Ce fut en 1950 que l’Américain Lafayette Ron Hubbard (1911–1986) publia sous forme de livre la Dianétique, qui devint rapidement un succès de libraire, tout en s’attirant les critiques des professionnels de la santé mentale. À partir de la démarche dianétique émergea peu après la Scientologie, et dès la fin de l’année 1953 un premier usage de l’étiquette “Église de Scientologie”, suivie de la mise sur pied progressive d’une organisation de plus en plus structurée.
Parmi les groupes religieux, spirituels ou quasi-religieux apparus à l’époque contemporaine, l’Église de Scientologie est l’un des plus connus. Mais c’est aussi un mouvement auquel sont associées de nombreuses controverses, déjà avant le débat sur les “nouvelles sectes” qui a pris son essor dans les années 1970. C’est aussi un groupe qui échappe aux classifications habituelles des chercheurs explorant le champ religieux. Cela aurait pu valoir à la Scientologie une attention particulière de la part de ces chercheurs : il n’en est pourtant rien. Quelques publications universitaires ont cependant vu le jour ces dernières années et, sans doute pour la première fois, un colloque exclusivement consacré à la Scientologie s’est réuni les 24 et 25 janvier 2014 en Belgique.
Comme le rappelle James R. Lewis (Université de Tromsø, Norvège) dans un récent compte rendu d’une monographie universitaire sur la Scientologie (Religion, 44/1, janvier 2014, pp. 166–169), ce mouvement a longtemps eu la réputation de réagir agressivement non seulement aux critiques, mais également à des recherches menées à son sujet, s’il ne pouvait en contrôler les résultats : les spécialistes gardent en mémoire les sérieux problèmes rencontrés par Roy Wallis (1945–1990) lors de sa recherche sociologique pionnière, The Road of Total Freedom : A Sociological Analysis of Scientology (Londres, Heinemman 1976); Wallis avait présenté et analysé ces problèmes dans deux articles (“The moral career of a research project”, Salvation and Protest : Studies of Social and Religious Movements, New York, St. Martin’s Press, 1979, pp. 193–216 ; “Religious sects and the fear of publicity”, New Society, 7 juin 1973, pp. 545–547). Par la suite, les scientologues ont adopté un regard plus positif sur ce livre.
Depuis le livre de Wallis, alors que les publications critiques ou témoignages d’anciens membres ont fleuri (une littérature qui présente un intérêt en elle-même, mais d’une autre nature), plutôt rares ont été les recherches non polémiques, de type sociologique ou historique, sur Hubbard et l’Église de Scientologie : le livre de Harriet Whitehead, Renunciation and Reformulation : A Study of Conversion in an American Sect (Ithaca, Cornell University Press, 1987), qui s’intéressait à la Scientologie sous l’angle de la psychologie de la conversion, s’appuyait sur une recherches menée une quinzaine d’années (de 1969 à 1971).
Cependant, note Lewis, les responsables de l’Église de Scientologie semblent avoir changé d’attitude depuis quelques années et n’adoptent plus la même attitude de confrontation face aux recherches indépendantes menées au sujet de leur mouvement. De nouveaux travaux commencent à voir le jour : au moins une demi-douzaine de thèses de doctorat seraient en cours de rédaction, selon Lewis. Quant aux livres, il faut mentionner celui de Hugh Urban, The Church of Scientology : A History of a New Religion (Princeton University Press, 2011) et le riche ouvrage collectif dirigé par Lewis lui-même, Scientology (Oxford University Press, 2009).
Le colloque international à l’origine du présent article s’inscrit dans cette émergence de nouvelles recherches sur la Scientologie. Intitulé Scientology in a Comparative Perspective, il a été organisé à l’initiative de l’Observatoire Européen des Religions et de la Laïcité par les soins de Régis Dericquebourg (Université Lille III) et accueilli par la Faculté pour les études comparées des religions (FEV), à son siège de Wilrijk, dans la banlieue d’Anvers. Au programme, une vingtaine d’interventions, présentées par des figures déjà connues dans le monde de la recherche, mais aussi par des étudiants. Je n’essaierai pas ici de résumer l’ensemble du colloque, qui donnera certainement lieu à une publication, ni de présenter des communications de façon détaillée, mais plutôt d’en tirer quelques observations et d’évoquer un choix de quelques communications.
La Scientologie représente un exemple intéressant pour la définition la définition des frontières de la religion, également sur le plan légal, a souligné Eileen Barker (London School of Economics / INFORM) — un récent jugement britannique l’a d’ailleurs bien illustré. Au delà du cas de la Scientologie se pose la question de savoir si nous voyons (ou verrons) surgir d’autres exemples de “religion rationnelle”. Relevons au passage que le message publicitaire télévisé diffusé par l’Église de Scientologie lors des retransmissions de la dernière édition du Super Bowl, ce grand événement sportif américain, met l’accent sur l’association entre religion et science qu’elle estime offrir : “Imaginez la science et la religion reliées ! Imaginez la technologie et la spiritualité combinées ! Maintenant, imaginez que tout ce que vous avez jamais imaginé est possible ! Scientologie : il y a des états d’existence plus élevés.” Et sur l’écran, à la fin du message, les lettres des mots “spiritual technology” se dissolvent pour former celui de “scientologie”.
La Scientologie serait-elle une religion inventée, éventuellement dans des buts fort peu spirituels ? Selon le chercheur et théologien protestant allemand Marco Frenschkowski, peu de gens ont manifesté de l’intérêt pour la signification attribuée à la religion dans l’œuvre de Hubbard. Frenschkowski s’est donc penché sur cette question et aboutit à un constat plus complexe : il estime que Hubbard n’avait pas l’intention de lancer une religion au départ et, en 1954 encore, expliquait que la Scientologie naissante n’était pas une religion. En fait, la Scientologie n’est pas devenue une religion d’un seul coup. Comme pour certains autres groupes contemporains, le positionnement par rapport au statut de religion a fluctué. Selon Frenschkowski, Hubbard, sans arrière-plan religieux personnel, aurait fini par se rendre compte que ce qu’il faisait était une religion.
La clientèle potentielle de Hubbard n’était pas particulièrement attirée par une image de groupe religieux. Même si Hubbard avait au départ une perception plutôt négative de l’athéisme, il présentait la Dianétique comme exempte de préjugés religieux. Ce ne fut que par la suite que Hubbard introduisit un vocabulaire religieux : mais le christianisme ne pouvait être utilisé comme modèle de référence. Hubbard a donc cherché d’autres modèles possibles et a pensé, dans un premier temps, que le bouddhisme pouvait convenir ; mais il fit ce choix sans comprendre réellement les fondements du bouddhisme. Hubbard n’avait pas fait beaucoup de lectures sur les religions. Il se rendit compte, par la suite, que la Scientologie ne pouvait être développée sur la ligne du bouddhisme.
Sur le plan pratique, une minorité de scientologues conservent des liens avec d’autres religions ; mais la plupart n’en ont plus. Quand on les interroge sur leur notion de Dieu, les notions sont assez vagues, note Frenschkowski, et il ne s’agit en tout cas pas d’un Dieu personnel.
Frenschkowski balaie les thèses de certains auteurs selon lesquelles la Scientologie pourrait être rapprochée de certains aspects de la démarche magique, tout en reconnaissant que Hubbard était fasciné par la magie. Pour ma part, je suis moins catégorique sur ce point et je reste ouvert à la possibilité d’une interprétation de la Scientologie comme “magie technologique” — ligne explicative qui n’est d’ailleurs pas exclusive d’autres schémas interprétatifs (des analogies existent entre scénario scientologique et approches gnostiques, par exemple). Dans son intervention, J. Gordon Melton (Baylor University) a mis l’accent sur la Scientologie comme mouvement de revitalisation de la tradition ésotérique occidentale (qu’il distingue du milieu ésotérique): c’est en la plaçant dans ce contexte, selon lui, et non en essayant de la comparer au judaïsme ou au christianisme, que nous pouvons comprendre le phénomène scientologique.
La Scientologie n’est en tout cas certainement pas une religion fondée sur les principes de croyance ou de foi, a constaté Donald Westbrook (Claremont Graduate University) en interrogeant des dizaines de scientologues sur leur expérience religieuse. Hubbard n’est pas une figure divine pour eux : certes, il est celui qui mis au point et systématisé la “technologie” scientologique, mais tout scientologue est supposé pouvoir atteindre en principe ce niveau.
Un aspect intéressant, noté par plusieurs observateurs ces dernières années et évoqué par Westbrook, mais pas encore étudié, est l’intérêt pour la Dianétique dans les rangs des “musulmans noirs” de la Nation of Islam (NOI) depuis quelques années, avec l’approbation et les encouragements du chef de cette organisation, Louis Farrakhan (né en 1933). Plus de 600 membres de la NOI auraient déjà été formés comme “auditeurs”.
Une stimulante et originale intervention de Mikael Rothstein (Université du Danemark du Sud) a traité de “l’environnement physique dans l’imagination scientologique”, s’intéressant à l’existence dans le mouvement d’une topographie sacrée entièrement fondée sur ses propres références. Dans la Scientologie, explique Rothstein, tout est lié à à Ron Hubbard (“la Source”) et à sa mythologisation. Des lieux associés à différentes étapes de la vie du fondateur sont devenus des heritage sites, soigneusement préservés par le mouvement. Dans les églises de Scientologie, on trouve un bureau de L. Ron Hubbard, qui semble prêt à l’accueillir à tout instant : cette pièce, expliquent les scientologues, “honore le fondateur et symbolise que cette Église est fidèle à ses écrits et à ses idéaux”. Mais l’analyse de Rothstein va plus loin : le fait qu’on continue à prévoir un tel espace dans chaque église de Scientologie, des années après le décès de Hubbard, montre la façon dont Hubbard se trouve incorporé : l’organisation de Scientologie devient ainsi comme la présence de Hubbard dans le monde physique. Les bâtiments deviennent la manifestation de l’organisation et de son fondateur — et l’on peut noter au passage une intense activité de construction ou de transformation de bâtiments existants par le mouvement ces dernières années (avec la question, débattue, de savoir dans quelle mesure cet effort immobilier entraîne une croissance des effectifs dans les régions concernées).
Mais, dans la perspective réincarnationniste de la Scientologie, Hubbard pourrait-il donc revenir dans un nouveau corps et revendiquer sa place dans l’organisation, s’interroge Rothstein ? Si rien ne s’y opposerait dogmatiquement, la réponse est cependant négative : la routinisation du charisme de Hubbard dans l’organisation de Scientologie fait qu’un tel retour irait à l’encontre de ses intérêts. Le statut de l’organisation est lié à son “incorporation” de Hubbard et, à l’inverse, un hypothétique retour de Hubbard signifierait l’ ”excarnation” de l’organisation, si l’on peut dire, selon l’interprétation provocatrice de Rothstein.
Qu’en pensent les scientologues ? L’un d’eux était présent dans la salle et a expliqué que les scientologues n’attendent pas le retour de Hubbard parce qu’ils considèrent la Scientologie comme une œuvre complète, achevée : rien d’autre ne serait nécessaire pour atteindre la “liberté totale”. Un retour de Hubbard ne correspondrait donc à aucune nécessité.
Quelques interventions ont esquissé un sujet sur lequel on ne peut que souhaiter des études plus élaborées : le profil des scientologues. Inga B. Tollefsen (Université de Tromsø) a ainsi observé la prédominance masculine dans le public de l’Église de Scientologie, en contraste avec la surreprésentation féminine observée dans la majorité des mouvements religieux. Il n’est pas sans intérêt, vu la nature et les origines de la Scientologie, de remarquer que le public de la science-fiction offre lui aussi une surreprésentation masculine. Cela conduit Tollefsen à se demander si cela ne nous donne pas une indication sur des subcultures plus susceptibles de procurer à la Scientologie des convertis. La Scientologie serait-elle une geek-friendly religion ? La piste mérite d’être suivie et attend d’être documentée par d’autres recherches.
Quelques autres éléments sur le profil des scientologues ont été offerts par une communication d’András Máté-Tóth et Gábor Daniel Nagy (Université de Szeged, Hongrie), dans le cadre d’une recherche comparative en Hongrie et en Allemagne. Selon les résultats de leur enquête, l’âge moyen des scientologues actifs serait d’environ 50 ans en Allemagne et d’un peu moins de 40 ans en Hongrie, où le mouvement a pris pied plus tard ; en Allemagne, la majorité des membres qui ont répondu à l’enquête sont d’ailleurs entrés dans le mouvement dans les années 1980, tandis que la majorité de leurs coreligionnaires hongrois l’ont rejoint dans les années 1990.
La Scientologie a eu son lot de dissidences, par suite de démarches de scientologues déçus ou de purges au sein de l’organisation : certains ont tenté de poursuivre une carrière scientologique fondée sur les enseignements de Hubbard, mais séparée de l’organisation. Nombre d’entre eux n’ont pas duré, mais de nouveaux groupes de scientologues indépendants surgissent : l’un des cas les plus récentes est le Centre Dror, en Israël, qui a annoncé en 2012 qu’il quittait l’Église de Scientologie pour poursuivre sur une voie indépendante.
Dans un cas, évoqué par Kjersti Hellesøy (Université de Tromsø), le groupe prétend être l’authentique héritier de l’organisation d’origine selon la volonté de Hubbard : il s’agit de la Ron’s Org, fondée par Bill Robertson (alias “Captain Bill”, 1936–1991). Ses membres pensent que Hubbard est mort des années avant la date officielle et que des forces hostiles ont pris le contrôle de la Scientologie de l’intérieur en vue de la détruire. La Ron’s Org a introduit différentes modifications dans les degrés de la Scientologie, mais en soutenant qu’il s’agit de changements fondés sur les instructions de Hubbard. L’insistance sur la personne du fondateur est moins grande dans leurs centres : pas de photographie ou de buste, pas de célébration de l’anniversaire du fondateur.
Comme l’a souligné Hellesøy, il est difficile pour un scientologie de quitter l’Église tout en restant scientologie, tant la “technologie” et l’organisation sont liées. J’ajouterais que plusieurs facteurs ont aussi contribué à la dissolution de groupes dissidents : des structures souvent assez faibles (les dissidents quittaient une organisation rigide et ne voulaient pas reproduire le même modèle), les attaques de la Scientologie contre des utilisations indépendantes de techniques ou matériel dont ils détiennent les droits, mais aussi l’inclination de nombre de dissidents à s’intéresser à d’autres techniques ou pratiques au fil du temps.
Pour les chercheurs, l’une des difficultés est d’accéder simultanément à la fois aux scientologues et aux ex-membres qui dénoncent la Scientologie, en raison de l’hostilité qui existe entre les deux camps, a souligné Melton. En revanche, sous d’autres angles, la recherche est devenue plus aisée, fait remarquer le même chercheur : à l’heure d’Internet, par exemple, plus grand chose ne peut rester secret. Un important matériel sur la Scientologie s’offre à l’examen des chercheurs, et ceux-ci feront bien de le rassembler autant que possible, sans négliger des sources telles que les périodiques scientologiques, suggère Melton, qui ne semblent avoir retenu jusqu’à maintenant l’attention de personne.
Le colloque a permis aussi d’entendre des contributions documentées sur des points très particuliers, par exemple celle de Massimo Introvigne sur la curieuse affaire du Brain-Washing Manual publié en 1955 par Hubbard (puis retiré de la circulation en 1956), et présenté comme la synthèse d’un supposé manuel soviétique secret de “psychopolitique”. Cette publication s’inscrivait dans un contexte de crainte du “contrôle mental” soviétique dans l’Amérique de l’époque et dans le sillage de la publication du livre d’Edward Hunter, Brain-Washing in Red China (1951). La communication d’Introvigne, dont on peut trouver en ligne les principaux éléments sous forme de document PDF, est probablement l’analyse la plus précise de toute cette affaire, mais éclaire aussi l’opinion de Hubbard lui-même sur la question du “lavage de cerveau”.
Pendant longtemps, a rappelé Melton, les controverses autour de l’Église de Scientologie ont dicté en partie l’agenda de la recherche : il est temps de s’intéresser au phénomène scientologique pour lui-même, et finalement de prendre la Scientologie au sérieux en tant qu’objet de recherche, indépendamment des opinions que chacun peut avoir au sujet d’un mouvement qui ne laisse pas indifférent. Le fait même que des milliers de scientologues et d’ex-scientologues (qui restent pour certains intéressés par la technologie scientologique, tout en rejetant l’organisation) adhèrent au message de Hubbard ou à une partie de celui-ci suffit à lui seul à justifier l’attention de chercheurs : le petit colloque de Wilrijk pourrait être l’indice d’une nouvelle et nécessaire étape dans le traitement de la Scientologie par les chercheurs qui ont vocation à s’intéresser aux visions du monde contemporaines.
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