
Lors du recensement de 1960, 99 % de la population résidente en Suisse appartenait à l’une des quatre confessions “établies” du pays : l’Église réformée, l’Église catholique romaine, l’Église catholique chrétienne (“vieux-catholiques”) et la communauté israélite. Aujourd’hui, les quatre religions qui rassemblaient presque toute la population suisse cinquante ans plus tôt représentent environ 67 % de la population, selon le relevé structurel qui a (malheureusement) remplacé le recensement décennal. La montée de la non appartenance religieuse entraîne des conséquences pour toutes les religions “historiques” sur le territoire de la Confédération helvétique, mais l’impact est particulièrement marqué pour les protestants.
En 1960, l’Église réformée rassemblait encore une majorité de la population : 52,7 %, tandis que l’Église catholique romaine atteignait 45,4 %. Aujourd’hui, la part des réformés dans la population est descendue à 28 % (38,6 % pour les catholiques romains). Seul le canton de Berne compte encore une majorité de réformés. Et un chiffre frappe particulièrement : à Genève, longtemps tenue pour une Rome protestante, les communautés protestantes ne compteraient dans leurs rangs plus que 12 % de la population, tandis que l’Église catholique romaine est devenue la communauté religieuse la plus importante du canton avec 37 %.
L’émission télévisée d’actualité religieuse Faut pas croire m’invitait en cette fin de semaine pour en parler et s’intéresser en même temps à la montée de la population sans affiliation religieuse. Je saisis l’occasion pour compléter cette émission télévisée par quelques observations sur cette évolution, ses causes et les perspectives qu’elle ouvre, d’autant plus que j’ai été invité à plusieurs reprises, ces derniers mois, à m’exprimer sur ces sujets.
Dans la mise en parallèle des évolutions du protestantisme et du catholicisme en Suisse, il faut en effet prendre en compte deux dimensions : d’une part, les migrations ; d’autre part, les défections.
Quand un Suisse pense aux conséquences religieuses des migrations, c’est avant tout l’islam qui vient à l’esprit. Il est vrai que les musulmans sont devenus une nouvelle composante du paysage religieux en Suisse, avec plus de 400.000 personnes (environ 4,5 % de la population). Mais on oublie souvent que les migrations ont avant tout amené en Suisse des personnes se reconnaissant dans le christianisme : comme le montre une précieuse étude d’une vingtaine de pages publiée en décembre 2012 par Roger Husistein (Schweizerisches Pastoralsoziologisches Institut, Saint-Gall), “Migration und Religion in der Volkszählung 2010” (téléchargeable au format PDF), 56 % des personnes d’origine étrangère en Suisse sont chrétiennes, 13 % seulement sont musulmanes. Un catholique sur quatre a un passeport étranger, un catholique sur trois a une origine étrangère. C’est ce qui explique pourquoi le catholicisme, grâce à l’arrivée de migrants venus de l’Europe du Sud (Italiens, puis Espagnols et Portugais) dès les années 1950 et 1960, a rapidement dépassé les réformés pour devenir numériquement la première confession du pays. Cet apport migratoire est aussi l’une des raisons de la moindre érosion numérique du catholicisme en Suisse.
Si nous prenons le cas de Genève, comme me le faisait observer il y a quelques jours, dans une communication privée, Christophe Monnot (Université de Lausanne) – auteur de Croire ensemble : analyse institutionnelle du paysage religieux en Suisse, qui vient tout juste de paraître aux Éditions Seismo – les réunions religieuses qui rassemblent le plus de monde en une fin de semaine ordinaire sont celles incluant une forte population issue de la migration. À l’inverse, remarque Monnot, les communautés principalement composées d’une population d’origine genevoise sont en perte de vitesse ou en difficulté (tant réformés que certains segments de la mouvance évangélique).
Cela est confirmé par une analyse de l’Office cantonal de la statistique de Genève (document téléchargeable en PDF, juin 2013): “Au sein du groupe de personnes qui se reconnaissent dans les Églises et communautés protestantes, les Suisses de naissance sont largement majoritaires (80 %).” (À l’échelle de la Suisse, c’est encore moins : seul un protestant sur dix est d’origine étrangère.) Et l’on sait que la moyenne d’âge de la population suisse de souche est plus élevée que celle de populations immigrées (à l’exception des communautés évangéliques): “En 2010 [dans le canton de Genève], les protestants sont les plus âgés (54 ans en moyenne) et les musulmans les plus jeunes (38 ans). Les catholiques romains sont âgés en moyenne de 47 ans et les personnes sans appartenance religieuse de 43 ans.”
Quant aux défections, c’est l’autre dimension de l’évolution statistique des communautés religieuses en Suisse. Dans la décennie 1990–2000, le phénomène frappant avait été le doublement de la population musulmane, notamment en raison de flux migratoires causés par les conflits dans les Balkans. Pour la décennie 2000–2010, le chiffre à retenir est le doublement des personnes sans appartenance religieuse, qui dépasse maintenant 20 % de la population. Les personnes sans confession représentent déjà 42 % de la population de Bâle-Ville, 37 % de la population neuchâteloise, 35 % de la population genevoise et 26 % des habitants du canton de Vaud.
Certes, il ne s’agit pas d’une catégorie unitaire : les associations de libres-penseurs seraient mal avisées d’en conclure que cet ensemble est entièrement composé d’adhérents potentiels ! Le seul point commun des personnes sans confession n’est pas l’adhésion à quelque chose d’autre, mais l’absence d’adhésion. Certains d’entre eux sont des athées convaincus, d’autres des agnostiques, d’autres encore des personnes pouvant avoir de forts intérêts spirituels, mais refusant l’encadrement de ceux-ci par des institutions.
L’Église réformée du canton de Berne publie d’intéressantes statistiques qui incluent les sorties d’Église et les motifs de celles-ci. Pour l’année 2011, 4.238 réformés bernois ont quitté leur Église. 3.380 d’entre eux n’indiquent aucune raison. 516 invoquent leur “distanciation de l’institution Église”, 257 des raisons financières (désir de ne plus payer l’impôt paroissial, prélevé dans la plupart des cantons), 99 ont rejoint une autre communauté religieuse chrétienne, 18 une autre Église reconnue et 13 une religion non chrétienne. – Je relève au passage que, dans le canton de Genève, l’impôt ecclésiastique est facultatif, en raison de la séparation entre État et Église(s): la baisse du nombre d’adhérents est d’autant plus notable, puisque le motif financier n’existe pas.
Quelles que soient les raisons variées qui motivent ces défections, elles auront inévitablement des conséquences à moyen et long terme pour les communautés concernées, puisque cela signifie moins de forces vives et de ressources, mais aussi un amoindrissement de légitimité sociale. Sur un plan très pratique, l’impôt ecclésiastique sur les personnes morales, prélevé dans 20 cantons suisses sur 26, et qui représente une part certes mineure, mais appréciable du revenu des Églises établies, fera certainement l’objet de remises en question croissantes, même s’il peut être justifié par les contreparties apportées par les confessions bénéficiaires dans le domaine social.
La progression des personnes sans appartenance religieuse se poursuivra, même si l’on ne doit pas s’attendre à un nouveau doublement, car il y aura un effet plateau. Anne Goujon, chercheuse au Vienna Institute of Demography de l’Académie autrichienne des sciences, avait établi en 2007 des projections détaillées sur l’importance future des religions en Suisse et en Autriche. Lors d’un colloque à l’Université de Fribourg en avril 2013, elle a présenté l’état le plus récent de ses évaluations, aboutissant à la probabilité de 28 % de personnes sans confession en Suisse en 2030 (APIC, 25 avril 2013).
Il n’en reste pas moins remarquable qu’un nombre encore important de Suisses, même parmi les non pratiquants, restent disposés à payer un impôt ecclésiastique, témoignant ainsi d’un lien persistant avec l’héritage religieux du pays, plutôt que de réaliser une économie en sortant de leur Église. Dans ce cas encore, des raisons variées peuvent être évoquées, où peuvent jouer un sentiment de fidélité, une dimension identitaire ou le désir de pouvoir recourir aux services de l’Église pour de grands moments de l’existence (notamment les obsèques), entre autres. Même des personnes aux liens ténus avec leur religion d’appartenance peuvent désirer continuer de voir l’église au milieu du village et estimer que celle-ci a un rôle à jouer dans la société.

La barrière psychologique pour sortir de l’institution ecclésiale est probablement moindre, en moyenne, chez les réformés que chez les catholiques : ces derniers connaissent une évolution semblable, mais un peu moins marquée et compensée en partie par l’apport migratoire. Chez les catholiques pratiquants aussi, les classes d’âge les plus élevées sont surreprésentées.
Parmi les protestants convaincus, certains peuvent se trouver plus à l’aise dans l’environnement d’Églises évangéliques. J’ai récemment rendu compte, sur le site Religiocope, d’un ouvrage collectif sur le “phénomène évangélique” en Suisse : ce sont surtout les formes “charismatiques” de l’évangélisme qui ont le vent en poupe. Les communautés évangéliques sont fondées sur un modèle d’Églises confessantes, où le modèle est celui de croyants et pratiquants : alors que les évangéliques sont dix fois moins nombreux que les réformés en Suisse, il y a chaque dimanche, en chiffres absolus, plus d’évangéliques et de réformés qui assistent à un culte. Mais les passages vers les Églises évangéliques n’expliquent que marginalement le déclin réformé, comme l’ont montré les statistiques bernoises citées plus haut – d’autant plus qu’il existe aussi des évangéliques au sein de l’Église réformée, ou qui continuent de payer l’impôt ecclésiastique réformé tout en fréquentant un lieu de culte évangélique.
Dans le canton de Zurich, cet autre pôle réformé de la Suisse, la part des réformés a décliné continuellement depuis 1850, mais ils représentaient quand même encore 60 % de la population en 1970 et se retrouvent aujourd’hui à moins de 35 %, note Hans-Peter Bucher (Office de la statistique du canton de Zurich, étude en allemand publiée en mai 2012 et téléchargeable au format PDF). Les réformés zurichois sont aussi en diminution en chiffres absolus : en moyenne pour les dix dernières années, 6.000 décès par an, soit plus que le nombre de naissance (environ 3.800 par an) – et sans même parler des sorties d’Église (en moyenne 3.400 par an).
Il y a quelques années, en faisant visiter une église réformée (dans une petite ville suisse où cette confession est majoritaire) à un groupe de journalistes étrangers, j’avais entendu avec un peu de surprise le pasteur déclarer avec une froide lucidité qu’il ne savait pas si sa grande église serait encore en fonction dans un siècle ou si elle se trouverait transformée à ce moment en salle de concert.
Ne restera-t-il donc, dans quelques années, au pasteur réformé de la cathédrale Saint-Pierre de Genève qu’à fermer les portes de celle-ci après le départ du dernier fidèle et à aller confier les clefs à quelque fervente communauté de pentecôtistes africains immigrés en Suisse ? L’avenir n’est pas si simplement tracé que cela – sans oublier que les communautés chrétiennes issues de la migration, si elles ont en effet besoin de lieux de culte (et les Églises traditionnelles les aident aussi à en trouver), ne seraient souvent pas en mesure d’assumer la gestion et les coûts des imposants édifices religieux des Églises historiques.
Tout d’abord, de même que l’accroissement du pourcentage des personnes sans appartenance religieuse, celui des réformés n’est pas inéluctablement destiné à décliner jusqu’à l’extinction : il pourrait atteindre à un moment un plancher. Anne Goujon estime que le pourcentage des réformés en Suisse pourrait tourner autour de 21 % à l’horizon 2030. Et il n’est pas indispensable d’être croyant convaincu pour trouver des raisons d’appartenir à une Église, voire de soutenir celle-ci, comme je l’ai souligné plus haut.
Ensuite, tant les catholiques romains que les réformés bénéficient d’un avantage important : un réseau de paroisses et d’institutions à travers le pays. Certes, tout cela peut être, à certains égards, un avantage mitigé, en raison de tous les coûts que ces infrastructures entraînent : mais ce serait une autre affaire de devoir les créer à partir de rien. Il est vrai qu’il est difficile de maintenir aujourd’hui l’intégralité de ce maillage territorial, avec des églises aux rangs parfois très clairsemés ; en même temps, les groupes religieux seront bien avisés de réfléchir à deux fois avant de fusionner et centraliser les paroisses, car il ne faut pas sous-estimer les attachements locaux, surtout pour les personnes moins pratiquantes, même dans des contextes de forte mobilité et de tendance à fréquenter des paroisses d’élection.
Ce n’est pas seulement une infrastructure : c’est aussi l’appartenance à des institutions généralement respectées, associées par un nombre important de personnes à leur héritage familial et disposant de réseaux relationnels sans équivalent pour les autres confessions religieuses. Si l’heure est à la désinstitutionnalisation dans le domaine religieux, cela ne signifie pas que tout le monde tourne nécessairement et complètement le dos aux institutions dans la pratique.
Les Églises historiques conservent donc des atouts. Le défi, pour ces organisations que leur modèle appelle à rassembler large, plutôt qu’à se concentrer sur des noyaux fervents, est de trouver des voies qui répondent à des attentes multiples et contradictoires : fidèles aux convictions fortes et membres aux apparitions rares, sensibilités conservatrices et modernisatrices, appartenances culturelles ou identitaires et adhésions confessantes. Alors que l’appartenance à l’institution ne va plus de soi et ne représente plus une nécessité sociale, les Églises se trouvent tiraillées entre des inclinations divergentes. Sans oublier ces personnes qui maintiennent un lien, même ténu, et pour lesquelles l’essentiel est sans doute, plus simplement, que des Églises soient là pour des occasions particulières dans la vie des sociétés et des individus.
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