L’amour des livres est-il une addiction ? Je ne parle pas simplement du livre de collection, du tirage sur beau papier, mais du livre en général. Depuis mon enfance, il me paraît naturel de soigner mes livres, même un livre de poche ; je suis horrifié de voir comment certains lecteurs traitent leurs livres. Certes, ce qui m’intéresse est le contenu. Mais le support matériel de ces compagnons que deviennent les livres mérite le respect. Serais-je donc bibliomane ?
Je me suis interrogé sur la définition du mot, grâce aux précieuses ressources que nous offre, dans sa section “Lexicographie”, le Centre national de ressources textuelles et lexicales. Surprise : la définition évolue d’une édition à l’autre du Dictionnaire de l’Académie française ! Dans la 4e édition de celui-ci (1762), la bibliomanie est définie comme la “passion d’avoir des livres”. Dans la 8e édition (1932–1935), c’est la “manie d’avoir des livres précieux et rares”. La 9e édition (en cours depuis 1992, et en ligne) semble choisir la prudence et laisser à chaque lecteur le soin de tirer ses propres conclusions : “XVII e siècle. Composé de biblio- et de -manie, tiré du grec mania, « folie ». Passion du bibliomane.” Mais le bibliomane (qui se trouve simplement “atteint de bibliomanie” dans des éditions antérieures, maladie plutôt inoffensive) a droit à un jugement sévère : “XVIIe siècle. Dérivé de bibliomanie. Personne qui a la passion des livres, notamment des livres rares et précieux, moins pour les lire que pour les posséder.”
Plusieurs autres dictionnaires poussent encore plus loin et soupçonnent le bibliomane de souffrir d’un sérieux dérangement : “Passion excessive des livres” (Littré); “Qui a une passion maniaque pour les livres” (Mediadico). Publié en 1995 chez Henry Holt and Company, un épais ouvrage de plus de 600 pages, que je n’ai pas eu l’occasion de lire, écrit par Nicholas A. Basbanes et consacré aux bibliophiles et bibliomanes, était intitulé A Gentle Madness, “une douce folie”…
J’ai découvert aussi ce que Diderot écrivait du bibliomane : “C’est un homme possédé de la fureur des livres. […] Un bibliomane n’est donc pas un homme qui se procure des livres pour s’instruire : il est bien éloigné d’une telle pensée, lui qui ne les lit pas seulement. Il a des livres pour les avoir, pour en repaître sa vue ; toute sa science se borne à connaître s’ils sont de la bonne édition, s’ils sont bien reliés ; pour les choses qu’ils contiennent, c’est un mystère auquel il ne prétend pas être initié, cela est bon pour ceux qui auront du temps à perdre. Cette possession qu’on appelle bibliomanie est souvent aussi dispendieuse que l’ambition et la volupté.”
Au vu de ces définitions, je consens à être bibliomane au sens de l’édition de 1762 du Dictionnaire de l’Académie, mais je refuse énergiquement que me soit appliqué ce terme tel qu’il est défini ailleurs. Certes, bien que gros lecteur, j’achète plus de livres que je ne réussis à en lire, j’ai plus d’une pièce remplie de livres en attente, mais avec la ferme intention de lire un jour chacun d’entre eux. Même si je me sens parfois pris d’un petit vertige, face aux centaines de volumes non encore lus garnissant des parois et aux piles de ceux qui m’arrivent chaque semaine, en me demandant par lequel commencer… Au moins, si je me retrouve un jour dans l’impossibilité d’acheter des livres, j’ai des réserves pour survivre longtemps !
Mon équilibre mental et mon sain amour du livre étant ainsi démontrés, poussons notre exploration plus avant.
Il faut reconnaître que l’amour des livres prend des formes variées, et parfois insolites. J’en ai rassemblé plusieurs exemples dans mes dossiers (car, oui, à côté des livres, j’ai constitué des centaines de dossiers et cartons de documentation). Ainsi, dans le carnet nécrologique du Monde du 14 janvier 1994, j’avais repéré l’annonce du décès d’un inconnu, M. Marius Petit, “survenu le 31 décembre 1993, dans sa quatre-vingt-cinquième année” à Les Eyzies-de-Tayac (Dordogne). Le texte précisait : “ses cendres, selon sa volonté, reposent dans sa bibliothèque”. Voilà un bibliomane que j’aurais sans doute eu plaisir à connaître !
D’autres semblent tiraillés entre l’amour du livre et des considérations utilitaires. Dans le Journal de Genève du 30 mars 1995, une petite annonce ainsi formulée avait retenu mon attention : “Je lègue à ma mort ma bibliothèque (3 000 livres en 25 langues, valeur Fr. 250 000 à 300 000 environ) contre un DOCTORAT HONORIS CAUSA d’une université d’Etat suisse. Autre prestation possible!” Voilà un anonyme amateur de livres (?) — et un peu naïf quant au marchandage de titres universitaires ! — que je n’aurais pas vraiment désiré rencontrer. Même si je me suis toujours demandé comment l’on pouvait bien en arriver à posséder des livres en 25 langues : les lisait-il vraiment ?
Il y a quelques années, Jost Auf der Maur avait présenté dans un article quelques cas de bibliomanie (“Das Buch, es atmet, es lebt”, NZZ am Sonntag, 28 mai 2006).
Il y évoquait la bibliomanie comme “un feu sauvage, indomptable”, que ne peuvent mesurer ceux qui ont simplement du plaisir à lire. L’attraction irrésistible à posséder le livre convoité ferait perdre toute mesure, toute raison — la plus dangereuse de toutes les passions, prétendait Auf der Maur, s’empressant de l’illustrer par quelques exemples. Celui qui m’avait le plus impressionné était celui de ce prospère entrepreneur de la région de Saint-Gall, dont les moyens avaient sensiblement diminué à l’âge de la retraite ; il dut choisir entre le déménagement vers un logement moins vaste avec son épouse pour y couler des jours paisibles ou un changement complet de son mode de vie pour “sauver” sa bibliothèque de 60 000 volumes. Bien entendu, notre homme choisit les livres. Il abandonna son épouse, loua un entrepôt non chauffé dans la Principauté du Liechtenstein et ne s’y consacra plus qu’à ses livres, avec un mobilier réduit au minimum. Cependant, ses ressources finirent par s’épuiser, au point de ne plus réussir à payer son loyer. Le propriétaire de l’entrepôt commença à faire chaque mois une discrète incursion et à apposer chaque fois un signe sur un rayonnage, en échange du loyer impayé. Ce qui ne perturba tout d’abord pas le bibliomane, explique Auf der Maur, puisque ses livres étaient toujours là. Mais le jour où l’entrepôt fut vidé de ses livres tandis que leur ancien propriétaire était transporté dans un foyer, notre malheureux bibliomane sombra aussitôt dans un état de démence. Je frissonne chaque fois que je relis cette terrible histoire…
Curieusement, la bibliophilie ou bibliomanie semble être la plupart du temps être une passion masculine, notait Laurence Benaïm dans un bon article sur les bibliophiles qu’avait publié l’hebdomadaire français L’Express (17 janvier 1986). Elle y relatait plusieurs histoires d’amateurs de beaux livres qui les conservaient dans des pièces accessibles à eux seuls, tandis que leur épouse se consumait d’une rage sourde. Et de citer François Chapon, alors rédacteur en chef du Bulletin du bibliophile : “On a vu des veuves folles de rage qui, pour exorciser le mal du défunt. Arrachaient sauvagement les ex-libris.”
Sans avoir été témoin de tels excès (heureusement!), je ne compte plus les érudits ou chercheurs que j’ai rencontrés et qui confessent se trouver en permanente négociation avec leur épouse pour obtenir l’installation de nouveaux rayonnages ou avoir le droit d’augmenter comme ils le voudraient la taille de leur bibliothèque. Bibliomanes et bibliophiles, vous êtes avertis : dans l’intérêt de vos livres, restez célibataires !
Observateurs privilégiés de cette partie de l’humanité qui a la passion du livre, les libraires d’ancien peuvent tous raconter des histoires de ce genre. Quand j’étais étudiant à Lyon, il y a plus de trente ans, j’avais eu le plaisir de nouer une amicale relation avec Perlette Chartier, libraire d’ancien et d’occasion avec une très longue expérience, puisqu’elle était entrée dans le métier en 1936. J’ai sous les yeux, avec sa chaleureuse dédicace, ses souvenirs, Jadis libraire, rue du Bât-d’Argent (Lyon, 1984). C’est un plaisir de découvrir les innombrables anecdotes, souvent drôles ou émouvantes, que contiennent ces 200 pages. Dans le registre des veuves vengeresses, je retiens le cas de cette femme à laquelle Madame Chartier acheta une “très belle bibliothèque littéraire”, mais qui possédait aussi “un ensemble considérable de livres de chasse”, propriété de son défunt mari, ensemble “destiné à périr dans la grande cheminée”.
“Je vis de mes yeux flamber des merveilles. Ce fut un supplice.
“Inflexible, drapée dans sa haine, la propriétaire demeura insensible à mes prières.
“— Mon mari m’a laissée seule pendant trop de week-ends. Il aimait la chasse plus que tout, ses livres plus que moi. Il vient de mourir. Je tiens ma vengeance : ils brûleront tous. On pourrait m’en offrir des fortunes, rien ne pourrait me donner un plaisir équivalent à celui de les détruire!” (p. 81)
Un autre libraire qui écrivit ses souvenirs et dont j’étais client, Marcel Thourel, raconte qu’un cas “assez fréquent” parmi les vendeurs de livres est “celui du bibliophile qui, sachant que ses héritiers disperseront assez rapidement ce qu’il a amassé avec amour, passion parfois, ou le partageront dans les pires conditions, juge préférable de le vendre lui-même, sachant qu’on partage plus équitablement une somme d’argent que des livres. Je n’insisterai pas sur le regard de tristesse que j’ai pu constater en telle situation, lorsque le vendeur voyait ranger dans des cartons et emporter ce qui avait été souvent une des grandes joies de son existence.” (L’amour Livre. Souvenirs d’un bouquiniste de province, Toulouse, Ed. Midia, 1987, pp. 66–67)
Qu’il est difficile aux bibliophiles et bibliomanes de faire comprendre le plaisir que leur donnent les livres à ceux qui y restent insensibles ! Comment leur dire, par exemple, avec quel contentement j’ai préparé ce billet, parce que je l’écrivais au milieu de livres tapissant jusqu’au plafond les quatre murs de la pièce, à côté d’autres chambres également remplies de livres, jusque sur le plancher… Mais non, je ne suis pas bibliomane fou : simplement amoureux des livres…
Arrivant à la fin de ce texte, j’ai bien sûr commandé deux livres de plus (je sais, ce n’est pas raisonnable, mais tellement tentant): les textes de Charles Nodier consacrés à la passion de lire et réunis en un recueil (L’amateur de livres, précédé du Bibliomane, de Bibliographie des fous et De la monomanie réflexive, édition présentée par Jean-Luc Steinmetz, Paris, Le Castor Astral, 1993) et le roman de Jean-François Kierzkowski, Le Bibliomane (Rennes, Ed. Les Perséides, 2010). Mais j’ai sagement décidé de différer l’achat du gros volume de Basbanes (A Gentle Madness : Bibliophiles, Bibliomanes, and the Eternal Passion for Books) ainsi que celui d’un ouvrage de Renaud Muller, Une anthropologie de la bibliophilie : Le désir de livre (Paris, L’Harmattan, 2000).
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