Il y a une trentaine d’années seulement, il m’aurait été difficile d’imaginer les transformations qu’allaient connaître les pays d’Europe centrale et orientale durant les vingt dernières années du XXe siècle ainsi que la nouvelle situation des groupes religieux dans les pays alors communistes. Parmi les aspects dignes d’attention, la renaissance de l’Église orthodoxe russe ne manque pas de soulever en même temps bien des questions dans les pays occidentaux : au delà de la liberté dont jouissent aujourd’hui les croyants, quel est le rapport entre l’Église russe et l’État ?
L’impression est en effet celle d’un jeu de relations subtil entre ces deux acteurs, qui poursuivent des intérêts parfois convergents, mais pas toujours. Dans un numéro du Journal of Church and State (51/2, printemps 2009), qui ne m’est parvenu que tout récemment, un article de John D. Basil (University of South Carolina) tente de distinguer entre trois approches existant aujourd’hui en Russie par rapport aux relations entre Église orthodoxe et État :
1) Le premier point de vue, inspiré par le Saint Synode de l’Église orthodoxe russe, propose un modèle d’Église indépendante de la supervision gouvernementale, car l’Église et l’État jouent des rôles différents, mais s’engageant avec celui-ci dans des domaines tels que l’éducation, les activités caritatives, voire certains aspects de la politique nationale. Non pas une Église d’État, mais certainement une Église nationale, entretenant avec l’État des relations privilégiées et travaillant en harmonie avec lui. On y trouve un écho manifeste du vieil idéal byzantin de la “symphonie” entre Église et État, c’est-à-dire une approche de coopération.
2) La seconde approche, celle des groupes dits “démocratiques” et “libéraux”, est manifestement influencée par des modèles venus des États-Unis et de l’Europe : elle rejette le vieux modèle soviétique de contrôle des groupes religieux, mais prône une stricte séparation entre l’Église et l’État, en même temps que la liberté pour tous les groupes religieux. Cette approche — très minoritaire dans l’opinion russe — voudrait ériger des barrières pour empêcher tout soutien apporté à l’Église orthodoxe par l’État. Elle se réfère volontiers à la Constitution russe de 1993 et à son affirmation du caractère séculier de l’État. Outre des groupes d’orientation séculariste, certains milieux chrétiens, notamment évangéliques, sont sympathiques à cette approche.
3) Enfin, la troisième approche, populaire parmi des intellectuels aux inclinations religieuses, envisage une certaine coopération, ou un partenariat, entre l’Église et l’État sur des questions d’intérêt commun, conjointement avec une large tolérance pour tout type de croyance. En outre, tout partenariat devrait faire l’objet d’un strict contrôle démocratique. “Cette école de pensée, la plus compliquée des trois, occupe un large espace médian entre les arguments traditionnels et séparatistes, s’appuyant à la fois sur la popularité de l’Orthodoxie et sur la nature désirable de la démocratie.” Tout autant favorables au modèle de la Constitution de 1993 admiré par les partisans de la séparation, ils reconnaissent cependant le rôle particulier de la religion orthodoxe en Russie. Ils pensent aussi que le message évangélique peut exercer une influence positive sur la société russe, mais ne croient pas à un retour à la “Sainte Russie” et se méfient d’une attitude religieuse “ethnocentrique”.
J’ignore si ces trois approches résument adéquatement à elles seules les différentes possibilités qui s’ouvrent aujourd’hui, mais l’article a le mérite de résumer ainsi certaines des questions que l’on se pose souvent et d’essayer d’évaluer où en est aujourd’hui la réflexion sur ces sujets en Russie. L’auteur ne manque pas de rappeler l’importance de certains documents récents de l’Église russe, en particulier l’élaboration d’une doctrine sociale de l’Église russe, document publié en russe en l’an 2000 (et traduit en français sous le titre Les Fondements de la Doctrine sociale, Paris, Cerf, 2007, 194 p.).
Comme le notait Elena Miroshnikova dans un revue spécialisée, il y a quelques années, “la Russie a maintenant adopté le modèle de séparation, mais elle pratique inoficiellement un modèle d’intégration, permettant des privilèges à l’Église orthodoxe russe” (“The Evolution of the Byzantine Legacy in Modern Church-State Relations in the West and Russia”, European Journal for Church and State Research, 11, 2004). Cette approche semble déboucher sur une réalité très différente du sécularisme, même si ses contours à plus long terme sont encore difficiles à discerner. L’une des questions est notamment de savoir jusqu’à quel point l’Église peut devenir un instrument d’une politique, même si elle estime sans doute pour sa part promouvoir ses valeurs à travers une approche de coopération.
En marge de cet article, notons aussi l’article intéressant et bien documenté publié dans l’édition imprimée du 19 décembre 2009 de l’hebomadaire The Economist, analysant les activités récentes de l’État russe et de l’Église russe en Terre Sainte. Ce texte a également été mis en ligne le 17 décembre sur le site du magazine.