à des hypothèses complotistes).
Mais bon, l’article cite ses sources : Before It’s News du 12 février 2016. Un site de journalisme d’investigation ? Pas vraiment : un mélange assez hétéroclite d’intérêt pour l’espace, pour la santé, pour les phénomènes inexpliqués, pour la spiritualité et pour d’autres choses encore. Cependant, là aussi, le site a le bon goût de citer ses sources. Et c’est ainsi que je découvre, sans grands efforts (deux hyperliens seulement), le point de départ de ces informations ainsi que des photographies qui les accompagnent : il s’agit d’un article de Barbara Johnson, « Taiwan : MH370 pilot mysteriously resurfaces almost 2 years after his flight vanished over China Sea » (10 février 2016). Cet article est paru dans le World News Daily Report. Voilà un titre qui fait sérieux : celui d’une sorte d’agence de presse internationale, ou de grand journal américain, peut-être ? D’autant plus qu’il a un public : plus de 20.000 personnes « aiment » le World News Daily Report sur Facebook.
Comme tout journal qui se respecte, le World News Daily Report a bien entendu une section « About us » pour se présenter. Je vous livre le texte introductif en anglais :
World News Daily Report is an American Jewish Zionist newspaper based in Tel Aviv and dedicated on covering biblical archeology news and other mysteries around the Globe.
Our News Team is composed of award winning christian, muslim and jewish journalists, retired Mossad agents and veterans of the Israeli Armed Forces.
We are based in Tel Aviv since 1988 where are published more then 200,000 copies of our Daily Report paper edition everyday.
Donc, ce journal « américain juif sioniste » installé à Tel Aviv aurait une rédaction composée de journalistes chrétiens, musulmans et juifs ainsi que d’agents retraités du Mossad et de vétérans des forces armées israéliennes. Et si vous prêtez attention au copyright en bas de page, vous constaterez qu’il appartient à New World Order Media…
En réalité, le World News Daily Report n’a rien d’un véritable journal, ni d’un site complotiste d’ailleurs : c’est simplement un site parodique. Il faut lire le Disclaimer jusqu’à la fin pour en trouver l’aveu : le site assume « l’entière responsabilité pour la nature satirique de ses articles et fictive de son contenu. Toutes les personnes apparaissant dans des articles sur ce site — même ceux qui se fondent sur des personnes réelles — sont entièrement fictives et toute ressemblance entre elles et des personnes vivantes, mortes ou plus mortes relève purement du miracle ».
La photographie du malade sur son lit d’hôpital est reprise d’un article (réel) de janvier 2014 sur un Birman blessé en Malaisie dans une tentative de meurtre ; quant au médecin, il ne se nomme pas Sulong, et il pratique en Malaisie, pas à Taïwan, comme l’explique un site qui traque les canulars. (Il existe aussi des ressources francophones pour repérer les canulars du web, comme Hoaxbuster.)
Ce n’est pas le seul site parodique de l’actualité : beaucoup de francophones lisent avec amusement les nouvelles fictives du Gorafi, par exemple. Mais ce qui me frappe, dans cette affaire, c’est de voir des sites et des lecteurs de ceux-ci prendre au sérieux des histoires invraisemblables, et ne même pas s’étonner de ne trouver des nouvelles qui seraient vraiment sensationnelles — si seulement elles étaient vraies — que sur de petits sites et pas dans les grands médias. Il est vrai qu’il s’agit de sites qui, précisément, se méfient des grands médias et suggèrent qu’ils ne disent pas toute la vérité : quand on croit à l’omniprésence de complots, la nouvelle est d’autant plus attirante quand elle ne figure pas dans les médias établis — à la fois parce que le lecteur éprouve la satisfaction d’appartenir au petit cercle des initiés et parce que l’absence de toute mention dans les médias grand public confirme le sentiment d’une conspiration du silence.
Mais les lecteurs qui sont intrigués ou troublés par de telles nouvelles ne sont pas seulement ceux qui adhèrent aux thèses complotistes de sites qui les propagent : avec la facilité de circulation qu’offre le web, tout un chacun peut, à un moment ou à un autre, recevoir d’un correspondant dans lequel il a plutôt confiance des « informations » de ce genre. Et tout le monde ne va pas se mettre à remonter le fil pour savoir d’où provient l’information.
Face au déferlement constant de textes qui sollicitent notre attention, il faut demeurer constamment sur ses gardes : si des faux aussi énormes réussissent à convaincre certains lecteurs, ou au moins les rendre réceptifs, nous pouvons imaginer quelle est l’efficacité de propagandes plus subtiles et mieux emballées… Une saine dose d’esprit critique est de mise, surtout quand la fausse information se présente comme la parfaite imitation d’un article authentique et passée par l’épreuve de la vérification, avec de pseudo-témoins, des photographies (ah, le pouvoir de l’image pour convaincre!) — si ce n’est l’énormité et l’invraisemblance de la nouvelle.
Il y a un peu plus de deux ans, j’avais publié sur un autre de mes sites un petit article pour démonter une autre fausse nouvelle selon laquelle le pape François aurait déclaré que l’enfer n’existerait pas et qu’Adam et Ève n’auraient jamais existé non plus, entre autres déclarations théologiquement fracassantes. Dans ce cas aussi, le point de départ avait été un site satirique ; l’article s’était trouvé repris comme information sérieuse par un journal africain dont les rédacteurs n’étaient guère doués de discernement, avant d’être répercuté par des sites plus marginaux, mais suivis par un public de taille non négligeable, à en juger par les centaines de commentaires enthousiastes. Il faut dire que, quand une nouvelle satisfait et conforte les convictions de ses lecteurs, elle a d’autant plus de chances d’être reçue de façon peu critique.
Si Internet diffuse le « poison » de l’information fausse, nous y trouvons aussi les ressources pour nous protéger : une brève recherche en ligne permettait en moins d’une minute de trouver des sites démontant la pseudo-information sur le pilote du vol MH370. Mais encore faut-il vouloir faire preuve d’esprit critique : malgré la preuve de leur caractère fictif, les rumeurs sur les inexistantes déclarations du pape François continuent de circuler, comme j’en ai eu un écho ce mois encore.
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