Le Rév. Sun Myung Moon (1920–2012), fondateur de l’Église de l’unification, est décédé le 3 septembre (1h54 heure coréenne, donc encore le 2 septembre à l’heure européenne). Avec lui disparaît une figure peu commune de fondateur d’un mouvement religieux coréen, parvenu — contre toute attente — à s’implanter sur tous les continents et à convaincre par son message des hommes et des femmes du monde entier. Même si les estimations statistiques varient beaucoup, il y a probablement aujourd’hui, dans le monde, un peu plus de 500.000 fidèles qui se considèrent comme unificationnistes, selon George Chryssides, un chercheur britannique qui connaît bien le mouvement (The Telegraph, mis en ligne le 3 septembre 2012). En outre, l’Église de l’unification a développé des activités dans des champs très variés : économie, culture, médias, politique, dialogue interreligieux…
J’aurai l’occasion, dans d’autres textes, de revenir sur la figure de Sun Myung Moon et sur le mouvement qui lui doit son existence. Mais le passage du Rév. Moon dans le monde spirituel est aussi l’occasion de réfléchir à l’évolution de la scène des nouveaux mouvements religieux au cours des quarante dernières années. Ces derniers jours, plusieurs chercheurs ont abordé ce sujet, notamment Eileen Barker dans un texte publié par CNN (3 septembre 2012). Des journalistes ont également été attentifs à cette dimension, comme Aude-May Cochand, qui m’a interrogé à ce propos dans le quotidien fribourgeois La Liberté (5 septembre 2012).
Quand des mouvements changent
Je partagerai ici quelques réflexions sur ce thème. Cela fait de longues années que ces mouvements retiennent mon attention. C’est en 1975 que j’ai eu l’occasion, pour la première fois, de visiter un centre de l’Église de l’unification. À l’époque, je recueillais en amateur des informations sur ces groupes. Dès les années 1980, cela est devenu l’un de mes principaux terrains de recherche. J’avais fait le point sur cet itinéraire de chercheur dans mes Confessions d’un chasseur de sectes (Paris, Cerf, 1990). Mais mes enquêtes ne se sont pas arrêtées là, même si elles se sont élargies à des thèmes de plus en plus variés en relation avec le paysage religieux contemporain.
Bien entendu, au fil des ans, j’ai vu les mouvements que j’étudiais changer, évoluer. J’y pensais à Berne, en mai dernier, en assistant à la célébration du 40e anniversaire de l’Église de l’unification en Suisse et en retrouvant des unificationnistes que j’avais connus comme jeunes « moonistes » vingt-cinq ans plus tôt. En 1995, j’avais codirigé avec Eileen Barker un numéro de Social Compass sur le thème « 20 ans après : changements dans les nouveaux mouvements religieux » (45/2, juin 1995). Dans notre introduction, nous avions souligné que la jeunesse même de ces mouvements les conduisait à se transformer rapidement. Et nous rappelions combien il importait pour les chercheurs de prêter attention à la période initiale et aux évolutions survenant ensuite. Dans le même numéro, j’avais présenté quelques observations sur le cas de la Suisse.
Je ne vais pas reprendre ce numéro de Social Compass ou les remarques qu’Eileen Barker et moi y avions résumées, mais plutôt partager quelques observations qui me sont venues à l’esprit au cours des deux derniers jours, en répondant aux questions des médias et en lisant des articles publiés après le décès du Rév. Moon.
Disparition des fondateurs et passage à la phase post-charismatique — apparition de nouvelles figures charismatiques
Dans les années 1970, plusieurs mouvements aux origines très diverses firent l’objet de controverses, bientôt propagées par les médias tant en Europe qu’en Amérique du Nord. Tous ces mouvements étaient apparus ou avaient pris pied en Occident depuis peu. Bien que sans liens les uns avec les autres, bien qu’ayant des croyances et projets de vie souvent très différents, sans même parler de leurs sources géographiques, ces mouvements se retrouvèrent sous le feu des projecteurs : au départ, souvent parce qu’ils attiraient de jeunes adeptes enthousiastes qui abandonnaient tout, y compris leur famille et leurs études, pour un engagement radical. Plusieurs de ces groupes se virent même accusés de « lavage de cerveau », bien que des travaux comme ceux d’Eileen Barker montrent que 90% des participants à un séminaire d’introduction mooniste, à cette époque, ne s’engageaient pas dans le mouvement (The Guardian, 4 septembre 2012).
Tous ces mouvements furent amalgamés sous l’étiquette de « nouvelles sectes ». Le débat autour des sectes allait progresser par la suite par cercles concentriques, incluant un nombre toujours plus large de groupes (y compris des groupes plus anciens ou liés à des Églises historiques), pour aboutir à l’actuel accent sur les « dérives sectaires ». Mais cela est une autre histoire.
Ces groupes étant de naissance récente, la figure du fondateur y jouait un rôle crucial. Il s’agissait souvent de figures religieuses indépendantes, en dehors de toute « lignée » spirituelle traditionnelle, à l’exception de certains mouvements d’origine hindoue. Ces personnages étaient donc des références absolues pour leurs disciples. Progressivement, la langue médiatique et populaire leur appliqua l’étiquette de « gourous », utilisant ainsi dans un sens péjoratif un mot indien qui ne l’était nullement à l’origine.
Si je réfléchis à toutes ces figures controversées des années 1970, celles qui se retrouvaient à la une des articles sur les « nouvelles sectes », le décès de Moon marque en effet la disparition de la dernière d’entre elles. Avec une exception, mais pour des raisons d’âge : Maharaji (Prem Rawat), qui était alors connu sous le nom de Guru Maharaj Ji. Né en 1957, il succéda à son père à la tête de ce qui s’appelait alors la Mission de la Lumière Divine : les médias ne manquèrent pas, à l’époque, de se gausser du « gourou enfant ». Celui-ci est aujourd’hui toujours actif et continue de parcourir le monde pour prêcher son message, mais sous des formes extérieures très différentes de celles des années 1970. (Je ne cite pas Daisaku Ikeda, né en 1928, car il ne fut pas le fondateur de la Soka Gakkai, même s’il contribua de façon décisive à en faire le mouvement international qu’elle est devenue aujourd’hui.)
La disparition du Rév. Moon symbolise donc bien la fin d’une époque. Cela ne signifie cependant pas qu’il n’y a plus de nouveaux groupes, fondés par de nouveaux chefs spirituels. Le processus de création religieuse est permanent et ne va pas s’interrompre. Pour prendre un exemple de gourou qui a acquis une notoriété internationale : Mata Amritanandamayi (Amma, née en 1953), qui a commencé à voyager hors de l’Inde dans la seconde moitié des années 1980 (j’avais eu l’occasion de la voir lors d’un de ses premiers passages en Suisse à cette époque, quand elle n’attirait encore que des groupes modestes en comparaison des foules qui se pressent pour la voir aujourd’hui). De nombreux reportages (d’un ton plutôt positif en général) lui ont été consacrés, même si un article plus réservé est paru le mois dernier dans le magazine Rolling Stone. D’autres maîtres spirituels indiens sont arrivés depuis en Occident et y ont trouvé des disciples, mais l’Inde n’est de loin pas la seule source nouveaux mouvements religieux récents. Ces nouveaux maîtres suscitent parfois aussi des critiques, mais cela n’a rien à voir avec l’écho des controverses des années 1970.
En outre, pour l’instant, aucune de ces nouvelles figures ne semble atteindre l’envergure de ce qu’ont réalisé certaines des personnalités de la génération maintenant disparue : Moon laisse derrière lui non seulement un petit empire, mais aussi, comme l’a rappelé Eileen Barker dans son article publié sur le site de CNN, « l’une des théologies les plus complètes et les plus innovatrices embrassée par une nouvelle religion de cette période ».
Des mouvements en déclin ou en mutation ?
L’une des questions que j’ai entendues le plus souvent, ces deux derniers jours : l’Eglise de l’unification décline-t-elle, de même que d’autres nouveaux mouvements religieux dont on a tant parlé ? Comme toujours, la réponse à de telles questions demande des nuances. Le simple déclin de l’attention médiatique ne signifie pas automatiquement déclin d’un groupe, contrairement à un effet déformant fréquent : la moindre attention médiatique a certainement affecté la perception publique tant des nouveaux mouvements religieux apparus dans les années 1970 que des plus récents.
Tout d’abord, la croissance ou le manque de succès d’un mouvement ne se produisent pas toujours partout et au même moment. Pour prendre l’exemple de l’Église de l’unification, elle n’était certainement plus en croissance en Europe occidentale au début des années 1990, mais elle s’est développée à ce moment dans les pays fraîchement libérés des régimes communistes. Aujourd’hui, l’Église de l’unification ne grandit pas en Occident, mais il faudrait savoir si elle réussit à trouver une nouvelle audience dans des pays tels que la Chine, qui l’intéressent au même titre que bien d’autres groupes religieux. De plus, ses filiales sont restées très actives dans différents domaines.
Si nous en restons au contexte européen ou nord-américain, il ne fait cependant aucun doute que la plupart des mouvements considérés comme emblématiques d’une nouvelle vague religieuse dans les années 1970 stagnent numériquement ou voient leurs effectifs diminuer. Certains mettent moins l’accent sur des activités missionnaires, en tout cas dans nos pays. Ce qui ne signifie pas qu’il n’y a plus du tout de nouvelles recrues ou que ces groupes se trouvent destinés à disparaître. Mais la comparaison, dans des contextes locaux, entre des groupes il y a deux ou trois décennies et aujourd’hui montre que l’essor n’a pas été au rendez-vous : à toute petite échelle, je l’ai encore constaté en me livrant l’an dernier à un petit tour d’horizon des mouvements présents dans le canton de Fribourg.
En raison tant d’évolutions internes que du vieillissement des jeunes membres enthousiastes des années 1970 et 1980, ces mouvements connaissent souvent des transformations qui peuvent les mener en partie vers une « normalisation », c’est-à-dire des modes de vie plus « conventionnels » pour leur membres en même temps que pour le fonctionnement religieux du groupe lui-même. La plupart des unificationnistes ou des membres de l’Association internationale pour la conscience de Krishna en Occident, pour ne prendre que ces deux exemples, ne vivent plus en communauté, ce qui entraîne aussi d’autres modes de vie religieuse au quotidien.
Je ne doute pas que certains mouvements déclineront ou disparaîtront au fil du temps. Je ne sous-estime pas non plus la capacité de mouvements à se « réinventer » après la disparition de leur fondateur ou à donner à l’impulsion de celui-ci une postérité sous de nouvelles formes. Un bon exemple est celui d’Osho, d’abord connu sous le nom de Rajneesh (1931–1990). Je ne croyais guère à la survie de son héritage. Or, si la plupart des communautés formées autour de son enseignement n’existent plus, il continue d’y avoir des centres de méditations ; son ashram en Inde, rebaptisé Osho International Meditation Resort, attire de nombreux visiteurs pour s’y familiariser avec des techniques de méditation et d’épanouissement personnel, mais sans nécessité d’adhésion à un groupe. Ses livres semblent connaître un regain de succès en plusieurs langues. Et nombre de personnes passées par l’enseignement d’Osho sont devenues des enseignants spirituels à leur tour, s’inscrivant plutôt dans des réseaux souples et non exclusifs.
L’arrivée de la seconde génération de membres
Parmi les adhérents des mouvements des années 1970, beaucoup ont eu des enfants. Nés dans un mouvement qu’ils n’avaient pas choisi, ceux-ci ont une expérience différente de celle de leurs parents. La rébellion adolescente peut se tourner contre le mouvement autant que contre les parents. Ou, tout simplement, les orientations choisies à l’âge adulte ne coïncident pas avec celles des parents. Comme dans toute famille, les attentes et espoirs placés dans les enfants n’ont pas toujours correspondu avec la réalité et les prévisions liées aux croyances d’un mouvement. Les défections ont été nombreuses.
Ainsi, dans le cas de l’Église de l’unification, les « enfants bénis » nés des mariages célébrés par les « Vrais Parents » n’ont pas tous été à la hauteur des exigences morales du mouvement. L’Église de l’unification a progressivement mis en place des réponses à ces situations concrètes — ainsi que des structures pour encourager les jeunes moonistes à rester dans le mouvement et à y trouver leur conjoint (avec l’aide de leurs parents). Ce qui est aussi nécessaire pour assurer la pérennité du mouvement, surtout si le recrutement de nouveaux membres à travers une action missionnaire décroît ou se tarit.
Mais l’arrivée d’une seconde génération née dans le mouvement peut aussi entraîner des transformations dans le fonctionnement, le mode de vie, voire la structure du groupe. Car certains membres de cette seconde génération deviendront ou deviennent déjà des dirigeants, comme par exemple le jeune fils du Rév. Moon qui assume, à l’âge de 33 ans, la direction spirituelle de l’Église de l’unification : on voit déjà que le style sera assez différent de celui de son père, comme je le soulignais dans un article publié l’an dernier à l’occasion du dernier passage de Sun Myung Moon en Suisse.
Quarante ans plus tard : un autre contexte
Finalement, les nouveaux mouvements religieux ne vivent pas dans une bulle : ils sont aussi affectés par les transformations de leur environnement social et économique. L’impulsion qui conduit à une quête spirituelle peut demeurer identique, mais les attentes ou disponibilités peuvent changer.
En discutant avec des personnes qui s’étaient engagées dans de nouveaux mouvements religieux autour des années 1970, j’ai été frappé par l’importance que pouvait revêtir l’attrait d’une vie communautaire. Je me souviens d’une personne, par exemple, qui me confiait avoir probablement été plus attirée par la communauté idéale représentée à ses yeux par le groupe que par la doctrine de celui-ci. Il existe toujours des communautés, de nouvelles se créent : mais ce n’est pas le modèle qui semble avoir le vent en poupe, car les engagements se conjuguent souvent sur un mode plus individuel et souple. Il est vrai que tout quitter pour vivre en communauté peut être un choix plus risqué aujourd’hui : le contexte économique n’offre plus autant de possibilités de retour sur le marché du travail après une expérience communautaire.
La palette des voies spirituelles disponibles n’a, de même, cessé de s’élargir, rendant à la fois encore plus aisée l’expérimentation multiple et plus difficile l’émergence de mouvements avec des exigences d’adhésion exclusive. J’ai aussi été étonné de voir certains groupes qui plaçaient des barrières très strictes par rapport à l’intérêt pour d’autres enseignements adapter, dans la pratique, leur approche par rapport à un public de plus en plus enclin à l’éclectisme.
Il ne faut pas ici simplifier : le « butinage spirituel » et le « bricolage individuel » étaient bien présents dans les quêtes spirituelles il y a deux ou trois décennies. Ce n’est pas une tendance nouvelle. Mais ce modèle s’est encore plus affirmé : l’individualisme domine clairement, même s’il lui arrive de se mettre plus ou moins durablement au service de projets collectifs. L’heure est à la recherche de l’épanouissement personnel et du bonheur, même s’il restera toujours des candidats pour des idéaux plus “sacrificiels”. Toute l’offre de ce genre existait déjà, mais elle a explosé, avec une prolifération de techniques, pratiques et outils, venant répondre en partie à des aspirations de bien-être et de spiritualité sur un mode non contraignant.
Les controverses sur les « sectes » ont certainement laissé aussi des traces : vraisemblablement une partie de la population des convertis potentiels est-elle plus prudente. Surtout, avec la popularisation d’Internet, n’importe qui a facilement accès, instantanément et sans efforts, à une multitude d’informations (également critiques) sur n’importe quel mouvement, dès le contact initial avec celui-ci. Je suis convaincu qu’Internet a changé la donne, comme je l’avais déjà expliqué dans plusieurs articles et dans mon livre Internet et Religion (Gollion : Infolio, 2008).
Je me limite pour aujourd’hui à ces réflexions initiales et fragmentaires, sans aborder d’autres aspects de l’évolution de ce paysage, par exemple le déclin des controverses publiques autour de beaucoup de mouvements, ce qui tient, pour une part, à leur normalisation et, pour une autre part, à la forte présence médiatique d’autres peurs dans le domaine religieux, en particulier celles liées à l’islam.
Nous ne pouvons présenter et étudier les nouveaux mouvements religieux apparus en Occident dans les années 1970 en nous contentant de répéter ce qui a été écrit à leur sujet à cette époque : ils ont connu des transformations importantes, et celles-ci ne sont pas terminées. Dans les mois et années à venir, les chercheurs prêteront une attention particulière à l’évolution de l’Église de l’unification.