Le nom de Ted Peters me rappelle des souvenirs déjà anciens : dans les années 1980, j’avais lu avec grand intérêt son article intitulé “UFOs : The Religious Dimension”, publié dans la revue américaine Cross Currents (automne 1977). J’avais trouvé stimulante sa façon d’identifier les structures religieuses sous-jacentes dans la croyance aux soucoupes volantes et aux extraterrestres. Je l’avais cité dans mon livre Sectes nouvelles (Paris, Cerf, 1985) — vingt-cinq ans déjà, comme le temps passe ! Ce n’est que bien plus tard que — Internet aidant — j’ai trouvé un exemplaire d’occasion de son ouvrage UFOs — God’s Chariots : Flying Saucers in Politics, Science and Religion (Atlanta, John Knox Press, 1977). Je n’ai jamais rencontré Ted Peters, mais j’ai eu la surprise de voir son nom réapparaître à l’occasion d’un colloque qui s’est tenu en janvier à Londres, à la Royal Society (l’académie des sciences du Royaume-Uni), sur la recherche de vie extraterrestre ! Et Ted Peters y a présenté les résultats d’une enquête qu’il a menée aux États-Unis sur les réactions des croyants face aux conséquences qu’auraient pour les religions des contacts avec des entités extraterrestres.
Le sujet est certes délicat : si les extraterrestres existent, cette découverte ébranlerait-elle les religions ? Il y a quelques années, j’avais participé à un original ouvrage collectif (dirigé par Alexandre Vigne), un numéro de la revue Question de (N° 122), sur Dieu, l’Église et les extraterrestres (Paris, Albin Michel, 2000); mon chapitre était consacré à la croyance aux extraterrestres et les religions soucoupistes — des groupes pour qui les extraterrestres représentent de véritables “sauveurs venus de l’espace”. Mais plusieurs contributions portaient sur les questions posées par l’hypothèse extraterrestre au christianisme : “Si les mondes sont multiples, est-il nécessaire que l’Incarnation le soit aussi?” (“la rédemption accomplie par Jésus-Christ est unique et cosmique”); ou même : “La conquête de l’espace : questions juridiques et canoniques” (envisageant la nécessité, le jour venu, d’un concile qui seraitappelé à déterminer “comment le christianisme pourra […] passer aux Martiens”, de la même façon que le concile de Jérusalem, au Ier siècle, avait discuté de l’annonce du christianisme aux non-juifs). Un jour, peut-être, la ville d’Assise accueillera-t-elle des “Recontres interreligieuses interplanétaires”, suggérait l’un des auteurs…
De tels volumes et leurs réflexions parfois inattendues prouvent qu’une réflexion existe déjà et pourrait répondre aux inévitables questionnements religieux que ferait surgir l’existence d’entitées extraterrestres intelligentes. Certains chercheurs continuent pourtant de penser que la réalité d’êtres d’origine non terrienne porterait aux religions traditionnelles, particulièrement à l’héritage chrétien, un coup fatal, achevant d’abattre des croyances liées au statut unique de l’espèce humaine et de la Terre, notamment au regard des doctrines de l’Incarnation et de la Rédemption dans le christianisme. Dans son article sur la réunion londonienne, publié dans le New Scientist (26 janvier 2010), Jessica Griggs cite ainsi Paul Davies, astrobiologiste de l’Université d’État d’Arizona à Tempe, qui estime qu’il faudrait admettre de multiples incarnations du Christ, ou trouver une bonne raison pour justifier le statut unique de la Terre. À leurs yeux, les croyances traditionnelles ne pourraient apparaître alors que comme des superstitions dépassées. Et si des extraterrestres — plus avancés que nous — pratiquaient une sorte de religion, les humains ne pourraient que s’y convertir, concluent ces auteurs.
Ted Peters, lui, est un théologien, professeur au Pacific Lutheran Theological Seminary et au Center for Theology and the Natural Sciences de la Graduate Theological Union, à Berkeley. Il a surtout eu la bonne idée, avec son assistante de recherche Julie Froehlig, de mener une enquête sur les attitudes de croyants de plusieurs religions aux États-Unis. Et les résultats, présentés dans un rapport de 22 pages, intitulé The Peters ETI [Extra-Terrestrial Intelligence] Religious Crisis Survey, nous réservent quelques surprises…
Peters est parti de l’hypothèse de départ d’un effondrement ou d’une remise en question radicale des croyances religieuses par suite de la confirmation de l’existence d’êtres intelligents ailleurs dans l’espace ou du contact direct avec ceux-ci. Les résultats sont tout différents de ceux qu’attendent des chercheurs tels que Davies.
Des enquêtes précédentes, en particulier celle menée par Victoria Alexander en 1994 sur les réactions de membres de clergés américains sur l’hypothèse d’une confirmation de la vie intelligente extraterrestre, étaient déjà allés dans le même sens, rappelle Peters.
L’enquête de Peters et Froehlig repose sur les questionnaires remplis par 1.325 personnes, dont 205 se décrivant comme non religieuses, et les autres appartenant aux différentes confessions chrétiennes ainsi que des hindous, des juifs, des musulmans et des bouddhistes.
Moins de 10% des croyants pensent, toutes religions confondues, que la confirmation officielle de l’existence d’êtres intelligents vivant sur une autre planète mettrait leurs convictions en crise. Plusieurs commentaires de chrétiens semblent mettre en avant la toute-puissance de Dieu, qui peut avoir créé d’autres civilisations et peut atteindre celles-ci également si elles existent. Aux yeux de la majorité des chrétiens interrogés, le salut apporté par le Christ a valeur universelle, au delà des habitants de la Terre. En outre, certains ne croient tout simplement pas à l’existence d’une vie intelligente ailleurs.
L’enquête de Peters montre que les musulmans interrogés ne semblent pas éprouver des gros problèmes par rapport à l’éventuelle existence d’extraterrestres : “nous croyons que Dieu a créé d’autres planètes semblables à la Terre”, explique l’un d’eux. Il est vrai que la question de l’Incarnation ne se pose pas ici. Pour les bouddhistes, apparemment guère de problèmes : comme tous les autres êtres, des extraterrestres seraient soumis aux conséquences karmiques de leurs actes, suggère l’un d’eux. Bien entendu, un questionnaire n’a pas valeur d’enquête auprès de représentants autorisés d’organisations religieuses et de théologiens, mais des commentaires de ce genre proposent des pistes de réflexion.
Cela dit, quand l’enquête passe des réactions individuelles à l’évaluation des conséquences qu’aurait la confirmation de l’hypothèse extraterrestre pour une tradition religieuse dans son ensmble, un peu plus de 20% des catholiques estiment que leur Église subirait une crise. Curieusement, la proportion est moins élevée chez les protestants, tant évangéliques qu’autres (un peu plus de 10%). À noter que les répondants mormons (39 dans l’échantillon) ne voient aucun problème pour leur Église : “Ma religion croit déjà aux extraterrestres”, déclare l’un d’eux.
Si l’on élargit encore la question en demandant : “Même si mon point de vue n’en était pas affecté, un contact avec les extraterrestres porterait tant atteinte aux croyances traditionnelles que les religions du monde feraient face à une crise”, le taux d’approbation devient plus élevé : 30% environ des catholiques, à peu près 40% des bouddhistes, pensent qu’une telle crise se produirait, même si elle ne les toucherait pas personnellement, ou pas leur propre tradition.
Mais surtout, la réaction à cette affirmation montre que près de 70% des personnes non religieuses sont convaincues, elles, que les religions subiraient une crise grave. Il semble donc y avoir un présupposé de milieux non croyants selon lesquels les religions traditionnelles survivraient difficilement à la confirmation de l’existence d’extraterrestres, tandis que les croyants eux-mêmes élaborent des solutions possibles ou ne se sentent pas ébranlés dans leur foi par cette éventualité. Certes, il s’agit à ce stade d’une question encore hypothétique, mais les tendances paraissent nettes.
L’une des questions de l’enquête de Peters et Froehlig portait sur la présence de croyances religieuses ou non chez des êtres extraterrestres intelligents : “Je m’attends à ce qu’ils n’aient pas de religion et qu’ils s’appuient uniquement sur la connaissance scientifique, à l’exclusion de croyances religieuses.” Les réponses montrent que très peu de croyants acceptent une telle éventualité, et que, même parmi les personnes non religieuses ayant répondu à l’enquête, un quart seulement le croit.
De même, si 40% des réponses de personnes non religieuses estiment que les croyances et pratiques religieuses d’extraterrestres différeraient profondément de celles de notre planète, moins de 20% des croyants interrogés le pensent (sauf parmi les juifs, dont la proportion est un peu supérieure).
Je passe sur quelques autres questions moins importantes pour mon propos. Une semblable enquête produirait peut-être d’autres résultats dans d’autres régions du monde ou avec d’autres publics. Elle donne cependant quelques bonnes raisons de penser que la fragilité présumée des religions traditionnelles face à la confirmation de l’existence d’entités extraterrestres intelligentes n’est pas démontrée. Les traditions religieuses ont des ressources pour s’adapter à de nouvelles situations. Reste à voir, évidemment, ce qui se produirait si l’hypothèse devenait réalité.
L’étude de Ted Peters et Julie Froehlig, “The Peters ETI Religious Crisis Survey” (22 pages), peut être téléchargée au format PDF en cliquant ici.