À quoi sert le dimanche ? Simplement un jour de repos un peu arbitraire, maintenu par habitude dans des sociétés postchrétiennes ? Ou le pivot de toute la semaine, autour duquel s’ordonne le cours de l’existence, d’abord sur le plan liturgique pour ceux qui pratiquent ?
Toutes ces pensées me sont venues en recevant cette semaine un message électronique de la Commission des épiscopats de la Communauté européenne (COMECE), à l’enseigne d’une “mobilisation pour la protection du dimanche au niveau européen”. Une conférence pour relancer ce débat se tiendra au Parlement européen le 24 mars 2010. La réunion est organisée par des parlementaires européens et la Fondation Konrad Adenauer (proche de la démocratie-chrétienne), mais le soutien est beaucoup plus large et dépasse les rangs catholiques : outre des organisations catholiques, nous trouvons dans la liste des syndicats (pas seulement chrétiens), l’Église protestante allemande, l’Église anglicane, l’Église orthodoxe de Chypre et la représentation de l’Église orthodoxe de Grèce auprès de l’Union européenne, l’Union baptiste de Grande-Bretagne ainsi que plusieurs associations nationales qui se battent pour maintenir le dimanche comme jour chômé.
Cet engagement pour la “protection du dimanche” repose donc sur une coalition d’intérêts sociaux et religieux. Le communiqué de la COMECE souligne le “lien entre santé des travailleurs et repos dominical”. Le dimanche servirait en outre à maintenir la “cohésion de nos sociétés”: “un jour de repos hebdomadaire commun à toute une société permet aux familles de se retrouver et aux citoyens de s’adonner à des activités culturelles, spirituelles et sociales.”
La dimension spirituelle est mentionnée, mais en quelque sorte en arrière-plan, au même titre que des activités culturelles ou sociales — et nul doute que les activités sportives occupent pour bien des gens plus de place que les célébrations religieuses ce jour-là… C’est d’ailleurs sur cette corde que semble jouer l’illustration de l’annonce de la conférence, telle qu’elle est reproduite ci-dessus.
Au Royaume-Uni, le site Keep Sunday Special propose une liste de cinq raisons pour résister à l’évolution d’une société où tout fonctionne 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 : protéger les relations familiales et sociales, préserver une communauté saine avec la possibilité d’activités en commun un jour spécifique de la semaine, préserver le petit commerce local (qui n’a pas les moyens d’ouvrir avec les mêmes horaires que des supermarchés), pouvoir se reposer (en évitant la spirale des heures supplémentaires et dune activité ininterrompue), et “respecter la foi”. Le texte rappelle qu’un certain nombre de gens accordent au dimanche une importance religieuse et qu’il convient, dans un esprit de respect des croyances, de leur donner la possibilité de s’arrêter ce jour-là.
Internet est l’un des vecteurs de mobilisation. En français, le site du Collectif des amis du dimanche met à disposition de ses lecteurs des informations d’actualité et un abondant matériel pour en savoir plus.
J’y relève notamment un intéressant dossier sur L’origine du repos dominical. Ce rappel historique, naturellement axé sur la France, met en lumière le développement d’une remise en cause du repos dominical depuis les penseurs des “Lumières”, au XVIIIe siècle, avec l’apparition d’un “argumentaire économique en faveur du travail du dimanche. L’article “Dimanche” de l’Encyclopédie explique que le dimanche doit être travaillé pour l’enrichissement de tous.” Sans oublier la tentative révolutionnaire de remplacer la semaine de sept jours par un nouveau rythme, avec le “décadi” comme jour chômé du calendrier républicain. Légalement, cependant, en France, c’est une loi de 1906 qui instaure le repos hebdomadaire (le plus souvent dominical), à la suite des efforts de milieux chrétiens et de réformateurs sociaux.
L’activisme pour le dimanche n’est pas nouveau. Au XIXe siècle apparurent des sociétés pour l’observation du dimanche, ou pour la sanctification du dimanche — notamment des organisations d’inspiration protestante. En 1876, des organisations nationales se fédérèrent en une Fédération internationale pour l’observation du repos du dimanche, dont le siège était à Genève (et à laquelle une thèse de Valérie Lathion a en partie été consacrée en 2007 à l’Université de Genève, voir à la fin du présent texte la référence d’un article qui en résume certains aspects). Au hasard de quelques explorations rapides, j’ai découvert que s’était tenu, à Bruxelles déjà, en juillet 1897, un Congrès international du repos du dimanche.
À vrai dire, certaines des controverses du XIXe siècle nous paraissent difficiles à comprendre aujourd’hui. Un professeur américain de journalisme, Jeffery A. Smith, rappelait dans un article publié en 2006 les débats entre protestants libéraux et conservateurs aux États-Unis, dans le dernier tiers du XIXe siècle, pour déterminer s’il était légitime d’autoriser certains divertissements profanes ce jour-là ; les premiers estimaient qu’il était bon d’ouvrir les musées, par exemple, tandis que les seconds plaidaient, dans une tradition puritaine, pour un accent exclusivement religieux. Un autre débat était de savoir si l’on pouvait publier et lire des journaux profanes le dimanche, leurs adversaires essayant parfois de combattre leur influence supposément nocive par la diffusion de magazines édifiants. Certains prédicateurs n’hésitaient pas à décrire la presse dominicale comme un grave danger pour les Églises, une malédiction pour les foyers et des ennemis de la morale (Jeffery A. Smith, “Sunday Newspapers and Lived Religion in Late Nineteenth-Century America”, Journal of Church and State, 48/1, hiver 2006, pp. 127–152). De tels débats sont bien loin des préoccupations même des défenseurs actuel les plus ardents de la sanctification du dimanche.
Si une “résistance” au travail dominical se développe, c’est bien sûr parce que de plus en plus d’intérêts économiques vont dans le sens d’une érosion du caractère chômé du dimanche. Comme le titrait un article de Bertrand Bissuel dans Le Monde (27 février 2010), “le travail dominical se répand peu à peu” en France, depuis la loi du 10 août 2009, qui élargit les possibilités de dérogations au repos du dimanche.
Notons que, si le caractère chômé du dimanche semble battu en brèche dans certains pays européens, il en existe d’autres où des mesures plus strictes sont introduites : par exemple, en Croatie, à la suite d’un intense lobbying de l’Église catholique face à l’essor de centres commerciaux ouverts sept jours par semaines, des règles limitant les activités commerciales le dimanche sont entrées en vigueur le 1er janvier 2009. Certaines exceptions sont prévues, notamment pour le temps autour de Noël et pour la période estivale. Les boulangeries, kiosques à journaux et magasins de fleurs sont autorisés à ouvrir leurs portes le dimanche durant toute l’année. De même, les magasins dans les gares ou les hôpitaux peuvent rester ouverts,
Bien sûr, dans le contexte européen aussi, des minorités religieuses ont d’autres jours de repos que le dimanche. L’on sait, par exemple, l’importance du repos du sabbat pour un juif pratiquant : “Rien ne pourra jamais égaler la bénédiction spirituelle que le Juif fidèle trouve dans le repos si doux, dans la tranquillité si parfaite du jour du sabbat.” (cité par E. Guggenheim, Le Judaïsme dans la vie quotidienne, 4e éd., Paris, Albin Michel, 1978, p. 73) Analogiquement, c’est l’expérience que bien des croyants, en termes peut-être différents, pourraient donner de cette étape hebdomadaire, qui permet de reprendre ensuite avec plus d’énergie le rythme des activités quotidiennes.
Outre les juifs, des chrétiens “sabbatistes” respectent aussi le samedi comme jour du repos. La Bible Sabbath Association, aux États-Unis, publie régulièrement un répertoire de ces groupes religieux. La plus récente édition du Directory of Sabbath-Observing Groups est parue en novembre 2009 et permet de découvrir une variété de mouvements. Le groupe le plus important et le plus connu est sans conteste celui des adventistes du septième jour. Comme les juifs dans bien des cas, il a fallu aux adventistes, en tant que minorité, s’engager souvent pour faire respecter leurs principes religieux par rapport à une question telle que le sabbat : celle-ci a joué un rôle important pour les pousser à s’engager dans la défense de la liberté religieuse en général, à travers l’International Religious Liberty Association (IRLA), créée à la fin du XIXe siècle déjà, et son pendant européen né à la fin de la 2e guerre mondiale, l’Association internationale pour la défense de la liberté religieuse (AIDLR) — ces associations défendant la liberté religieuse en général, et pas simplement celle des croyants adventistes.
La défense de la liberté religieuse était en partie motivée par la crainte des adventistes de voir imposées des lois strictes sur l’observation du dimanche : “ils annoncent que le dimanche deviendra la mnarque distinctive de la collaboration entre l’Église et l’Antéchrist. Ainsi, leur refus de reconnaître le dimanche tient plus à son caractère eschatologique qu’à son caractère légal.” (Richard Lehmann, Les Adventistes du septième Jour, Ed. Brepols, 1987, p. 43) En effet, aux États-Unis, à la fin du XIXe siècle, des milieux chrétiens, soucieux de contrer des tendances sécularisatrices, voulurent imposer un strict respect du repos dominical. Inévitablement, les adventistes, qui estimaient être libres de travailler ce jour-là, en subissaient les conséquences. L’Église adventiste s’engagea ainsi dans des efforts pour maintenir une stricte séparation de l’Église et de l’État et fut à l’origine de la National Religious Liberty Association en 1889. La préoccupation des adventistes par rapport aux Sunday Laws n’a pas disparu aujourd’hui (lire l’article de James D. Standish, “Sunday Laws in an Age of Freedom”). C’est un bon exemple de conflit entre vues religieuses différentes quant au repos dominical, dépassant ainsi la dichotomie religion/sécularisme sur ces questions.
Dans les pays musulmans, c’est le vendredi qui est le jour chômé. Dans la diaspora musulmane hors des terres à majorité musulmane, des arrangements sont cherchés avec les employeurs afin de dégager si possible un moment pour pouvoir participer à la prière communautaire du vendredi.
Même si l’association entre dimanche et repos dominical nous semble aujourd’hui presque aller de soi comme héritage du christianisme, l’histoire du repos du dimanche semble plus complexe, comme l’a montré Willy Rordorf, auteur de Sabbat et dimanche dans l’Église ancienne (Delachaux et Niestlé, 1972). Dans la notice “Dimanche” qu’il rédigea pour le Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien (t. I, Paris, Cerf, 1990, pp. 690–693), Rordorf, après avoir rappelé les différentes hypothèses sur l’origine du dimanche, qualifie de “confusion” l’idée que le dimanche serait un “sabbat chrétien”: ce fut l’empereur Constantin qui proclama le dimanche comme jour du repos public en 321, mais l’on ne connaissait pas le repos dominical auparavant. Dès le VIe siècle, cependant, l’équivalence entre sabbat et dimanche semble avoir été bien établie.
Je n’ai jamais eu l’occasion de lire un livre sur la façon de vivre le dimanche dans le contexte du Moyen-Âge européen, par exemple. Il existe certainement de telles études, mais elles ne me sont pas connues. En revanche, il me suffit de discuter avec des personnes ayant grandi dans l’entre-deux-guerres dans le canton de Fribourg (Suisse), où je vis, très marqué par le catholicisme romain, pour savoir comment était vécue une journée dominicale dans une famille catholique dans une petite localité ou un village du canton. Participation à la messe, tout d’abord — pour certains même à une première messe assez tôt le matin, puisque le jeûne eucharistique était encore la règle, puis à nouveau la grand-messe solennelle. La participation à la messe était contrôlée pour les élèves des écoles (de même qu’ils devaient produire à certaines occasions des “billets de confession”). L’après-midi, les enfants avaient obligation de se rendre aux vêpres ou d’en demander la dispense au curé s’ils ne pouvaient le faire. Toute la journée portait donc l’empreinte de la pratique religieuse. À la campagne, il arrivait que des prêtres donnent en chaire une permission spéciale aux paysans pieux de travailler dans leurs champs un dimanche après-midi afin de sauver leurs récoltes parce que l’orage menaçait.
Nombre de textes sur le monde protestant nous rapportent un mode d’observation du dimanche similaire à bien des égards. Dans les Îles britanniques, le puritanisme avait introduit un strict respect du dimanche, certainement lié à l’éthique calviniste du travail et à l’influence des modèles bibliques : après six jours de labeur, une journée de repos strict, assez proche à bien des égards du modèle du sabbat juif — le terme “sabbat” était d’ailleurs explicitement utilisé, bien que le jour observé ait été le dimanche.
Nous en sommes loin aujourd’hui dans la plus grande partie de l’Europe, même si le dimanche reste un jour à part, où tout fonctionne différemment, sans que la participation aux offices religieux soit au cœur de la vie de la majorité des Européens ce jour-là. En revanche, si l’on se rend dans certains pays non occidentaux fortement christianisés, l’image est différente : je me souviens, il y a quelques années, de m’être trouvé en route un dimanche sur des routes de l’Ouganda et d’avoir été frappé par le flux des fidèles endimanchés, en marche vers leur lieu de culte.
Pourtant, même en Europe, la conjonction d’intérêts allant des croyances religieuses à la défense des avantages sociaux et de la vie de famille font que la défense du dimanche restera encore pour longtemps un thème mobilisateur et favorisant des alliances entre partenaires inattendus. Sans oublier peut-être le sentiment que l’être humain éprouve le besoin de marquer des haltes dans le rythme de sa vie quotidienne (dimanche, jours de fête, vacances…): finalement, nous sommes tous reconnaissants de l’existence de ce jour pas comme les autres — quelles que soient nos croyances ou l’absence de celles-ci.
Outre les sites déjà cités dans l’article, d’autres sites qui militent pour préserver le caractère spécial du dimanche peuvent être mentionnés, par exemple Save our Sundays au Canada, Allianz für den freien Sonntag en Allemagne, ou l’association du même nom en Autriche (qui regroupe des Églises chrétiennes variées aussi bien que des associations syndicales, musicales ou d’amis de la nature, sans parler des familles monoparentales).
Je signale également un numéro récent (que je n’ai pas encore lu, mais que je m’empresse de commander) de la revue Histoire Economie & Société (octobre 2009) sur le thème “Combats autour du repos hebdomadaire (XIXe-XXe siècle)”. Au sommaire : Robert Beck, “Esprit et genèse de la loi du 13 juillet 1906 sur le repos hebdomadaire”; Matthieu Brehjon de Lavergnée, “Le repos du dimanche : un exemple de lobbying catholique en France au milieu du XIXe siècle”; Séverine Blenner-Michel, “Sanctifier le dimanche ou le vain combat de l’épiscopat français au XIXe siècle”; Pierre-Yves Kirschleger, “L’Internationale protestante d’Alexandre Lombard, dit Lombard-Dimanche”; Valérie Lathion (auteur d’une thèse sur le sujet, soutenue en 2007), “Un dimanche à Genève. Enjeux religieux et sociaux de la lutte pour un dimanche chrétien”; Isabelle Saint-Martin, “La sanctification du dimanche : un combat par l’image”; Bruno Béthouart, “Les syndicats chrétiens et le repos du dimanche (1887–1964)”; Emmanuel Roudaut, “Repos hebdomadaire et respect du jour du Seigneur : le cas britannique”.