“Tout le monde écrit sur l’État islamique, ces temps-ci”, me disait un spécialiste du monde musulman dans un message qu’il m’adressait il y a quelques jours. En effet : je venais d’accepter de rédiger un bref commentaire sur le sujet. Cet exercice d’écriture m’a donné envie d’aller un peu plus loin et de proposer ici quelques réflexions sur ce qui se passe actuellement au Proche-Orient. Le phénomène de l’État islamique offre une bonne occasion de prêter attention aux aspirations djihadistes et aux mutations de l’islamisme militant.
Surtout depuis les attentats du 11 septembre 2001, l’épithète “terroriste” qui se trouve accolée aux groupes djihadistes. Si le terrorisme séculier choquait, celui des djihadistes choque plus encore. Les macabres mises en scène récentes d’assassinats d’otages ne peuvent que conforter ces sentiments.
Mais cette violence est mise au service d’un projet idéologique, quels que soient les itinéraires individuels chaotiques de certains de ses acteurs. Surtout, les responsables de ce qui a pris le nom d’État islamique dépassent le stade du terrorisme ou de l’insurrection pour essayer de construire un système sur des bases islamiques. (J’ai conscience qu’une majorité de musulmans rejettent l’État islamique et considèrent la revendication même de l’épithète islamique comme trompeuse : j’utilise néanmoins le nom que se donne le groupe, sans juger sur le fond.) À la différence d’autres groupes djihadistes, les partisans de l’État islamique ont commencé dès maintenant l’ébauche de cette nouvelle société, profitant des turbulences causées dans la région par l’intervention américaine en Irak, puis, plus récemment, par la guerre civile en Syrie. Ils mettent en application une stratégie qui avait été définie dès 2010 dans un texte rédigé alors que le mouvement était loin de son extension actuelle (Murad Batal al-Shishani, ‘The Islamic State’s Strategic and Tactical Plan for Iraq’, Terrorism Monitor, 8 août 2014).
“Ô vous les musulmans, je vous annonce la bonne nouvelle, espérez et levez la tête bien haut, car vous avez aujourd’hui, par la grâce d’Allah, un État et un Califat qui vous ramène l’honneur et la puissance, qui rétablit vos droits et votre gouvernance”, a annoncé Abou Bakr al-Baghdadi le premier jour du ramadan. Conjointement avec l’image de pureté sans compromis que cultive le groupe, la prétention de rétablir le Califat (dont l’ultime et pâle survivance fut abolie en Turquie en 1924 par le pouvoir kémaliste) joue sur une corde sensible dans les milieux musulmans et permet à l’État islamique de s’appuyer sur un symbole fort. Son approche semble faire école : au Nigeria, le groupe Boko Haram a récemment annoncé l’établissement d’un califat, sans qu’on puisse distinguer très clairement si le dirigeant de Boko Haram entend instaurer un autre califat ou placer les territoires qu’il dit contrôler sous le patronage symbolique d’Abou Bakr al-Baghdadi. Cette logique de contrôle territorial et de construction étatique frappe d’autant plus que tous ces efforts se déroulent en même temps que l’État islamique mène une guerre.
Il est fascinant de regarder certaines des vidéos de propagande de l’État islamique, ou encore la passionnante série de reportages diffusée cet été par VICE News (reportages réalisés sous l’étroit contrôle des accompagnants du journaliste, mais instructifs pour comprendre l’image de lui-même qu’entend donner l’État islamique). À la différence de ceux que diffusent d’autres groupes djihadistes, les vidéos ne se bornent pas à des déclarations de principe ou à montrer des attentats et opérations combattantes. Plusieurs documents insistent sur la vie dans l’État islamique, par exemple sur le fonctionnement de la justice fondée sur des principes islamiques : les tribunaux appliquant la sharia offriraient aux habitants des zones contrôlées par l’État islamique un traitement plus équitable que celui qu’ils connaissaient auparavant. Mieux encore, ces tribunaux se targuent de punir même les combattants de l’État islamique si une plainte légitime est déposée contre eux. C’est une version islamiste de l’État de droit qui nous est proposée : un modèle délibérément et consciemment en rupture avec les modèles occidentaux du droit – le texte stratégique susmentionné de 2010 exclut par principe tout engagement envers la communauté internationale – mais présenté comme plus juste, puisque cet État appliquerait les prescriptions divines. Or, il ne faut pas oublier que la soif de justice et d’équité est souvent présente dans les démarches islamistes. Il est difficile d’évaluer dans quelle mesure cette propagande reflète les réalités du terrain, mais son existence même est révélatrice.
L’État islamique met aussi l’accent sur la morale publique et sur l’éducation de la population dans un sens islamique, notamment de la jeunesse. Dans des zones où milices rivales agissaient, le passage sous le contrôle de l’État islamique apporte un semblant de stabilité. Si les contrevenants sont sévèrement punis (permettant ainsi aux honnêtes gens de vivre à nouveau en sécurité, insistent ces vidéos), les militants islamistes voudraient présenter une image avenante à ceux qui n’ont rien à se reprocher et appliquent dans leur vie quotidienne tous les préceptes de l’islam — telle est en tout cas l’image qu’ils entendent donner. Pour autant qu’il s’agisse de musulmans sunnites : le sort des chrétiens est moins enviable. Dans le reportage de VICE News, la seule église montrée au journaliste est un lieu de culte arménien converti en centre de propagande islamique après avoir abattu la croix, symbole insupportable pour ces jihadistes. Ne parlons pas des autres minorités religieuses : le tragique destin des yézidis (dont pas grand monde ne se souciait jusqu’à maintenant) a souvent été évoqué ces dernières semaines.
Le principal objet de haine pour l’État islamique sont probablement les chiites. En payant le tribut dû par les non musulmans, mais “gens du livre”, chrétiens et juifs peuvent – en tout cas en théorie – être tolérés par l’État islamique, même si les chrétiens ont généralement préféré éviter l’expérience et ont pris la fuite pendant qu’il était encore temps. En revanche, les chiites n’appartiennent pas à une catégorie pour laquelle un statut peut être aménagé : ils sont vus comme des apostats. L’hostilité envers le chiisme s’est considérablement renforcée avec la diffusion du salafisme, et le clivage a été renforcé par les événements politiques des dernières années dans la région ainsi que par la crainte de la formation d’un “arc chiite” (et d’un prosélytisme chiite parmi les sunnites). Le temps est loin où, à la fin des années 1970, même certains sunnites voyaient dans la Révolution islamique en Iran un signe d’espoir, tandis que les nouveaux dirigeants de l’Iran encourageaient l’idée d’un rapprochement stratégique entre écoles de l’islam. Avec des conflits qui mettent directement aux prises sunnites et chiites, l’inimitié entre sunnites et chiites (ou autres formes minoritaires de l’islam) se renforce également dans d’autres pays.
En pleine guerre, l’État islamique semble donc tenter de jeter les bases d’une société fondée sur les principes islamiques tels que les comprend le salafisme jihadiste. Puisque le Califat a été rétabli à la fin du mois de juin 2014, il appelle tous les musulmans à venir s’installer dans les territoires “libérés”. Après les versions plus séculières qu’a connues le XXème siècle, c’est un nouveau modèle d’État idéologique qui est proposé. Comme l’histoire nous l’apprend, l’édification de ce genre de système associe toujours la séduction d’un monde futur aux contours attrayants pour ses adeptes et la machine à broyer ceux qui se mettent en travers de la mise sur pied de ce modèle (ou qui ont simplement la malchance d’appartenir à un groupe social, politique ou religieux considéré comme ennemi).
La propagande djihadiste était déjà active avant l’émergence de l’État islamique, mais celui-ci semble la développer de façon encore plus soutenue, à l’échelle mondiale. Les publications et vidéos de l’État islamique sont traduites en plusieurs langues. Son message est diffusé sur des forums et des réseaux sociaux. Un compte fermé resurgit aussitôt ailleurs. En partie grâce à ces relais, qui permettent d’atteindre des sympathisants dans le monde entier, l’État islamique trouve une audience enthousiaste, notamment parmi des jeunes, dans des pays à majorité musulmane comme en Occident. Certains tentent ensuite de rejoindre le Proche-Orient, d’autres se contentent d’exprimer leurs sympathies et de s’activer en ligne pour soutenir la cause.
Cela ne signifie pas que tous les djihadistes se rallient à l’État islamique, même si les dirigeants des autres groupes voient avec inquiétude une partie de leurs troupes les déserter pour faire allégeance au nouveau Califat. Nous retrouvons ici les querelles typiques de tous les mouvements politiques ou politico-religieux fortement idéologisés (outre les inévitables rivalités personnelles). Dans le domaine du djihadisme, ce n’est d’ailleurs pas nouveau : disputes et ruptures ont constamment accompagné ces mouvements. Une partie des jihadistes ne considèrent donc pas ce Califat comme légitime et critiquent une action précipitée. Sa brutalité effraie même certains djihadistes : l’État islamique est une “force polarisante”, observe Clarissa Ward après avoir discuté avec un combattant européen revenu de la Syrie (‘Isis too extreme for the extremists?’, CBS News, 5 septembre 2014). Al Qaïda, qui était devenu le symbole même du djihadisme, se retrouve dépassé et tente de reprendre l’initiative en annonçant, au début du mois de septembre, la création d’une branche dans le sous-continent indien, présentée comme le résultat de plusieurs années d’efforts, et mettant en état d’alerte les autorités indiennes, même si les résultats concrets de cette déclaration restent incertains. La dynamique actuelle joue en faveur de l’État islamique : il a réussi à progresser, il donne une image de rigueur idéologique, il se targue de résultats concrets au delà d’actions combattantes, et il contrôle des ressources qui lui permettent de ne pas dépendre de mécènes : même s’il reçoit certains dons, tous les observateurs s’accordent pour reconnaître qu’il réussit à s’autofinancer, grâce à des revenus pétroliers et taxes dans les régions sous son contrôle (Nour Malas et Maria Abi-Habib, ‘Islamic State economy runs on extortion, oil piracy in Syria, Iraq’, Wall Street Journal, 28 août 2014). Certains djihadistes tentent de minimiser les divergences entre organisations et espèrent qu’elles finiront par faire front commun. Il reste à voir dans quelle mesure la coalition contre l’État islamique incitera certains autres groupes à suivre cette voie et à s’allier à lui contre l’ennemi commun. À plus long terme, cependant, les différences de vue largement exposées publiquement pourraient renforcer la fissiparité du milieu djihadiste, surtout à l’heure d’Internet et des réseaux sociaux (Jarret Brachman, ‘Transcending organization : individuals and ‘The Islamic State’ ‘, START Analytical Brief, juin 2014).
L’établissement d’un Califat au Proche-Orient s’inscrit aussi sur une toile de fond eschatologique. Dans cette région, notamment dans la province d’Alep, selon des interprétations apocalyptiques de la tradition musulmane, se dérouleront de cruciaux combats qui verront la défaite des mécréants, la victoire de l’islam et son règne sur toute la terre. Ces considérations ne semblent pas étrangères au désir de l’État islamique d’attirer des troupes américaines dans la région : ce qui paraît insensé — appeler sur les djihadistes la puissance de feu américaine — prend un autre sens dans une perspective apocalyptique. “Â la différence d’Al Qaïda, la base de l’État islamique, à défaut de sa hiérarchie, est portée par des croyances millénaristes à l’impact dévastateur”, souligne cet expert de l’apocalyptisme musulman contemporain qu’est Jean-Pierre Filiu (‘L’État islamique ou les chevaliers de l’apocalypse djihadiste’, Rue 89, 29 août 2014). Il est toujours difficile d’évaluer si les dirigeants d’un mouvement politico-religieux croient pleinement à de tels scénarios apocalyptiques : mais on aurait tort de l’exclure. En tout cas, cette dimension n’est pas étrangère à l’excitation de certains cercles djihadistes. L’évocation même d’une coalition rassemblée pour défaire l’État islamique semble confirmer des prophéties. Contrairement à une fréquente perception, des convictions eschatologiques n’impliquent pas un comportement nécessairement irrationnel : elles peuvent s’accompagner d’une réflexion stratégique — d’autant plus que nous ne nous trouvons pas ici face à un scénario où le croyant se trouve dans un rôle passif, mais au contraire appelé à prendre ses responsabilités et à choisir son camp pour les combats à venir. Il ne faut pas voir les préoccupations administratives précédemment mentionnées ou l’engagement militaire comme contradictoires avec une perception “apocalyptique” de la situation, puisqu’il s’agit de marcher vers la victoire finale de l’islam.
Une bonne synthèse de la doctrine et des principes de l’État islamique reste à faire et demandera le travail d’experts connaissant bien tant l’islam et le Proche-Orient que la langue arabe. Mais l’émergence de l’État islamique et du djihadisme international plonge ses racines dans le salafisme, cette interprétation qui entend revenir à un “pur” islam qui serait conforme à celui des origines, refusant toutes les spécificités culturelles et pratiques populaires. Cette approche de l’islam peut prendre des formes tant quiétistes qu’activistes, avec toutes les nuances entre les deux, y compris des engagements politiques dans un cadre pluraliste (par exemple des partis salafistes constitués en Égypte après le “Printemps arabe”). Outre l’attrait que peut en elle-même représenter une telle approche de l’islam, la diffusion mondiale du salafisme au cours des décennies écoulées a été fortement soutenue par l’Arabie saoudite, avec les ressources considérables dont dispose ce pays (Alastair Crooke, ‘You can’t understand ISIS if you don’t know the history of Wahhabism in Saudi Arabia’, Huffington Post, 27–28 août 2014). Confrontée à une version du salafisme qui se veut plus pure que la leur et qui séduit une partie de leur population, les dirigeants saoudiens appellent maintenant à éteindre l’incendie. Malgré leur promotion de cette version rigide de l’islam, le pouvoir saoudien est considérés comme corrompu et compromis par les partisans de l’État islamique, qui ne cachent pas qu’ils désireraient un jour prendre aussi le contrôle de la péninsule Arabique. Ils n’en ont pas les moyens militaires actuellement, mais le gouvernement saoudien ne souhaite pas voir des sympathisants de l’État islamique contester la légitimité de leur régime au nom d’une compréhension de l’islam de même matrice, ou se lancer dans des actions violentes. Un Califat est, potentiellement, une menace plus redoutable pour le pouvoir saoudien qu’un groupe djihadiste commettant des attentats sans émettre de telles prétentions. Ainsi, on a pu voir le 31 août le cheik saoudien Sa’d Al-Shathri dénoncer les membres de l’État islamique comme hérétiques et apostats, ennemis de l’islam, et inciter ceux qui connaissent des personnes voulant rejoindre le mouvement, où que ce soit dans le monde, à les dénoncer aux autorités. Il n’en reste pas moins que les dirigeants saoudiens récoltent aussi les fruits de l’idéologie qu’ils ont semée et dont ces expressions échappent à leur contrôle.
La relative discipline de ses troupes, des combattants ne reculant pas devant la mort, un commandement unifié, une stratégie persévérante, les circonstances régionales et des alliances locales ont permis à l’État islamique d’étendre son contrôle – sans parler des intérêts du régime syrien de laisser agir sur les terrains de conflit un tel mouvement, à la fois pour diviser les djihadistes et pour démontrer à l’Occident quelles pourraient être les conséquences d’une victoire insurgée : les partisans de l’État islamique le savent bien, et une récente vidéo de propagande montrait une attaque contre des troupes de l’armée syrienne ainsi que les cadavres de soldats syriens tandis que d’autres étaient abattus comme des lapins dans leur fuite, pour démentir explicitement les soupçons d’une sorte de pacte de non agression entre le régime d’Assad et le nouveau Califat.
L’État islamique peut-il survivre à l’offensive dont il fera l’objet ? Difficile de le dire : les avis des experts divergent. Mais même s’il devait perdre le contrôle de son territoire avec l’organisation administrative de celui-ci (ce qui semble vraisemblable face à l’offensive d’une coalition internationale avec des frappes aériennes massives), et donc une partie de son attrait, un certain nombre de ses combattants poursuivraient sans doute une action de guérilla, tandis que d’autres survivraient à la guerre et repartiraient vers d’autres lieux : dans la région, des pays comme la Jordanie craignent le retour de militants entraînés et adeptes d’une idéologie intransigeante. De plus, la dynamique qui s’est enclenchée depuis des années autour du djihadisme n’est pas près de s’éteindre, bien qu’elle soit susceptible de connaître encore de nouvelles mutations.
Dans un autre article que je me propose de rédiger pour le site Religioscope, j’ai l’intention de présenter quelques réflexions sur les volontaires qui rejoignent les rangs djihadistes : j’ai donc renoncé à évoquer cette question dans le texte ci-dessus. — Cet article a finalement été publié le 1er octobre 2014 : “Analyse : djihadisme et ‘dérives sectaires’ “.
Christophe Mottiez dit
Très instructif ! Merci !