Il y a deux sortes d’éditeurs. Les premiers voient dans un livre un produit périssable, qui partira au pilon ou chez des revendeurs après une période plus ou moins longue dans les rayons des librairies. Je connais une chercheuse dont le livre, pourtant sans équivalent en français et sur un sujet qui n’intéresse pas que des spécialistes, fut envoyé au pilon après un an seulement, pour faire de la place dans les entrepôts. Le stock d’un de mes livres a disparu corps et biens lui aussi : la maison d’édition dit ignorer ce qu’il est advenu du stock… Toute différente est l’attitude de la seconde sorte d’éditeurs. Les livres sont des objets destinés à durer. Qu’ils se vendent bien ou mal, ils sont conservés pour faire le bonheur de ceux qui les découvrent bien des années après leur publication, malgré les frais qu’impose le maintien des stocks. C’est ainsi qu’un éditeur crée un véritable fonds, dont les titres resurgissent au détour d’un catalogue, pour le plus grand plaisir des amateurs. Je viens de faire cette expérience, qui m’inspire ce billet.
La première fois que j’ai découvert que des livres pouvaient attendre bien longtemps le client chez un éditeur, j’étais encore tout jeune. Grâce à la bonne habitude des libraires de noter au crayon la date d’arrivée d’un volume dans leur stock, je peux même dire exactement quand : c’était au mois de septembre 1975. Oui, je sais, les années passent… À cette époque, pas de catalogues électroniques, mais les imposants répertoires imprimés de l’édition française, que je consultais en bibliothèque ou chez de bienveillants libraires. Oui, j’avais 18 ans, mais j’étais déjà bibliophage et j’éprouvais déjà cette palpitation que vaut la découverte d’un titre longtemps convoité.
Dans un de ces répertoires, j’avais découvert un ouvrage sur l’histoire des catholiques anticoncordataires à Lyon. Oui, c’est vrai, ce n’est pas le genre de titre que recherche habituellement un jeune homme de 18 ans qui vient d’obtenir son baccalauréat, mais mes intérêts étaient déjà originaux, et cela me semblait bien plus passionnant que les sujets à la mode. Il s’agissait du livre de Camille Latreille (1870–1927), L’Opposition religieuse au Concordat. La Petite Église de Lyon, paru chez Lardanchet en 1911. En découvrant ce livre dans le répertoire des livres disponibles, je crus à une erreur : sans doute était-il épuisé depuis longtemps et avait-on oublié de l’effacer de la liste. Mais je me rendis quand même chez un libraire et passai commande, sans grand espoir. Contre toute attente, le livre arriva. Il me coûta la somme très raisonnable de 13,90 francs suisses. Pour la première fois, j’avais pu acquérir un livre neuf, à la couverture légèrement défraîchie, mais en parfait état, qui avait attendu son acheteur durant plus de sept décennies dans l’entrepôt de l’éditeur, en passant par deux guerres mondiales et quelques autres turbulences. Ce volume se trouve toujours sur un rayon de ma bibliothèque.
Tout récemment, sauf erreur dans un post sur Facebook, un correspondant signala avoir acheté un livre écrit sous pseudonyme par l’abbé Jean-Marie Gantois (1904–1968), ce prêtre nationaliste flamand originaire de la Flandre française, à l’origine d’une « Union des Cercles flamands » (Vlaamsch Verbond van Frankryck), mais qualifié de « personnage isolé et atypique » par Benoît Mihail (« Le mouvement flamand de France à la lumière de l’histoire culturelle », Revue du Nord, N° 360–361, 2005, pp. 633–645). Le livre, indiquait ce correspondant, était toujours disponible chez l’éditeur, Fernand Sorlot, ou plus exactement aux Nouvelles Éditions Latines (NEL), puisque tel est le nom pris ensuite par cette maison fondée en 1928.
Je possède plusieurs livres de cet éditeur dans ma bibliothèque, mais j’avoue que je croyais que les NEL avaient cessé leurs activités. La visite de leur site Internet me détrompa. J’y trouvai en effet le livre intrigant de l’abbé Gantois, écrit sous le pseudonyme de A. Decleene, Le Règne de la Race. Vers un monde nouveau : le point de vue d’un chrétien (Paris, Fernand Sorlot, 1936). Je n’ai pas encore eu le temps de le lire, et je n’ai pour l’instant rien lu encore de cet auteur, mais je suis curieux de le faire, après avoir découvert en le feuilletant des passages tels que celui-ci :
« La lutte est désormais dans l’univers, qu’on le veuille ou non, circonscrite entre deux principes qui se disputent le gouvernement du monde : le communisme, aboutissement dernier du matérialisme sans Dieu, et le racisme, dernier espoir du christianisme et de la civilisation. » (p. 113)
Je comprends pourquoi l’abbé Gantois écrivait sous pseudonyme et ne demandait pas le nihil obstat à son évêque… Mais peu importe, pour le propos de cet article : j’ai ainsi encore pu trouver chez l’éditeur un livre imprimé il y a plus de huit décennies.
Bien entendu, en visitant le site des NEL, je ne me suis pas limité à cette curiosité qui avait survécu dans leur fonds. Je suis parti à la découverte et ai fini par commander dix autres volumes, même si aucun autre ne battait le record de longévité de l’essai de l’abbé Gantois. Qaund j’ai ouvert le volumineux paquet, j’ai senti cette odeur particulière que prennent les livres restés longtemps dans un dépôt. J’avais l’impression de faire un saut dans le passé et d’être le destinataire privilégié d’un petit trésor oublié, arrivé à destination bien des années plus tard.
Je ne vais pas énumérer les dix titres, mais je m’arrête brièvement sur quelques-uns, parce qu’ils revêtent un intérêt rétrospectif en raison de l’évolution du thème traité ou du cheminement de leurs auteurs. Par exemple, alors que je dois rédiger cet automne un nouveau texte de synthèse et de réflexion sur la question des « fondamentalismes », je me suis dit que ce serait une excellente idée de me procurer le livre de Jean Madiran, L’Intégrisme, histoire d’une histoire (Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1964), toujours disponible lui aussi dans le fonds des NEL. Comme le savent certains de mes lecteurs, Madiran (pseudonyme de Jean Arfel, 1920–2013), directeur de la revue Itinéraires, a été une importante figure du milieu catholique traditionaliste français. C’est l’année de parution qu’il faut noter ici : il ne s’agit pas des turbulences et résistances après le concile Vatican II, mais des réactions de catholiques « intégraux » structurées au début du XXe siècle. L’ambition de Madiran était de reprendre la question historique dans son ensemble. « […] il n’existe aucun ouvrage présentant ‘l’intégrisme peint par lui-même’ ni aucun moyen d’écrire un tel ouvrage. Il n’existe que ‘l’intégrisme peint par ses ennemis’. » (p. 7)
Remercions en tout cas les NEL qui, plus de cinquante ans après la parution de ce titre, le conservent dans leur catalogue.
Sur des questions proches, j’ai profité de ma commande pour acheter un ouvrage classique que, étrangement, je ne m’étais jamais procuré : la traduction française du gros livre (660 p.) du philosophe Romano Amerio (1905–1997), Iota Unum. Études des variations de l’Église catholique au XXe siècle (trad. par R.P. Frans von Groenendael, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1987).
Parmi les autres titres toujours disponibles dans le catalogue des NEL et que j’ai commandés, un domaine m’a valu quelques achats bienvenus : celui de la littérature apparitionniste. Ce n’est peut-être pas le thème qui passionne le plus mes lecteurs, mais on aurait tort de s’en désintéresser, et je regrette de n’avoir pas plus de temps pour des explorations historiques et sociologiques sur certains de ces courants, leurs généalogies, leurs relations, leurs interactions avec d’autres aspects du catholicisme contemporain. Si les ouvrages publiés par les NEL à propos des apparitions de Garabandal (très populaires, à une certaine époque, dans le milieu traditionaliste français) et de Palmar de Troya sont épuisés, il reste en revanche des titres sur celles de La Salette — et de Bayside, aux États-Unis.
Je suis justement en train de terminer la lecture d’une intéressante étude de l’universitaire américain Joseph P. Laycock sur les apparitions de Bayside, autour de la voyante Veronica Lueken (1923–1995). Ce livre, The Seer of Bayside : Veronica Lueken and the Struggle to Define Catholicism (Oxford University Press, 2015), illustre bien la dynamique de courants apparitionnistes dans leur relation avec l’institution religieuse catholique, mais aussi les réseaux qui se créent autour des sites d’apparition et les croyances particulières qui peuvent fleurir dans ces milieux. Comme d’autres apparitions contemporaines, les messages de Bayside attirèrent un public critique envers les évolutions introduites par le concile Vatican II, outre les classiques avertissements à l’humanité généralement associés aux apparitions contemporaines.
Je ne me souvenais pas que les NEL avaient publié en 1975 — à une époque où des fidèles traumatisés par les évolutions du catholicisme avaient des oreilles grandes ouvertes pour des manifestations surnaturelles venant leur apporter des réponses — un livre sur Bayside : Un Message du Ciel pour notre temps : les apparitions de Bayside (présentées par G.R., Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1975). Toujours disponible, ce petit volume de 160 pages propose une brève présentation, puis la traduction de messages de Dieu le Père, du Christ, de la Vierge, d’archanges et de saints…
« Satan était présent ; il écoutait avec des oreilles attentives au concile. Il surveillait chaque mouvement, et il plaçait ses agents parmi vous. Admettez cela, et rebroussez chemin. Faites volte-face maintenant, sinon vous semez les germes de votre propre destruction. » (p. 81)
« Satan est entrée dans la Maison de Dieu. Il gouverne maintenant dans les positions les plus élevées. Le monde et l’Église de Dieu sont dans de profondes ténèbres. Ceux qui sont aux postes de commande, beaucoup d’entre eux sont tombés. Priez beaucoup, mes enfants, car avec vos prières et vos sacrifices eux aussi peuvent être reconquis. » (p. 96)
Enfin, dans ce secteur d’intérêt, j’ai été ravi, grâce au fonds maintenu avec persévérance par les NEL, d’obtenir deux livres de Raoul Auclair (1906–1997). L’un est Histoire et Prophétie (Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1973), mais c’est surtout l’autre que je tenais à acquérir : La Dame de tous les Peuples (Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1967, réimpression 1981). Comme le titre l’indique, pour ceux qui sont un peu familiers avec ces sujets, cela renvoie aux apparitions d’Amsterdam (1945–1989), interprétées comme « une sorte de terme et d’aboutissement » du « cheminement épiphanique de l’Étoile du Matin », « la Vierge Marie elle-même » (pp. 9–11)
« Or, le Mystère d’iniquité est commencé. Mais il n’est point achevé. Et Marie qui annonce la grande lumière du grand matin de l’Épiphanie, est envoyée pour nous guider au milieu des périls du passage, ce nouvel Exode vers la nouvelle Terre promise. Elle, elle est la Lune mystique dans la nuit des nations et la Colonne de nuée dans le désert du monde.
« Et voici, là, à Amsterdam, qu’elle révèle le nom nouveau dont elle veut, désormais, qu’on l’honore : LA DAME DE TOUS LES PEUPLES. Car elle vient, car elle est envoyée, et c’est afin de conduire TOUS LES PEUPLES à la gloire de l’Épiphanie. » (p. 12)
Ce qui m’intéresse particulièrement chez Raoul Auclair est sa postérité. En effet, son œuvre captiva la Québecoise Marie-Paul Giguère (1921–2015), fondatrice de l’Armée de Marie. Principal promoteur des visions d’Amsterdam, Auclair adhéra à l’Armée de Marie en 1976 et y prit l’habit religieux des Fils de Marie en 1987 (Massimo Introvigne, « En route to the Marian Kingdom : Catholic Apocalypticism and the Army of Mary », in Stephen Hunt [dir.], Christian Millenarianism : From the Early Church to Waco, Bloomington / Indianapolis, Indiana University Press, 2001, pp. 149–165 [pp. 156–167]). Mieux encore : dix ans après son décès, Auclair a été canonisé par cette communauté comme « saint Raoul-Marie ». En effet, composée de pieux catholiques, l’Armée de Marie a connu une évolution qui a fini en 2007 par conduire Rome à excommunier celles et ceux qui adhèrent aux doctrines et pratiques de l’Armée de Marie. Celle-ci a formé une Église séparée (l’Église de Jean), avec son propre clergé et son propre souverain pontife. Parmi les innovations doctrinales les plus spectaculaires (et non encore achevées) de l’Armée de Marie, on peut relever la croyance à la Quinternité divine, la Vierge Marie et Marie-Paule Giguère elle-même venant s’ajouter au Père, au Fils et au Saint-Esprit. Sur Marie-Paule Giguère, son mouvement et ses doctrines, il existe une bonne synthèse en ligne (en anglais), publiée par Massimo Introvigne en mars 2017 (https://wrldrels.org/2017/03/23/marie-paule-giguere/). La lecture du magazine Le Royaume (sur abonnement) permet de suivre l’évolution doctrinale de l’Armée de Marie.
Même si tout cela est passionnant, je vais en rester là, pour ne pas sortir du sujet de ce billet. Celui-ci avait surtout pour but de remercier des éditeurs comme les NEL, qui conservent aussi longtemps qu’il le faut leurs stocks de livres, même les titres qui se vendent peu, pour la plus grande joie de lecteurs qui ont la bonne surprise de pouvoir encore les commander chez l’éditeur quelques dizaines d’années après leur parution. Je suis sûr que plusieurs visiteurs de ce site ont déjà eu eux aussi d’heureuses expériences de ce genre et admettront que cela méritait bien un petit hommage !
chaize b dit
je recherche le livre envoyé “au pilon” edite dans les années 1975 1976 1978 enquetant sur l assassinat du juge Renaud dit “le sherif” à lyon.
livre ecrit bien avant celui de son fils .
(j ai eu ce livre entre les mains — édition livre censurée et envoyée au pilon) mais preté et plus jamais récupéré
bien cordialement
Jean-Francois Mayer dit
Il est peu probable qu’un commentaire sur cet article vous permette de trouver ce livre, mais j’approuve quand même la publication du commentaire.
Pour avoir une petite chance de le trouver, il faudrait cependant commencer par nous indiquer le nom de l’auteur et le titre du livre.