Le duel n’a pas été aussi pratiqué en Suisse romande que dans de grands pays voisins : mais il y a bel et bien existé. Le sujet n’avait pourtant pas fait l’objet d’une étude panoramique. À travers quinze chapitres signés par différents auteurs, dont plusieurs études de cas et des contributions sur l’escrime et les “arts martiaux historiques européens”, des approches variées nous sont proposées par un nouvel ouvrage, dirigé par Olivier Meuwly et Nicolas Gex, Duel et combat singulier en Suisse romande : de l’Antiquité au XXe siècle (Bière, Éd. Cabédita, 2012, 228 p.). Ils ouvrent aux lecteurs un bon tour d’horizon, jamais ennuyeux. Le lancement de ce livre a eu lieu hier au Château de Rolle.
L’archéologue Thierry Luginbühl se penche sur le monde celtique, tout en soulignant que les Germains sont “plus directement à l’origine des conceptions médiévales et modernes du duel” (p. 44). Ce n’est pas un héritage romain.
Au Moyen-Âge, le duel judiciaire, comme voie de dernier recours après toutes les tentatives de conciliation, est “également jugement divin”, note Antje van Mark (p. 46). Ce type de duel répond à un ensemble de règles contraignantes (y compris des mesures pour corriger l’inégalité des chances si nécessaire, par exemple le combattant masculin qui a son meilleur bras attaché dans le dos en cas de duel mixte). Le duel est aussi canalisation de la violence, permettant “de limiter le recours à la guerre privée” et d’éviter le développement de vendettas, souligne Claude Berguerand (p. 59). En dépit de quelques résurgences, le duel judiciaire disparaît dans le courant du XVe siècle (p. 66).
Il laisse la place aux duels d’honneur, “codifiés dès la fin du XVie siècle” (Daniel Jaquet, p. 85). La pratique se heurte à la forte hostilité de l’Église catholique romaine : en 1563, rappelle Georges Andrey, le Concile de Trente entend extirper “cette coutume détestable, introduite par le diable”, qui entraîne l’excommunication, car considéré comme meurtre et suicide — ces sanctions sont réaffirmées par des papes au XIXe siècle (p. 216). Ce qui n’empêche pas la poursuite du duel, tant chez des catholiques que chez des protestants : les condamnations du duel dans la calviniste Genève sont rappelées à plusieurs reprises au XVIIe siècle, “en pure perte” (p. 107).
Christophe Vuilleumier a retrouvé dans les archives “trente-deux affaires de duels pour les XVIe et XVIIe siècles” sur le territoire suisse romand (p. 101). Ils sont d’abord le fait de nobles et patriciens, ensuite de soldats. La présence de soldats étrangers en Suisse romande, mais aussi l’expérience étrangère des nombreux mercenaires suisses, contribuent vraisemblablement à la présence de la pratique.
“[…] ces duels traduisent en règle générale le besoin de sauvegarder son honneur. En effet, les deux combattants, s’ils sont vaillants et loyaux, ont également prouvé leur honneur. La sanction, défaite ou mort, ne désigne alors plus un coupable. La mort peut même héroïser le vaincu, le mettre définitivement hors d’état de se déshonorer, ce qui n’est pas le cas du vainqueur survivant. Le duel rétablit l’honneur, mieux, il le révèle, il le construit.” (p. 111)
Considéré au XVIIe siècle comme un “fléau” courant, le duel semble devenu rare au XVIIIe siècle, nous révèlent les recherches de Vincent Delay dans les archives du canton de Vaud (p. 118). Le duel était rigoureusement prohibé, mais, explique Denis Tappy, une partie au moins de la bonne société manifestait à son égard une certaine compréhension (p. 145).
Les turbulences de la Révolution n’entraînent pas la disparition du duel, malgré ses associations avec l’Ancien Régime. Les cas de duels furent peu nombreux, mais pas inexistants, voit-on au fil des affaires évoquées dans quelques chapitres. Olivier Meuwly a exhumé plusieurs duels politiques dans le canton de Vaud au XIXe siècle : il est frappant de constater que plusieurs trouvent leur origine dans des attaques par voie de presse, et le désir de l’offensé de laver son honneur. Évoquant, dans un autre chapitre, les duels militaires suisses, Jean-Jacques Langendorf rappelle d’ailleurs “la pratique très vivace, au XIXe siècle, de ce qu’on pourrait nommer le ‘duel pour affaire de presse’.” (p. 188) Quant aux duels militaires, “alors que dans les pays voisins de la Suisse cette pratique de l’affrontement armée est considérée comme allant de soi”, elle embarrasse le corps des officiers en Suisse (p. 191).
Un cas célèbre au XIXe siècle, mais impliquant deux étrangers séjournant en Suisse, fut le duel qui, à Genève, coûta la vie à Ferdinand Lasalle (1825–1864), fondateur de la social-démocratie allemande : David Auberson y consacre un chapitre. Ironiquement, Lasalle avait toujours refusé le duel dans le cadre de ses luttes politiques : il le considérait comme “le fossile d’un stade dépassé de la civilisation” (p. 131). Mais il provoqua un duel à cause de la passion qu’il avait développée pour une jeune fille, dont le père lui avait nettement refusé la main (non sans raison, car Lasalle était un impénitent séducteur). Bon tireur, Lasalle était certain de l’emporter, mais le jeune fiancé inexpérimenté auquel il se trouva confronté s’était initié au tir durant tout l’après-midi précédant le duel et le blessa mortellement.
Bien entendu, le volume ne pouvait manquer d’évoquer la Mensur, cette pratique du duel dans les sociétés d’étudiants allemandes, qui atteignit la Suisse, mais vit les sociétés d’étudiants divisées à ce sujet — les sociétés d’étudiants catholiques refusant le duel par principe religieux. En Suisse alémanique, rapporte Robert Develey, le duel disparut en 1865, à la suite d’un duel dont l’issue fut mortelle, remplacé dès lors par des rixes ; en Suisse romande, la question ne se posa guère, sauf dans des sociétés étudiantes composées de membres allemands ou alémaniques (p.202).
Depuis la révision du code pénal en 1989, précise Tappy, il n’y a plus de dispositions spécifiques sur le duel, passé de mode : si un cas surgissait, il faudrait y appliquer les dispositions punissant le meurtre ou les atteintes corporelles graves (p. 161).
Olivier Meuwly réfléchit notamment sur le statut du duel dans nos sociétés, dont il a disparu assez largement après la 1ère guerre mondiale et ses massacres. Aujourd’hui, c’est aux tribunaux que l’on confie les affaires d’honneur. Cependant, “certaines cultures restent attachées à une défense individualisée de l’honneur entravé”:
“Crimes d’honneur ou agressions pour cause d’un regard mal compris refont surface dans les villes européennes, matrices multiculturelles dans une société occidentale qui cultive la performance et la compétition, sportive ou économique, mais parfois presque honteusement : la combinaison parfois compliquée entre liberté et égalité n’a pas fini de faire parler d’elle… D’où l’émergence de comportements décalés, où la violence explose, mais sans contrôle, au nom de rites dont la signification échappe à tout le monde. Assiste-t-on à un retour d’une société du duel ? Non, mais cette évolution montre que le duel avait en effet au moins le mérite d’offrir un cadre admis pour gérer cette violence qui n’avait que faire des procédures judiciaires. Aujourd’hui, ces comportements nous laissent désemparés.” (p. 16)
Le duel et sa pratique apparaissent aussi comme le reflet de modèles sociaux ainsi que d’idéaux et de principes qui gouvernent une société. Ce volume donne l’occasion d’une réflexion qui va plus loin que le duel lui-même.
Olivier Meuwly et Nicolas Gex (dir.), Duel et combat singulier en Suisse romande : de l’Antiquité au XXe siècle, Bière, Éd. Cabédita, 2012, 228 p.