En 2010, j’avais découvert une annonce indiquant une série de cours de formation permanente en business yoga, destinée aux professeurs de yoga de Suisse. La présentation du cours expliquait que le yoga pouvait aider les hommes de l’époque moderne, actifs professionnellement, à mieux faire face aux attentes élevées et à la pression dont il font l’expérience dans le cadre de leur travail.
Et d’ajouter, à l’intention des responsables d’entreprises : si vos collaborateurs sont en bonne santé, votre bilan annuel le sera aussi — puisque le stress rend malade, c’est bien connu, et que le yoga contribuerait à prévenir de tels effets.
J’y avais consacré une petite chronique radiophonique cette année-là. J’ai eu la curiosité d’effectuer une petite recherche en ligne pour voir si cette offre existe toujours : non seulement c’est le cas, mais elle semble même prospérer, puisque plusieurs enseignants de yoga la proposent aujourd’hui en Suisse et dans d’autres pays d’Europe. Une occasion de relever, à côté de ce cas particulier, la diffusion de pratiques associées à la spiritualité dans le monde du travail.
À Root, dans le canton suisse de Lucerne, le Business Yoga Center explique comment relier aux défis du monde du travail certains styles particuliers de yoga. Judicieusement installé dans le prospère canton de Zoug, qui abrite de nombreux sièges d’entreprises grâce à des conditions fiscales favorables, Swiss Business Yoga déclare, de son côté, s’engager pour la promotion de la santé dans le monde des affaires : tout son message tourne autour de ce thème, en soulignant les économies que réalise une entreprise ayant des collaborateurs en bonne santé. Ce centre propose des programmes et ateliers sur mesure : ceux-ci permettraient aux participants de « prendre activement en main leur santé physique et psychique, et ainsi de devenir plus efficaces, plus heureux et plus équilibrés ». Parmi les références citées par les quatre enseignants, nous trouvons des banques comme le Crédit Suisse, Postfinance (la banque postale suisse), IBM, Roche.
Le message est semblable chez Business Yoga Nederland, à Amsterdam, qui cite aussi de grandes entreprises comme références — et même les services de police. Un consultant témoigne avoir gagnée en conscience et en paix d’esprit : « en joignant relaxation et persévérance, je peux surmonter certains obstacles. » Les organisateurs rassurent leurs futurs clients : pas besoin de renoncer à ses vêtements professionnels pour une séance de business yoga, et celui-ci peut parfaitement se pratiquer dans un bureau ou une salle de conférences. Aucune expérience préalable de yoga n’est requise.
Mais si vous habitez en Autriche ou dans des régions voisines en Allemagne ou en Suisse, AlpenRetreat vous laisse le choix entre la pratique du yoga au siège de votre entreprise ou en séjour résidentiel dans un des appartements de vacances que le centre gère à Nassereith, y compris en combinant le yoga avec des vacances pour la pratique de sports d’hiver.
Dans son numéro d’octobre 2014 (pp. 75–77), KMU-Magazin, un périodique suisse alémanique destiné aux petites et moyennes entreprises, consacrait un dossier de trois pages au business yoga comme ressource pour lutter contre le stress dans le cadre professionnel. L’article avertit qu’il ne suffit pas d’une seule séance, mais qu’une pratique durable est nécessaire pour obtenir des résultats. le magazine donne trois exemples d’entreprises (entre 20 et 240 collaborateurs) dans lesquelles le business yoga est devenu depuis quelques années l’une des ressources pour compenser la pression des exigences professionnelles. Ce qui séduit est notamment la capacité d’adapter cette pratique aux horaires et contraintes de l’entreprise.
Le business yoga n’est qu’un exemple d’une tendance que nous observons depuis quelque temps déjà : des pratiques associées tout d’abord à la spiritualité, par extension au bien-être, se retrouvent mises au service de l’efficacité professionnelle pour hommes et femmes modernes. Et elles répondent à une aspiration qui va probablement plus loin que la gestion du stress : peut-être une façon de donner au monde moderne du travail un « supplément d’âme » ?
Il existe, depuis 2004, un Journal of Management, Spirituality & Religion. Les livres et articles sur le sujet se multiplient. Dans mes dossiers, je trouve ainsi un article d’Ivan Radja, « L’entreprise 2.0 recycle la méditation à des fins managériales » (Le Matin Dimanche, 17 novembre 2013), tandis qu’Agnès Gabirout Perron, dans un compte rendu de plusieurs livres (« Des cadres s’inspirent des moines », Le Temps, 13 septembre 2013), note qu’un « vent d’humanisme et de spiritualité semble souffler sur les pratiques managériales ». La vogue de la « méditation de pleine conscience » vient donner un élan supplémentaire : depuis l’automne 2015, à Genève, une dizaine d’avocats participent ainsi à un programme de méditation de pleine conscience (Marie-Adéle Copin, « Quand les avocats prennent de la hauteur grâce à la méditation », Le Temps, 30 novembre 2015).
En 2007, un éditeur anglais avait publié et m’avait envoyé un étonnant ouvrage : des portraits de 31 chefs d’entreprise, sur tous les continents, qui parlaient de spiritualité dans le cadre professionnel (Peter Pruzan et Kirsten Pruzan Mikkelsen, Leading With Wisdom : Spiritual-based Leadership in Business, Sheffield, Greenleaf Publishing, 2007). Leurs orientations spirituelles étaient différentes, ils ne comprenaient pas tous la notion de spiritualité de la même façon. Mais chacun disait s’efforcer d’intégrer dans sa gestion d’entreprise cette dimension spirituelle : c’est-à-dire la reconnaissance de dimensions qui vont au-delà des individus et de la quête des biens matérielles pour les relier à des dimensions perçues comme supérieures. Ce qui a bien sûr des conséquences éthiques.
C’est ainsi que le directeur d’une entreprise danoise produisant des appareils auditifs parlaiten toute simplicité de l’amour de Dieu et du prochain. Le directeur d’une importante maison d’édition argentine trouvaitla source d’une approche de responsabilité dans la gestion des affaires dans le principe de dharma tel qu’il l’avait découvert dans l’hindouisme et le bouddhisme ainsi que dans l’enseignement des grands mystique chrétiens. Le président de la branche européenne d’une grande entreprise d’électronique japonaise, avec un chiffre d’affaires de plus de 2 milliards de dollars, trouvait le temps de se replonger dans l’étude de la philosophie, expliquait prier tous les jours et approcher l’être humain comme un tout, à la fois spirituel et matériel. Pour d’autres, ce n’était pas la prière, mais plutôt écouter la voix de sa conscience.
Pour tous, en revanche, la notion de succès dans la sphère professionnelle ne se limitait pas à la rationalité économique : elle passait par la contribution qu’ils disaient espérer apporter au monde qui les environne.
À la lumière de ces récits, les cours de business yoga apparaissent sous un autre jour et sont peut-être porteurs de quelque chose de plus que la recherche de santé et d’efficacité maximale : dans le monde professionnel aussi, des messages et pratiques séculaires semblent apporter des réponses toujours actuelles. Après tout, si le monde change, les grandes questions pour l’être humain restent toujours les mêmes.