L’éditeur Berg International a pris l’heureuse initiative de rééditer récemment un ouvrage épuisé depuis des années : un livre rédigé par le sociologue Henri Desroche (1914–1994), Dieux d’hommes : dictionnaire des messianismes et millénarismes du 1er siècle à nos jours. Après une stimulante introduction sur les millénarismes, le volume fait défiler devant nous une étonnante galerie de portraits – des figures de prophètes souvent oubliés, des livres que personne n’ouvre plus mais qui ont eu des lecteurs enfiévrés, des périodiques qui ont prêché l’irruption prochaine de grands bouleversements, des groupes qui ont cru devoir alerter leurs contemporains de l’imminence d’un temps de troubles préludant à une ère messianique. Mais ceux, aussi, qui ont tenté de combattre la séduction de telles espérances. Il suffit de feuilleter ce volume pour se rendre compte que les attentes millénaristes ont constamment accompagné le christianisme, et que l’époque contemporaine n’est assurément pas la moins bien servie en la matière. Je me propose de rédiger prochainement un compte rendu de cet ouvrage sur le site Religioscope.
Pour la plupart d’entre nous, évoquer les millénarismes fait vraisemblablement surgir soit des réminiscences d’histoire médiévale, soit certains groupes religieux de notre époque, tels que les Témoins de Jéhovah, dont la prédication place ce thème au centre même du message. “La fin est-elle proche?”, titrait en août 2010 leur magazine La Tour de Garde, sur fond d’une photographie du globe terrestre frappée de plusieurs côtés depuis le ciel par des boules de feu.
Si ces scénarios fascinent, il ne faut bien sûr pas les réduire à quelque goût morbide des catastrophes ou au goût des frissons. Leur attrait s’explique par la promesse d’autre chose qui les accompagne. Et aussi parce qu’ils permettent d’entrevoir une réponse à toutes les incertitudes accompagnant la précarité des société humaines –quelles que soient les percées de la science ou de la technique, qui engendrent d’ailleurs de nouvelles craintes.
Le croyant millénariste se sent dans une position privilégiée, puisqu’il lui est donné de comprendre où va le monde, les présentes incertitudes n’étant finalement que des péripéties dans un scénario écrit d’avance et dont l’aboutissement est connu, débouchant finalement sur la sortie de l’histoire telle que nous la connaissons.
Les textes fondamentaux de la tradition judéo-chrétienne qu’utilisent le plus fréquemment les groupes millénaristes se trouvent dispersés dans l’Écriture sainte, mais particulièrement dans des passages du livre de Daniel, dans l’Ancien Testament (par exemple des versets du chapitre II, avec sa vision de quatre royaumes successifs, suivis par « un royaume qui ne sera jamais détruit »), et de l’Apocalypse, dans le Nouveau Testament.
Dans ce dernier livre se trouvent les six versets faisant référence aux mille ans — il s’agit des six premiers versets du chapitre XX de l’Apocalypse :
Et je vis un ange descendant du ciel, ayant la clef de l’Abîme et une grande chaîne dans sa main. Et il saisit le dragon, le serpent ancien qui est le diable et Satan, et le lia pour mille ans ; et il le jeta dans l’abîme et l’enferma ; et il mit un sceau sur lui, afin qu’il ne séduisît plus les nations, jusqu’à ce que les mille ans fussent accomplis ; après cela, il faut qu’il soit délié pour un peu de temps. Et je vis des trônes, et ils étaient assis dessus, et le jugement leur fut donné ; et les âmes de ceux qui avaient été décapités pour le témoignage de Jésus, et pour la parole de Dieu ; et ceux qui n’avaient pas rendu hommage à la bête ni à son image, et qui n’avaient pas reçu la marque sur leur front et sur leur main ; et ils vécurent et régnèrent avec le Christ mille ans : le reste des morts ne vécut pas jusqu’à ce que les mille ans fussent accomplis. C’est ici la première résurrection. Bienheureux et saint celui qui a part à la première résurrection ; sur eux la seconde mort n’a point de pouvoir ; mais ils seront sacrificateurs de Dieu et du Christ, et ils régneront avec lui mille ans.
Ensuite, Satan recouvre la liberté durant une courte période, avant d’être finalement vaincu pour toujours – alors survient le Jugement Dernier. Suit le chapitre XXI, avec la description du nouveau ciel et de la nouvelle terre qui remplacent le monde présent et la descente du ciel de la cité sainte, la Nouvelle Jérusalem.
Dans d’autres chapitres du livre, nous rencontrons des passages tels que celui qui parle de 144 000 élus ou du mystérieux chiffre 666, le chiffre de la Bête. Plusieurs autres livres de la Bible contiennent des passages à connotation eschatologique également, mais je les laisserai de côté dans ces brèves considérations.
La question a été très tôt, dans la tradition chrétienne, de savoir comment comprendre ces passages : symboliquement ou littéralement ? Cruciale a été ici l’influence de saint Augustin qui, dans le chapitre XX de la Cité de Dieu, tout en reconnaissant avoir quelque temps cru lui-même à un règne littéral de mille ans représentant une sorte de grand repos sabbatique pour la Création, penche finalement (marquant les générations chrétiennes après lui) pour une interprétation du règne de mille ans comme symbole d’une réalité présente, celle de l’Eglise et de la vie du chrétien au sein de celle-ci — l’Église est le royaume ici-bas, le Jugement Dernier viendra, bien sûr, mais il n’y aura pas de millénium terrestre.
Si le terme “millénarisme” est à l’origine clairement lié à la tradition chrétienne, il se trouve appliqué, par analogie, à d’autres groupes religieux qui attendent avec plus ou moins d’impatience une transformation radicale de ce monde et de la société.
Il ne s’agit pas de faire ici un inventaire des groupes millénaristes à l’époque contemporaine, et l’énumération n’aurait sans doute d’intérêt que pour les spécialistes. Mais dégager quelques grands axes de la démarche millénariste permettra de comprendre un peu mieux la force que peuvent avoir de tels messages.
La chercheuse brésilienne Maria Isaura Pereira de Queiroz avait défini le millénarisme, dans un sens étendu, comme “la croyance en un âge à venir profane et pourtant sacré, terrestre et pourtant céleste ; tous les torts seraient alors redressés ; toutes les injustices, réparées ; la maladie, la mort, abolies. Il est dans la nature du millénarisme d’être en même temps religieux et socio-politique, et de lier étroitement le sacré et le profane.” (Réforme et Révolution dans les sociétés traditionnelles. Histoire et ethnologie des mouvements messianiques, Paris, Ed. Anthropos, 1968, p. 4)
Quant à l’historien Norman Cohn, dans son livre sur les mouvements millénaristes révolutionnaires du Moyen-Age, il avait ainsi résumé les caractéristiques du salut tel que l’entendent les millénarismes :
- Collectif : il ne s’agit pas de salut individuel, les fidèles en bénéficieront en tant que groupe.
- Terrestre : le salut doit se faire sur cette terre et non pas dans un paradis situé dans un autre monde
- Imminent : il ne s’agit pas d’un salut projeté dans un avenir lointain, mais il doit venir bientôt et soudainement.
- Total : il va complètement transformer la vie sur terre, il ne s’agit pas simplement d’une amélioration du présent.
- Miraculeux : il ne découlera pas d’efforts humains avant tout, mais sera accompli par des agents surnaturels ou avec leur aide (Norman Cohn, Les fanatiques de l’Apocalypse. Millénaristes révolutionnaires et anarchistes mystiques au Moyen Age, éd. revue, Paris, Payot, 1983, pp. 9–10).
Le premier trait des millénarismes est donc de prendre acte des échecs humains pour créer un monde idéal et de nous annoncer qu’un changement radical va intervenir, changement qui n’entraînera pas simplement une transformation spirituelle et intérieure du croyant, mais bien une transformation de son environnement terrestre.
Certains modèles envisagent certes une transformation graduelle ; ce sont les mouvements qualifiés de “postmillénaristes” (“millénarismes progressifs”, pour reprendre l’expression proposée par la chercheuse américaine Catherine Wessinger): le Royaume de Dieu sur terre y est vu comme l’aboutissement d’un plus ou moins long processus de perfectionnement de l’humanité. Mais ce ne sont pas ceux qui retiendront mon attention dans cette brève introduction : je me penche ici uniquement sur les prémillénarismes (“millénarismes catastrophistes”, dans les termes de Wessinger). Pour eux, cette transformation s’annonce comme brutale, complète, par suite d’une intervention divine dans le cours de l’histoire. Cette transformation ne se fait pas sans mal : elle est souvent précédée de grands bouleversements, de catastrophes, de cataclysmes, de bains de sang. Les pages de l’Apocalypse fournissent quantité d’images frappantes pour irriguer l’interprétation millénariste.
Mais ce qui compte est ce qui advient enfin après toutes ces turbulences : l’avènement d’un monde meilleur que le nôtre. Très souvent, l’avenir promis ressemble à une sorte de décalque en négatif du monde tel que nous le connaissons : plus de maladie, plus d’injustice, plus de guerres, plus de souffrance, plus de pauvreté. Sous la sage direction divine, après l’échec tant de fois constaté de tous les efforts humains, c’est un véritable paradis sur terre qui s’établit. Les millénarismes nous font entrer dans un univers religieux entre nostalgie du paradis perdu et espérance du royaume à venir. Sur la terre d’Exil prend forme le projet de Royaume, résumait joliment Henri Desroche dans sa Sociologie de l’Espérance (Calmann-Lévy, 1973, p. 149).
En creux, le millénarisme présente ainsi une condamnation des systèmes humains et des solutions offertes par les courants politiques. Il peut ainsi offrir un canal de protestation, de contestation : nous en trouvons des cas, particulièrement certains exemples connus de millénarismes médiévaux ou de mouvements ayant suivi la Réforme (l’affaire des anabaptistes de Münster, au 16e siècle, reste dans les mémoires), ou de millénarismes du tiers monde, notamment durant la période coloniale. Ces mouvements millénaristes et messianiques non occidentaux ont été traités dans plusieurs ouvrages classiques, tels que Messianismes révolutionnaires du tiers monde (éd. originale allemande 1961, trad. française 1968) de Wilhelm Mühlmann (1904–1988) ou Les mouvements religieux des peuples opprimés (éd. originale italienne 1960, trad. française 1962) de Vittorio Lanternari (1918–2010). Ainsi naquirent parfois des mouvements insurrectionnels dont les membres étaient animés de la certitude que le Royaume de Dieu allait être établi ici, maintenant, et prenant les armes — mais lorsque l’armée ou la police arrive, l’histoire s’est souvent mal terminée — pour les croyants millénaristes…
Il n’est pas étonnant que les millénarismes et leurs grandes espérances d’un monde proche de la perfection aient fréquemment séduit des groupes humains qui vivaient dans des situations difficiles. L’on ne peut donc être surpris que certains auteurs aient suggéré des interprétations des millénarismes comme courants de révolte politique et sociale sous un vêtement religieux.
Le prototype de ce genre d’interprétation est offert par Friedrich Engels ; dans La Guerre des Paysans en Allemagne, publié en 1850, nous retrouvons les noms de plusieurs figures millénaristes. Pour Engels, les luttes de classes portaient simplement, aux époques prémodernes, “un signe de reconnaissance religieux”, et les intérêts, besoins et revendications des différentes classes “se dissimulaient sous le masque de la religion”. Dans l’approche d’Engels, en raison de la domination de la théologie à cette époque, la remise en cause des structures sociales établies n’avait d’autre choix que de prendre le canal de l’hérésie : “Pour pouvoir toucher aux conditions sociales existantes, il fallait leur ôter leur auréole sacrée.” Engels distingue deux types d’hérésie : une hérésie des villes, une hérésie bourgeoise, qui aurait voulu une Eglise à bon marché. Tout autre, selon Engels, était l’hérésie “qui était l’expression directe des besoins paysans et plébéiens, et qui était presque toujours liée à une insurrection”. Cette hérésie, explique-t-il, voulait l’égalité des enfants de Dieu et donc la transformation complète des structures socio-économiques. Elle trouvait dans les espérances millénaristes du christianisme primitif un point de départ commode.
Je ne méconnais pas une part de vérité quant à l’attrait que peut exercer une croyance millénariste au sein d’une population pauvre ou opprimée. Je me souviens encore de cette rencontre, il y a une dizaine d’années dans le Sud de l’Ouganda, où j’enquêtais sur l’explosion meurtrière d’un groupe sur les marges du catholicisme (le Mouvement pour le rétablissement des Dix Commandements de Dieu), avec une femme qui y avait appartenu et dont j’avais recueilli le témoignage, parmi d’autres. À un moment de la discussion, elle me raconta quel avenir leur promettaient les prophètes du mouvement : “Ils nous disaient qu’il ne faudrait plus labourer.” Dans un pauvre village, c’est le genre d’espoir qui aide à relever la tête et à regarder l’avenir avec espoir.
Mais l’approche d’Engels et de ceux qui l’ont suivi reste réductionniste : elle n’explique pas pourquoi les scénarios millénaristes ont aussi attiré des gens qui ne se trouvaient nullement dans des situations précaires ; elle ne permet pas de comprendre le succès de certaines thèses millénaristes dans la culture américaine contemporaine, par exemple.
L’idéal millénariste promet bien plus que la solution des difficultés matérielles : l’on peut être fortuné et espérer un monde meilleur, pas simplement pour soi. Il donne une explication à des interrogations qui surgissent de la situation de l’homme dans l’univers, dans le temps et dans l’histoire. Ce qui fait le succès récurrent de thèses millénaristes (et je ne dis pas ici simplement apocalyptiques, mais bien millénaristes), hier comme aujourd’hui, est la réponse qu’elles apportent aux imperfections de notre monde. Et l’on a pu, avec quelque raison, discerner dans des grands projets politiques, notamment ceux des régimes totalitaires de l’Europe du 20e siècle, des échos sécularisés de thèmes millénaristes.
En tout cas, l’insurrection ou l’opposition violente à l’ordre établi n’appartiennent guère au registre des millénarismes occidentaux contemporains : le seul qui puisse intervenir pour changer le cours des choses est Dieu. Le croyant a la satisfaction de comprendre, de savoir ce qui se passe et va se passer. Il observe les “signes des temps”, ces événements qui indiquent que la fin du présent système de choses (pour utiliser une expression chère aux Témoins de Jéhovah) est proche. Je lisais récemment un article d’un chercheur qui a étudié un groupe millénariste russe assez original, qui existe depuis le 19e siècle : il raconte que, après la réunion dans un appartement moscovite, les nouvelles télévisées étaient allumées en permanence, tandis que les membres qui les regardaient commentaient les événements d’un air entendu (Sergey Petrov, “The Jehovists-Il’inites : A Russian Millenarian Movement”, Nova Religio, 9/3, février 2006, pp. 80–91). Les millénaristes sont donc des hommes de l’attente — tout en utilisant le cas échéant ce temps de l’attente pour prêcher au monde la bonne nouvelle d’une délivrance proche.
“Proche”: il pourrait certes y avoir des millénarismes se bornant à affirmer qu’un jour, peut-être lointain – qui le sait ? – le grand moment viendra. Mais en réalité, la quasi totalité des millénarismes prêchent que les événements attendus sont pour bientôt, voire très bientôt. Certains se bornent à affirmer cette proximité des événements, sans se risquer à être plus précis. D’autres étudiants des livres prophétiques, même s’ils ont lu que “nul ne sait le jour ni l’heure”, ne peuvent résister au désir de déterminer un peu plus précisément quand. Non sans prendre le risque de s’exposer à l’échec de l’interprétation prophétique : nul besoin de rappeler que l’histoire des millénarismes est jalonnée de tels exemples. Avec des explications à donner ensuite : soit on admet qu’on s’est trompé — mais peut-être pas de beaucoup ; soit on affirme qu’il s’est bien passé quelque chose, mais pas sur le plan visible : l’événement se trouve alors spiritualisé.
Pour celui qui entend inscrire une interprétation millénariste dans un schéma historique, une question cruciale est de trouver des points de repère et de réussir à déterminer des événements de l’histoire profane auxquels rattacher le train de l’histoire prophétique. Cela explique pourquoi le livre de Daniel occupe une telle place chez les millénaristes chrétiens : il contient des chiffres qui excitent les imaginations : 2.300 soirs et matins (Daniel VIII), 70 semaines (Daniel IX), 1.290 et 1.355 jours (Daniel XII). Si l’on part du principe qu’un jour équivaut à une année, et que l’on fixer un point de départ, ou une étape, tout le déroulement de l’histoire vers son dernier acte commence à se dévoiler. Ou, à défaut de pouvoir être complètement précis, nous trouvons des indices que nous sommes vraiment entrés dans les temps ultimes.
Cette “pierre de Rosette” de la lecture millénariste de l’histoire, bien des commentateurs prophétiques du 19e siècle crurent la trouver dans des événements de la Révolution française, en particulier la prise de Rome par les troupes révolutionnaires et la détention du pape.
Plus récemment, les événements du Proche-Orient, en particulier l’établissement de l’État d’Israël (considéré comme un “rétablissement” de l’Israël ancien), puis la guerre des Six Jours et l’unification de Jérusalem en 1967, ont excité les imaginations de chrétiens (et de juifs aussi). Toute une littérature millénariste américaine, dont les thèses sont largement diffusées dans la culture populaire de ce pays, met l’accent sur cette région du monde. Cela n’est pas sans conséquences politiques : contrairement à des idées reçues, les milieux évangéliques américains ne sont pas tous unis derrière la cause d’Israël, mais des secteurs importants y adhèrent, en raison de croyances liées à la Bible et aux prophéties ; ces “sionistes chrétiens”, comme certains s’intitulent eux-mêmes, sont parmi les plus fervents soutiens de l’État d’Israël. Le Jerusalem Post a même lancé, il y a peu d’années, un magazine mensuel en anglais, spécifiquement destiné aux milieux chrétiens, le Jerusalem Post Christian Edition, où les thèses prophétiques sur la signification profonde des événements du Proche-Orient trouvent un cadre plutôt accueillant. Politique et millénarisme connaissent ici une curieuse conjonction, et Walter Laqueur faisait observer il y a près de quarante ans déjà, dans son Histoire du sionisme, que l’on ne pouvait complètement comprendre les sympathies pour le sionisme dans le monde anglo-saxon protestant sans tenir compte aussi de ce facteur de lecture prophétique du Proche-Orient, dont l’empreinte a dépassé de petits cercles.
L’un des plus éloquents exemples de cette diffusion du millénarisme dans la culture américaine a été le succès de la série de livres Left Behind, dont la publication en 16 volumes a débuté en 1995 et s’est terminée en 2007 : entre les 16 volumes, 65 millions d’exemplaires vendus. Si l’on se trouvait aux États-Unis à la fin des années 1990 et si l’on entrait dans n’importe quelle grande librairie (pas simplement les librairies religieuses), l’on y trouvait souvent des piles du derniers volume de Left Behind sur la table des nouveautés.
Pourquoi Left Behind, “laissés derrière”? Parce que, selon les croyances de courants millénaristes influents, dont les auteurs du livre, les chrétiens “sauvés” seront subitement enlevés au ciel juste avant le début du temps de la « Grande Tribulation ». La série Left Behind est une suite d’ouvrages de fiction, mais ces romans présentent, sous forme d’aventures, les événements apocalyptiques, puis le retour du Christ et le millénium. L’Antéchrist est bien sûr présent aussi : il se trouve à la tête des Nations Unies…
Notons que Left Behind, ou au moins certains de ses volumes, a été traduit en plusieurs langues : mais en Europe, on ne le trouvait que dans certaines librairies religieuses (évangéliques). Cela indique la différence d’impact de ces thèmes selon les pays et cultures.
Souvenons-nous que des courants analogues au millénarisme chrétien existent dans d’autres traditions religieuses, notamment l’islam, avec la figure messianique du mahdi. Ce thème a animé différents mouvements dans le monde musulman et est notamment présent, sous des formes très spécifiques, dans le chiisme. En 2007, j’avais eu l’occasion de participer, à Téhéran, à une conférence internationale sur la doctrine du mahdisme : j’avais publié sur le site Religioscope un compte rendu de cette réunion peu commune.
Sous des formes différentes, la figure du mahdi est bien sûr présente aussi dans le sunnisme : que l’on se souvienne des événements au Soudan au 19e siècle autour d’une figure mahdiste, avec la prise de Khartoum en 1885 (c’est le sujet d’un bon film sorti en 1966, intitulé justement Khartoum). Je pourrais aussi évoquer le spectaculaire épisode de l’occupation de la grande mosquée de La Mecque par un groupe d’insurgés qui affirmaient que le Mahdi était apparu, en 1979.
À l’heure des communications par les canaux les plus variés et des nouveaux accès qu’offrent Internet, nous observons à vrai dire d’étranges phénomènes. Il y a des années déjà, un chercheur américain arabisant, David Cook, avait découvert la prolifération de traités apocalyptiques musulmans, dans les pays du monde arabe – pas des traités érudits, mais des brochures populaires, vendues sur les trottoirs, aux abords des mosquées. Et en lisant certaines de celles-ci, il eut la surprise de découvrir des emprunts directs et référencés à des auteurs millénaristes américains ; il put observer comment certains auteurs musulmans arabes introduisaient à l’appui de leurs arguments même des versets tirés de la Bible, notamment de l’Apocalypse, une méthode de démonstration religieuse complètement inconnue de l’apologétique musulmane (on peut lire en ligne l’entretien qu’il avait accordé en 2002 à Religioscope).
Il est difficile de mesurer l’impact d’idées que diffusent des traités et brochures, sans le soutien d’une organisation. Le fait important n’est de toute façon pas là : il réside plutôt dans ces emprunts et passages, rendus plus aisés par des imaginaires qui traversent les cultures, notamment à travers le cinéma et les films catastrophes. Lors d’un colloque sur les millénarismes, il y a quelques années, j’avais montré aux participants des vidéos chrétiennes et musulmanes prêchant la proximité de temps apocalyptiques ; j’avais observé que les images proposées à l’appui étaient souvent les mêmes : par exemple des vidéos du tsunami de décembre 2004 ou des extraits de de films catastrophes de Hollywood, comme The Day After Tomorrow, Le jour d’après (2004)…
De même, nous voyons des thèmes surgis de la culture millénariste de matrice protestante réapparaître, aux États-Unis, dans des milieux catholiques autour d’apparitions mariales non reconnues. Car l’attrait du millénarisme est trop fort pour ne pas émerger également, sous des formes un peu différentes, sur des terrains catholiques, malgré la longue méfiance envers les millénarismes et les condamnations de ces thèses. Ce n’est d’ailleurs pas nouveau : au 19e siècle, l’œuvre d’un jésuite chilien, le P. Lacunza (1731–1801), exerça une profonde influence sur les commentaires prophétiques en Angleterre.
C’est surtout dans le milieu précité des dévots d’apparitions mariales que vont apparaître, ici et là, des croyances millénaristes, avec leurs accents bien particuliers, cependant : tel groupe canadien (aujourd’hui excommunié), l’Armée de Marie, annonce l’instauration d’un “Royaume marial”; le thème des « apôtres des derniers temps », emprunté à l’apparition mariale de La Salette en 1846, est fréquemment évoqué. L’un des auteurs connus de la mouvance autour des apparitions de Dozulé, dans le Calvados, propose ainsi un scénario rigoureusement millénariste :
“[…] la fin du monde, le Jugement dernier, est encore très éloignée. Nous arrivons à la fin des temps de notre vieux monde judéo-chrétien, à un jugement, au second avènement du Christ en gloire, à la fin du premier combat eschatologique de l’Apocalypse précédant le règne de mille années de paix avec le Christ vivant au milieu des élus.”
“A la fin de ce nouveau monde, fin très éloignée, aura lieu le second combat eschatologique de l’Apocalypse, où s’accomplira le Jugement dernier.”
“Le message de Dozulé n’annonce pas la fin du monde, mais la fin des temps actuels, l’arrivée d’un nouveau monde bien plus beau que celui où nous vivons.”
“Le bouleversement mondial annoncé par le Christ aboutira, après une courte période d’affliction, à un monde nouveau où régneront la paix et la joie, dans la charité mutuelle.” (extraits du livre de Jean Stiegler, Le Changement Universel : les secrets de Dozulé, nouvelle éd., s.l., Ed. du Rocher, 1999)
En lisant la littérature de nombre d’auteurs dans les mouvances d’apparitions mariales, on peut observer la même attention prêtée aux signes des temps que chez les millénaristes issus du terreau protestant, et souvent aussi le même espoir d’un monde meilleur sur cette terre, malgré les différences de contextes doctrinaux.
Dans ces lignes, je n’évoquerai pas les millénarismes post-chrétiens dans l’Occident contemporain : je me propose d’en parler à une autre occasion en évoquant l’agitation autour de l’année 2012, qui en offre un instructif exemple. Mais la simple mention de ce thème suffit à rappeler que l’attrait pérenne du modèle millénariste dépasse des cercles confidentiels.
Le monde moderne pourrait apparaître défavorable aux millénarismes : plus que de l’intervention divine, c’est de progrès technologiques que beaucoup d’entre nous attendent des solutions. Mais, d’une part, les solutions ne sont pas garanties, et les questions qui se posent à l’humanité ont pris des dimensions plus redoutables que jamais : les cataclysmes supposés accompagner la fin des systèmes humains, voire de la planète, que décrivent avec force certains scénarios millénaristes, ont acquis une effrayante consistance avec l’existence d’armes de destruction massive ou les conséquence possibles de désastres écologiques. L’homme contemporain, surtout à partir d’Hiroshima, s’est trouvé devant le terrible scénario pas nécessairement imaginaire d’une autodestruction, d’une apocalypse sans avenir, sans millénium – d’une fin qui ne déboucherait pas sur autre chose.
C’est ce qu’évoquait, en 1959, un film de Stanley Kramer, On the Beach, en français Le Dernier Rivage (une adaptation d’un roman), qui voit l’humanité attendre sa fin, tandis que de mortelles radiations se répandent sur toute la planète après une guerre nucléaire. Il ne reste que l’Australie qui n’ait pas encore été touchée : les survivants se préparent à une mort inéluctable, tandis que le gouvernement distribue des pilules empoisonnées pour ceux qui souhaitent que la fin aille plus vite. Dans la dernière scène, la caméra balaie Melbourne, où il n’y a plus âme qui vive, et se fixe finalement sur une bannière de l’Armée du Salut qui proclame solitairement : “There is still time… brother” — “Il est encore temps [de se repentir], mon frère”.
Par rapport à de telles perspectives d’une apocalypse séculière et donc désespérée, les messages millénaristes résonnent bien comme des annonces d’espoir.
Pour illustrer l’attrait des thèmes millénaristes dans un contexte post-chrétien, cette illustration qui est l’avant-dernière planche d’une bande dessinée singée par Appel Guéry et Sergio Macedo, Voyage intemporel (Grenoble, Génat, 1982, p. 83). Il s’agit d’une bande dessinée “à clef”, puisqu’elle transmet le message d’un petit groupe religieux cultivant le thème des extraterrestres et des soucoupes volantes. Cette planche offre une représentation du “nouveau ciel” et de la “nouvelle terre”, tandis que l’on voit, sous les yeux des élus (qui se trouvent sur la droite du dessin), descendre du ciel la cité sainte, la Nouvelle Jérusalem. L’imaginaire eschatologique chrétien se trouve ainsi intégré dans une nouvelle construction religieuse.
Le billet ci-dessus est une version adaptée d’une conférence présentée le 2 février 2011, dans le cadre d’un cycle de l’Observatoire de la modernité, au Collège des Bernardins, à Paris. Une seconde conférence, sur le thème “En marche vers 2012 : des religiosités parallèles à l’attente d’un Nouvel Age”, sera présentée au même endroit le mercredi 2 mars 2011.
Jean-François Mayer dit
Alors que je viens de mettre ce texte en ligne, je découvre un récent article de Claude Dubar, “La fin des temps : millénarisme chrétien et temporalité”, publié dans la revue “Temporalités” (12/2010) et accessible en ligne : http://temporalites.revues.org/index1422.html. La coïncidence m’incite à le signaler ici !