Petit mouvement peu connu, l’Ordre du Temple Solaire a soudain attiré l’attention des médias et du grand public à la suite des événements dramatiques d’octobre 1994, avec la mort de 53 personnes, puis de nouveaux « transits » en 1995 et 1997. Plus de vingt ans après, cette affaire continue de paraître nimbée de mystère, malgré les enquêtes de police au Québec, en Suisse et en France. Les événements ont revêtu un caractère si peu commun qu’il reste plus d’une interrogation. Comme je le rappelais dans un article publié sur ce site il y a quelques années, l’essentiel du déroulement et des causes probables du tragique dénouement me semble avoir été établi avec un degré de vraisemblance élevé, sur des bases documentées ; mais la disparition des principaux protagonistes et l’absence de témoin direct vivant des derniers moments cruciaux laisse inévitablement des zones d’ombre.
Rien d’étonnant si une affaire conserve donc son pouvoir d’intriguer et de soulever des questions, voire des fantasmes : il ne manque pas de gens, aujourd’hui encore, pour douter des conclusions officielles et soupçonner d’autres dimensions non élucidées. Comme je l’écrivais il y a vingt ans, Jo Di Mambro et ses associés rêvaient de laisser derrière eux une légende, et ils n’ont pas entièrement échoué, même si cette légende est plus sinistre que l’altier départ de purs « chevaliers » qu’ils avaient entendu mettre en scène. La vie et la mort de l’OTS inspirent des articles, des films, des livres. Le dernier est à l’origine de cet article : un roman (mais en est-ce vraiment un?) de Julien Sansonnens, L’Enfant aux étoiles (Éditions de l’Aire, 2018).
L’affaire a déjà inspiré plus ou moins librement les auteurs de quelques romans. Il est vrai que ces faits réels ressemblent, à bien des égards, à un scénario de fiction : le remploi sous forme romancée paraît assez naturel. Par curiosité, je me procure ces livres quand j’en ai connaissance, convaincu depuis longtemps que les œuvres littéraires, les films ou les bandes dessinées font bien plus que les ouvrages universitaires pour forger l’imaginaire public sur différents sujets. Dans beaucoup de cas, ces romans se contentent d’emprunter quelques thèmes liés à l’histoire de l’OTS et de broder ensuite leur propre scénario — ce qui est légitime, et instructif pour examiner comment s’élaborent et se travaillent les images et stéréotypes autour des « sectes » et « sociétés secrètes ».
Le premier roman ouvertement inspiré par l’OTS, sauf erreur, avait été un livre en anglais par A.W. Hill, Enoch’s Portal : A Stephan Raszer Investigation (Vancouver [WA], Champion Press, 2001). Le scénario avait attiré l’attention de Paramount, mais le film envisagé n’a jamais vu le jour. Si l’auteur disait en préambule sa dette documentaire à plusieurs travaux sur le Temple Solaire et empruntait à celui-ci des figures, des épisodes et des lieux, l’intrigue et les faits étaient très loin de la réalité.
De même, Joël Jenzer, journaliste et auteur du roman policier Enflammés (180° Éditions, 2017), le présente comme « un thriller inspiré par l’affaire de l’Ordre du Temple Solaire ». Celui-ci fournit des éléments pour une intrigue différente — et dont l’épilogue est une manipulation inattendue, mais il ne convient évidemment pas de révéler le clef de l’énigme à d’éventuels lecteurs futurs… Et il y a des livres dans lesquels on voit apparaître quelque clichés, scènes et éléments de profils révélant comment l’OTS a marqué les esprit et stimulé les imaginations, mais avec une trame de l’histoire différente et ne prétendant pas s’appuyer de façon particulière sur ce modèle : je pense au dernier roman d’Olivia Gerig, Le Mage noir (Lausanne, L’Âge d’Homme, 2018).
Le livre de Julien Sansonnens est d’une autre nature. Pas simplement parce qu’il se fonde sur une patiente recherche documentaire à propos de l’OTS : après tout, le travail de plus d’un romancier s’appuie sur la solidité d’une telle recherche préalable. Et Sansonnens a consenti beaucoup d’efforts pour retrouver des documents, et si possible des témoins, non sans la frustration de voir bien des personnes autrefois liées à l’OTS ne pas accepter de lui répondre, par envie de tourner la page ; il s’est aussi heurté aux limites d’accès aux dossiers d’enquête policière, soigneusement archivés et conservés, mais clos en grande partie pour des raisons légales (à commencer par la protection de la vie privée de personnes toujours vivantes). Il a aussi éprouvé le besoin d’aller voir certains lieux et de s’imprégner de leurs atmosphères — jusqu’à réussir à découvrir où se trouvent enterrées les deux femmes qui fournissent le fil de son récit, pour déposer deux bouquets sur leurs tombes (pp. 254–256).
Au-delà de ce travail documentaire, la particularité de ce volume est de coller fortement à la réalité. Le résultat est un livre inhabituel, dans un genre que j’hésite à définir. Ce n’est pas tout à fait un roman, tant il se fonde sur la documentation accumulée ; mais c’est quand même un roman, parce qu’il se donne la liberté d’imaginer certains scènes (qui restent cependant toujours plausibles, et probablement proches de ce qui s’est bel et bien passé). C’est aussi un ouvrage qui décrit sa propre élaboration : un peu comme si le romancier décidait de donner accès aux coulisses de son labeur de recherche et d’écriture, en se parlant à la deuxième personne. C’est donc également le récit de la quête de Julien Sansonnens pour comprendre cette affaire. Ce livre hybride est un peu roman, un peu enquête, un peu réflexions de l’auteur : celui-ci revient à plusieurs reprises sur les interrogations et scrupules que lui adresse sa propre démarche.
« Faute de mieux, ton livre est sous-titré “roman”, or rien n’est plus inexact. Si le roman implique le recours à la fiction, cet ouvrage n’est pas un roman. Et pourtant, il ne prétend pas non plus décrire la réalité. Sur la base de faits avérés et documentés, tu as construit un réel possible, une interprétation parmi une multitude d’autres, non moins vraies. Comment qualifier un tel travail littéraire ? Aux prises avec des difficultés similaires, Jérôme Meizoz avait qualifié de “vrai roman” son Haut Val des Loups. Tu pourrais dire de ton texte qu’il est un roman plausible, ou sans doute même réaliste… peut-on aller plus loin ?
« La question du rapport au réel représente un enjeu considérable pour tout écrivain : en l’espèce, le problème auquel tu as dû faire face était d’ordre moral. Avais-tu le droit de raconter une histoire “vraie” avec tes propres mots, tes propres idées, tes propres intuitions ? Avais-tu le droit de faire parler, en tes termes, des gens ayant existé ? Raconter des vies ? S’est imposée à toi l’obligation paralysante de la véracité, cette exigence qui impose de ne pas construire des personnages mais bien des personnes, de ne pas imaginer des situations mais bien de les retranscrire. » (pp. 44–45)
Ayant moi-même eu l’occasion d’étudier l’OTS avant (fin des années 1980), puis après les événements de 1994, cette démarche a retenu mon attention : j’ai lu le livre pratiquement d’une seule traite. Faute de recul, il m’est difficile d’évaluer si un lecteur ne se trouvant pas dans la même situation que la mienne sera accroché de la même façon : mais certains autres comptes rendus, lus après la rédaction de celui-ci, le laissent penser.
Julien Sansonnens suit l’itinéraire d’une jeune femme désemparée, à laquelle il donne le nom d’Élisabeth, confiée à un « psychologue » supposé l’aider à prendre de la distance avec un environnement à risques et de retrouver sa voie, mais entrant ainsi dans le petit groupe déjà dirigé par Jo Di Mambro.
« Le langage qu’il utilisait, les références innombrables à la tradition ésotérique étaient peu compréhensibles pour Élisabeth, mais elle écoutait avec curiosité ces histoires de dieux venus d’autres planètes pour bâtir les pyramides, ces récits liés à l’Atlantide, au mythe d’Isis et d’Osiris ; tout cela n’était pas déplaisant et elle se laissait volontiers emmener, écoutant avec un brin de détachement ces légendes au parfum de contes pour enfants. Dans la bouche de Jo, les grandes questions qui se posaient à l’humanité depuis toujours trouvaient réponse en un système cohérent, une sorte de religion universelle puisant dans toute les grandes traditions spirituelles. » (pp. 32–33)
Elle deviendra sa maîtresse et la mère de sa fille Emmanuelle. Ces personnages ne sont pas le fruit de l’imagination de l’auteur. Même s’il ne donne qu’à Jo Di Mambro et à Luc Jouret leurs noms véritables, même s’il modifie des noms de lieux et change certains détails pour éviter de coller trop fortement à telle autre figure encore en vie, quiconque est familier avec l’enquête sur l’OTS reconnaît sans peine les acteurs du récit.
L’intérêt de la démarche est d’essayer de faire comprendre de l’intérieur, en quelque sorte, comment une personne en arrive — de façon très imprévisible, dans ce cas-là — à s’engager dans un tel chemin, jusqu’au dramatique aboutissement que l’on sait. Si c’était un film, on parlerait sans doute de docufiction. À mes yeux, l’avantage d’un livre est qu’il n’impose pas de la même façon des images fictives qui se trouveront ensuite associées aux événements réels au point de se confondre avec eux : un texte laisse la dimension visuelle à l’imagination du lecteur. De façon générale, le livre m’a paru refléter assez adroitement et correctement plusieurs aspects de la réalité de l’OTS vécue de l’intérieur. Il ne court-circuite pas celle-ci en y superposant autre chose.
Sur un terrain piétiné par une variété d’intervenants, le lecteur est frappé par la délicatesse de Julien Sansonnens envers les personnes engagées dans cette histoire, qu’il sent « reprendre vie » en lui : « à mesure que tu découvrais leurs destins, tu apprenais à aimer leurs faiblesses, leurs fragilités, cette forme d’innoncence aussi qui semblait avoir animé la plupart d’entre elles. » (p. 47) Il refuse d’imposer son jugement et se garde de tisser un scénario qui laisserait la part belle à des thèses fumeuses de complot. Il me semble avoir bien compris les mécanismes de la psychologie humaine par lesquels les thèses de l’OTS ont pu séduire des femmes et des hommes en quête de sens. Il a bien cerné aussi l’approche de Jo Di Mambro pour asseoir son autorité (par exemple dans un bon passage aux pp. 80–81) ainsi que le mélange de convictions réelles et de mensonges chez cet homme : il écrit — à juste titre — que « l’un ne s’oppose pas forcément à l’autre » (p. 260). Il pressent aussi la complexité de la croyance quand elle rencontre la tromperie, la mise en scène :
« Dans un halo de lumière crue, l’apparition s’avança en direction du cercle des participants. […] Son visage était masqué : quand bien même Élisabeth savait qu’il ne s’agissait que de Céline juchée sur un plateau à roulettes, elle n’en fut pas moins impressionnée. Comme prévu, elle se mit à genoux.
« Il est particulièrement difficile d’imaginer ce qu’Élisabeth, à la fois manipulatrice, victime d’une machination et “appelée”, a réellement ressenti à cet instant. Il serait bien sûr possible d’imaginer qu’elle fut parfaitement cynique, mimant l’émotion et surjouant le rôle qui était le sien, mais tu n’y crois guère. Tous les témoignages insistent sur l’émotion extrême ressentie par les frères et sœurs lors des séances en crypte, sur cette expression intense de dévotion qui était à l’œuvre et dont Élisabeth n’a certainement pu s’extraire. Tu crois que cette sorte de schizophrénie, que la jeune femme n’a pas été la seule à expérimenter durant ces années, constitue l’une des caractéristiques majeures de l’OTS. » (p. 75)
Par cette approche à la fois documentée et sensible, ce livre se démarque. Le choix semble judicieux : l’affaire de l’OTS défie tellement l’imagination qu’il n’y a vraiment pas besoin d’y ajouter. En s’éloignant beaucoup plus de la réalité pour broder sur celle-ci, le risque serait grand de laisser finalement au lecteur l’impression d’une caricature à laquelle il peine à croire. L’angle choisi par Julien Sansonnens lui a permis d’éviter cet écueil.
L’affaire de l’OTS est souvent devenue pour ceux qui ont essayé de la comprendre une durable obsession. Bien que son intérêt soit récent, Julien Sansonnens n’y a pas échappé, une fois qu’il a commencé à se plonger dans ce dossier.
« On ne sort pas indemne d’avoir approché l’Ordre du Temple solaire, même vingt-cinq ans après sa disparition. Alors que tu pensais ne feuilleter qu’un ou deux articles consacrés à l’affaire, ne parcourir qu’un ou deux ouvrages écrits sur l’Ordre, tu passeras un an à lire tout ce qui a été produit sur le Temple, les nombreux comptes-rendus d’enquêtes, les plus rares témoignages d’anciens adeptes, à regarder et à écputer tout ce qui a été dit, tout ce qui a été enregistré sur la “secte maudite”. Tout t’intéressait, les faits d’abord, et puis la personnalité des frères et des sœurs, leurs parcours, leurs motivations, leurs blessures ; des montagnes d’informations, parfois vertigineuses. » (p. 47)
Sansonnens dit sa « fascination grandissante, à mesure [qu’il] prenai[t] conscience de l’immensité de ce qui s’était joué » (p. 160). Je comprends sans peine ce qu’il veut dire. Chaque fois que je me replonge dans le sujet, j’ai du mal à m’en arracher : cela vient de m’arriver encore ce mois même, en rédigeant une petite notice sur l’OTS pour une encyclopédie de l’ésotérisme à paraître — d’autant plus que, les années passant, certains détails sortis de ma mémoire me reviennent en compulsant mes dossiers.
Tombé à son tour sous le sortilège de l’OTS et des questions que cette affaire continue de nous poser, au-delà même des faits, Julien Sansonnens termine son « roman » d’une façon révélatrice : au lieu de poser un point final, il prie toute personne à même de lui fournir des informations nouvelles ou des documents sur l’OTS de prendre contact avec lui.
Dans ce retour sur une affaire au sombre dénouement, mais riche en enseignements autant qu’en questions, Julien Sansonnens partage un récit qui invite ses lecteurs à refaire en sa compagnie le chemin de l’OTS sous une forme littéraire. Si j’en juge par le nombre de personnes de tous milieux que je rencontre et dont je découvre la curiosité persistante pour cette affaire, il existe un public pour un tel livre.