À partir des données statistiques sur les appartenances religieuses dans le canton de Fribourg, un article de Patrick Pugin fait un point de situation dans le quotidien local La Liberté (25 janvier 2018). Si le nombre de catholiques a continué de progresser en chiffres absolus, grâce au dynamisme démographique du canton (migrations internationales notamment), cela ne saurait masquer de notables signes d’érosion dans un canton suisse qui, complètement entouré par des régions protestantes depuis la Réforme du XVIe siècle, a longtemps gardé l’image d’un bastion du catholicisme et d’une Rome de la Suisse.
Pour autant, comme je le faisais remarquer au journaliste, il serait prématuré de parler d’un catholicisme en perdition : plus de 60 % de la population du canton paie encore l’impôt ecclésiastique, des centaines de personnes s’engagent dans des formes de volontariat autour de paroisses ou associations catholiques, de nombreux enfants reçoivent une socialisation religieuse catholique (ou réformée) à travers le catéchisme dans le cadre scolaire. La Faculté de théologie de l’Université de Fribourg et la présence de plusieurs congrégations religieuses — bien que souvent vieillissantes — ajoutent à cette présence catholique bien vivante. Mais j’avais ajouté que les vingt années à venir seraient probablement décisives pour le catholicisme fribourgeois.
Revenons d’abord sur la synthèse des données statistiques pertinentes résumées par Patrick Pugin, dans son article intitulé « Le lent déclin du catholicisme ». Le titre pourrait sembler trop fort, en lisant ensuite que, en 2015, près de 62 % de la population du canton était de confession catholique (16,5 % sans confession, 12 % protestants, 3,5 % autres chrétiens, 3,8 % musulmans). Mais c’est bien une évolution considérable qui s’est produite en un peu plus de cinquante ans, évolution dont les chiffres ne disent d’ailleurs qu’une partie : lors du recensement de 1960, 86,3 % de la population du canton était de confession catholique romaine, tandis que les protestants représentaient 13,3 % (sans appartenance religieuse : 0,3 %). Il y a eu passage d’une société singulièrement homogène, appartenant presque entièrement à deux confessions, à une société religieusement plurielle, marquée par la montée de la non appartenance.
Ces chiffres étaient bien connus déjà. Mais certaines données internes de l’Église catholique, citées dans l’article, retiennent l’attention. Tout d’abord, diminution du nombre des baptêmes, malgré l’augmentation numérique de la population catholique : de 1.556 en 2011 à 1.334 en 2016. Ensuite, des déclarations de sortie d’Église dont le nombre augmente chaque année : de 451 en 2013 à 775 en 2016. L’article ne donne pas d’indication sur le nombre de mariages célébrés dans des églises catholiques du canton, mais il est en baisse aussi.
La transformation est notable par rapport à un environnement profondément marqué par le catholicisme jusqu’au tournant des années 1960, avec les rapides évolutions de la société intervenues depuis. Avant ce tournant, le catholicisme marquait la vie quotidienne, dans un cadre où se mélangeaient convictions et pression sociale. L’article reprend une petite remarque anecdotique que j’avais partagée pour l’illustrer : jusqu’au début des années 1960, dans certains villages du canton, l’enfant de confession catholique qui aurait manqué d’assister aux vêpres du dimanche après-midi risquait fort de se faire tancer par l’instituteur le lundi matin. Cette pression sociale ou le souci de conformité sur le plan religieux appartiennent à un passé bien révolu.
Les changements intervenus sont évidemment plus vastes : la dimension religieuse n’en représente qu’un aspect. Tous les efforts pastoraux d’institutions religieuses ne pouvaient qu’avoir une prise limitée sur un large mouvement de société. Cette remarque reste valable pour la situation actuelle et les évolutions qui se poursuivent.
Alors que nous assistons à des recompositions qui s’étalent sur un demi-siècle, pourquoi donc dire que les vingt années à venir seront décisives ? D’abord pour des raisons tenant aux classes d’âge : les générations devenues adultes à une époque de forte emprise sociale du catholicisme vont en grande partie s’éteindre dans les vingt années à venir. Même si la plupart des membres de ces générations ne vivent plus le catholicisme comme ils le faisaient il y a cinquante ou soixante ans, ils ont été socialisés dans un environnement où le catholicisme allait de soi pour la plupart des gens. Il est possible, comme le pensent certains observateurs, que des gens moins fortement socialisés dans un environnement culturel catholique et peu ou pas pratiquants reviennent en partie à une pratique religieuse plus forte avec l’âge. Mais je n’en suis pas tellement sûr, même si ce sujet méritera l’attention des sociologues de la religion ces vingt ou trente prochaines années. Je pose parfois la question de façon provocatrice : « Les grands-mères sur les bancs des églises se reproduisent-elles ? » Même si cela devait être en partie le cas, ce qui reste à voir, il ne s’agirait plus du même modèle de grands-mères et de la même approche de la foi.
Sur le plan statistique, la disparition de générations restées attachées culturellement au moins au catholicisme et — pour une partie de ses membres — à une pratique religieuse catholique intégrée naturellement dans le rythme hebdomadaire depuis l’enfance signifiera un renforcement du déclin statistique, peut-être avec des conséquences en cascade (combien de familles font-elles encore baptiser un enfant pour faire plaisir à ses grands-parents ?). Le pourcentage des catholiques baissera encore, tandis que celui des personnes sans confession augmentera. En revanche, il serait méthodologiquement problématique de prolonger automatiquement cette courbe à l’infini : on peut s’attendre tôt ou tard à un tassement du pourcentage des personnes sans confession, bien qu’il soit difficile de définir quel sera ce palier : 30 %, ou beaucoup plus ?
Un autre facteur sera le changement de perception du catholicisme ainsi que de sa pratique par suite de la diminution prononcée de membres du clergé actifs dans le canton, accompagné du rôle croissant de laïcs pour assumer certaines activités. Une conséquence déjà clairement identifiée est la difficulté ou l’impossibilité d’assurer des messes dominicales dans toutes les paroisses — et donc la disparition d’un modèle de maillage territorial dense. Ce qui persiste de ce maillage reste un atout à ne pas négliger. Le défi est de passer à un modèle « post-paroissial » tout en maintenant ce qui peut l’être d’un maillage dont l’impact allait plus loin que la présence d’un clocher dans chaque village.
En revanche, probablement ne mesure-t-on pas encore les possibles conséquences des nouveaux rôles de laïcs dans un modèle d’Église fortement marqué pendant longtemps par la figure du prêtre. J’y réfléchis notamment par rapport à l’offre encore modeste, mais en développement, de célébrants indépendants de toute institution et affiliation religieuses pour marquer les grandes étapes de l’existence (mariage, funérailles…). Si des laïcs célèbrent de plus en plus souvent des obsèques, par exemple, cela ne prépare-t-il pas (involontairement) la voie au recours aussi à des célébrants laïcs non liés aux Églises ? Je ne veux pas exagérer ce facteur ou suggérer une forte relation de cause à effet : mais les nouvelles habitudes ainsi créées favoriseront-elles des glissements dans certains segments de la population ? Nous verrons dans les prochaines décennies si cette hypothèse se confirme ou non.
Ce seront surtout des années décisives parce que, dans un environnement où l’empreinte de la sécularisation devient plus prononcée, l’Église catholique dans le canton de Fribourg pourrait mettre à profit un héritage et des infrastructures non négligeables (sans parler d’un degré encore assez élevé de bienveillance sociale) pour lancer des dynamiques permettant de garantir l’avenir d’un catholicisme peut-être minoritaire, mais crédible. Il s’agira de continuer à jouer un rôle de « pourvoyeuse de sacrements » pour les fidèles qui en sont demandeurs, même s’ils ne sont pas assidus dans les églises (ce n’est pourtant pas à sous-estimer pour autant : si cette « offre » n’existait plus, ils pourraient aller voir ailleurs…) ; mais en même temps, il faudra toujours plus mettre en avant des propositions de vie spirituelle solide et convaincante pour les personnes qui en veulent plus, qu’elles soient déjà enracinées dans un cadre ecclésial ou « en recherche ». Il n’y a pas ici un seul modèle pouvant convenir à tous. Et dans l’article de La Liberté qui est le point de départ de mes brèves réflexions, Mgr Charles Morerod, évêque du diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg depuis 2012, relève bien la difficulté à « proposer la foi » : « Presque tout le monde pense savoir déjà ce qu’est le christianisme. »
Il n’y aura pas de retournement de situation à 180°. Il est cependant possible à des institutions religieuses de contrer en partie le courant, à condition d’avoir des propositions convaincantes et substantielles — tout en gardant conscience des limites de ce qu’elles peuvent accomplir face à des mutations qui dépassent le contexte local et sur lesquelles elles n’ont qu’une prise limitée. En même temps, la quête spirituelle n’est pas éteinte, même dans un environnement où l’être humain est constamment sollicité par des distractions dans toutes les directions. Ce qui a changé est que cette quête est plus libre que jamais de choisir n’importe quelle orientation ou un modèle à l’agencement complètement individualisé.
Il n’est plus impossible que la barre symbolique d’une population catholique en dessous de 50 % dans le canton de Fribourg soit franchie dans un avenir plus ou moins proche. Rien ne peut exclure qu’intervienne à un moment non encore déterminable, outre l’érosion lente, un décrochement rapide et massif en une décennie, par suite d’événements particuliers ou d’évolutions sociales. Aucun de nous ne peut le prédire. Certains de mes collègues chercheurs sont convaincus que le déclin des Églises historiques en Suisse et en Europe est inéluctable et ne peut être freiné. Tout en reconnaissant que les indicateurs vont dans ce sens, je laisse une place à la surprise : il existe une marge de manœuvre — reste à voir comment elle sera utilisée.
Récemment, j’ai été invité à un intéressant « café scientifique » de l’Université de Fribourg sur le thème des églises qui se vident. Vers la fin de la discussion, j’ai fait remarquer que le phénomène abordé — avec toutes les nuances à apporter — avait des conséquences pas seulement religieuses : nous nous posons la question de savoir ce que cela signifie et entraîne aussi parce que nous percevons que cela signifie le passage à un autre type de société que celui dont nous avons hérité, sans savoir encore à quoi il ressemblera.