En ce mois qui marque le vingtième anniversaire de la découverte du premier “transit” de l’Ordre du Temple Solaire (OTS), avec son mélange de suicides et de meurtres, la presse s’y intéresse, rappelle l’événement et se demande si un tel drame pourrait se reproduire. Plusieurs articles et reportages offrent une information nuancée. Mais d’autres propos donnent le sentiment que la perception du sujet n’a que peu évolué depuis 1994, malgré l’essor important des recherches sur les mouvements religieux et parareligieux contemporains. Quelques réflexions critiques sur un problème de vocabulaire, précédées d’un rappel sur les motivations d’un chercheur, dont le regard ne s’oriente pas toujours vers les sujets qui intéressent prioritairement les médias.
En 1994, je m’étais trouvé “aux premières loges”, si l’on peut dire : non seulement j’avais derrière moi des années de travail de terrain intensif sur les “sectes” et “nouveaux mouvements religieux”, mais j’étais aussi le seul chercheur à avoir approché ce qui devenait soudain célèbre sous la dénomination d’OTS (le groupe avait utilisé plusieurs noms); j’avais publié l’année précédente le seul article de recherche consacré à ce groupe avant les événements. Dès que cela fut connu, il me fallut faire face à un déferlement d’intérêt médiatique : des centaines de journalistes tentèrent de prendre contact avec moi, je répondis à d’innombrables interviews ; puis je fus appelé pour assister l’enquête comme expert.
Pour le chercheur aussi, voir un groupe qu’il a étudié connaître un tel destin représente un choc et pose des questions. Cela m’a notamment conduit à me pencher sur le thème de la violence dans des mouvements religieux et de ses causes, même s’il s’agit de cas heureusement peu fréquents. En l’an 2000, quand se produisit la sinistre affaire des centaines de morts causés par le Movement for the Restoration of the Ten Commandments of God, je m’y intéressai aussi et me rendis deux fois en Ouganda pour enquêter sur cet événement.
Pourtant, ni des problèmes de manipulation ni des questions de violence ne se trouvent à l’origine de mon intérêt pour les mouvements religieux en dehors des grandes traditions — intérêt que j’inscris dans une attention plus large prêtée aux religions dans le monde contemporain, car il ne s’agit pas de catégories étanches. Je m’en étais longuement expliqué dans un livre très personnel, au titre un peu provocateur de Confessions d’un chasseur de sectes (Éd. du Cerf, 1990). Dès l’adolescence, j’ai été fasciné par la variété des quêtes religieuses de l’humanité, particulièrement dans leurs manifestations non conformistes, au sein de mouvements rebelles, minoritaires, marginaux, voire insolites. Cette curiosité demeure aussi vive aujourd’hui, même si j’ai renoncé à essayer de couvrir tout ce champ foisonnant et constamment productif. À la curiosité s’est ajouté l’intérêt (et souvent le respect) pour les itinéraires d’hommes et de femmes qui s’engagent dans des quêtes spirituelles, auxquelles ils sacrifient parfois beaucoup. Car, dès les années 1980, à côté des lectures, je suis parti à la rencontre de ces mouvements, en allant les observer sur le terrain, à la manière de chercheurs pratiquant la sociologie ou l’ethnologie, même si je suis et reste un historien, toujours soucieux de comprendre d’où viennent ces groupes, de comprendre leurs généalogies, et aussi leurs croyances.
Les controverses et polémiques autour de ces groupes ne sont nullement au premier rang de mes intérêts. Il m’a cependant fallu me pencher sur ces débats, les analyser, parfois m’y mêler, tant ils devenaient indissociables de l’étude de ces mouvements. Ces controverses sont d’ailleurs instructives pour comprendre la situation religieuse contemporaine : ce n’est pas une perte de temps de les étudier. Mais, même si j’écris et continuerai d’écrire sur ces thèmes, ce ne sont pas mes sujets de prédilection : c’est dans l’étude des groupes eux-mêmes, de leur histoire, de leurs doctrines, des cheminements et motivations de leurs membres que je trouve mes délices de chercheur (groupes d’aujourd’hui ou d’hier, d’ailleurs : le travail dans des fonds d’archives me plaît autant que le travail de terrain). Et, encore une fois, mes intérêts ne se limitent pas aux minorités religieuses, même s’il y a un plaisir particulier à partir à la découverte de groupes qui n’ont encore intéressé personne : ce fut d’ailleurs ainsi que ma curiosité fut éveillée par Luc Jouret et la mouvance de l’OTS en 1987, alors que rien ne laissait prévoir leur destin.
Depuis quelques jours, l’anniversaire du premier “transit” de l’OTS retient l’attention de plusieurs médias et offre aussi l’occasion de s’intéresser à la situation présente autour de quêtes spirituelles hors des sentiers battus. J’ai apprécié, notamment dans des médias suisses romands, de voir des articles bien informés et abordant ces sujets avec équilibre. Il m’a fallu répondre à plusieurs entretiens autour du vingtième anniversaire de l’OTS. J’y suis préparé, je connais mon sujet : je réponds donc volontiers. J’explique ce qui a changé, je rappelle ce qui s’est passé. Pourtant, je termine certains de de ces entretiens avec un sentiment un peu déprimant : j’ai la curieuse impression de me retrouver face à des questions qui ressemblent étrangement à ce que j’entendais il y a vingt ans. J’entends des interlocuteurs dire “les sectes”, “les dérives sectaires”, “l’emprise mentale”, comme si tout cela allait de soi et était parfaitement clair.
En réalité, ce n’est pas clair du tout ! On continue à dire “les sectes”, comme s’il s’agissait d’une catégorie cohérente et non d’un regard (théologique, ou sociologique, ou critique) porté sur des groupes religieux extrêmement disparates. Personne ne précise ce qu’il entend par “les sectes”: l’auditeur, auquel on ne peut demander de connaître tout cela, reste sans doute avec l’impression qu’il s’agit de toute façon de quelque chose de suspect au mieux, de dangereux au pire, et donc que tout groupe considéré comme “secte” serait un groupe à risque. Pire, un groupe asservissant mentalement ses adeptes ou les perturbant psychiquement : quand j’entends dire “les techniques des sectes”, je me demande ce que cela peut bien signifier. Et selon les représentations qu’évoque le mot “secte” pour les uns ou les autres, cela inclut une palette plus ou moins large de mouvements.
Cela ne me dérangerait pas si l’on parlait d’un groupe précis : on pourrait être d’accord ou non, mais on éviterait la généralisation. Nous pratiquons tous des généralisations, à certaines occasions, mais il est des généralisations aux conséquences plus lourdes que d’autres. Je sais que des quêtes religieuses ont parfois des conséquences traumatisantes ou dommageables, pour la personne concernée et/ou pour ses proches. Il est normal d’en parler, et de réagir si cela découle de comportements douteux. Je sais aussi que des engagements radicaux ou dans des groupes exigeants ne permettent pas toujours si facilement de tourner la page, surtout après des années, et que des expériences dans des mouvements par ailleurs très différents présentent donc des similitudes. Aucune objection à cela. Mais dire “les sectes”, sans préciser de quels groupes il s’agit, en les présentant comme potentiellement dangereuses, c’est renforcer des stéréotypes, voire causer un préjudice à des groupes ou à des individus, qui ont pour unique point commun d’être qualifiés de “sectes” à partir de perspectives très différentes.
Si le dictionnaire proposait comme unique définition de “secte”: “groupe endoctrinant ses adeptes par des pratiques d’emprise mentale”, par exemple, nous pourrions nous interroger sur cette “emprise mentale” et débattre des groupes à inclure ou non dans la liste, mais au moins nous saurions clairement de quoi nous parlons. Or, une simple consultation de l’entrée “secte” dans les dictionnaires réunis sur le portail du Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL) montre la variété de définitions allant du non-conformisme par rapport à des religions majoritaires à une connotation de fanatisme et d’intolérance en passant par l’idée de communautés sous influence. Le mot cumule des définitions successives, résultant de différentes approches disciplinaires et sociales, comme j’ai eu l’occasion de l’exposer dans plusieurs articles il y a des années déjà.
Dans la conclusion d’un ouvrage collectif dirigé par Nathalie Luca (Quelles régulations pour les nouveaux mouvements religieux et les dérives sectaires dans l’Union européenne ?, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2001, p. 178), Jean Baubérot écrivait :
Nous avons beaucoup parlé de problèmes de terminologie et divers termes ont été utilisés : “NMR, “sectes”, “sectes nuisibles”, “dérives sectaires”, “croyance”, “membre”, “adepte”, etc. Je pense que ces problèmes de terminologie sont importants et qu’il faut que nous continuions à travailler sur ces questions car les mots sont porteurs d’images qui frappent l’opinion publique et l’emploi de tel ou tel terme crée des pesanteurs sociales et médiatiques très importantes. Évidemment ce n’est pas nous qui allons réguler les media, mais au niveau du dialogue entre les personnes qui travaillent dans les politiques publiques et celles qui sont dans le travail universitaire, je pense que nous n’en avons pas fini de réfléchir sur les avantages et les inconvénients de chaque terme à la fois au niveau des représentations sociales et à celui de la rigueur scientifique que peut avoir chaque expression, chaque terme. C’est vraiment un cahier des charges commun qu’il faudra continuer à explorer.
Ce n’est pas lors d’un entretien télévisé, avec son déroulement minuté, qu’il est possible d’entrer dans ces précisions terminologiques : s’il m’arrive de rectifier ou de nuancer, très souvent aussi je me contente de répondre aux questions sans discuter les termes, car je sais que le cadre ne le permet pas et que la terminologie n’intéresse pas prioritairement mon interlocuteur et les téléspectateurs. Si l’on parle aux médias, il faut respecter aussi les contraintes de ce cadre médiatique. Le travail doit être fait en amont, et c’est un effort de longue haleine, dont rien ne garantit qu’il soit couronné de succès.
J’ai souvent le même problème avec le mot “fondamentalisme”, qui me semble utilisé à tort et à travers, comme je l’ai souligné dans plusieurs articles, et souvent avec une intention plus polémique que descriptive. Mais en tentant de proposer d’autres mots (ou plutôt des expressions, car il est difficile de trouver un mot unique), j’ai conscience qu’ils n’ont pas l’attrait, la simplicité, le caractère évocateur et mémorisable de “fondamentalisme”. Je propose des distinctions pour le principe, je suggère d’autres voies, je souligne qu’un terme unique est utilisé pour couvrir des réalités différentes (bien que présentant des analogies), mais sans grand espoir. Je me résous souvent à utiliser moi-même le mot.
En ce qui concerne “sectes”, cela me paraît plus sensible. Au départ, j’utilisais sans hésiter ce mot, dans un sens technique et non polémique, comme en témoignent mes premiers livres. Au fil des ans, je l’ai évité de plus en plus, à cause de sa charge négative qui rendait peu vraisemblable, en dehors de cercles universitaires, son acception dans un sens “neutre”. J’ai pris conscience que, si je parlais de “secte”, cela impliquait pour bien des auditeurs un jugement (négatif) sur un groupe. Comme les autres chercheurs, j’utilise l’expression “nouveaux mouvements religieux”, mais elle ne m’a jamais convaincu. Elle est rarement définie, ou alors de façon superficielle. L’adjectif “nouveau” supporte mal l’épreuve du temps (des Japonais en sont réduits à parler de “nouvelles-nouvelles religions”). “Nouveau mouvement religieux” peut être adéquat, à mon avis, pour décrire certains types de mouvements post-chrétiens (ou plutôt un ensemble de mouvements popularisés en Occident plus ou moins durant la même période : Jim Beckford avait demandé s’il ne serait pas plus judicieux de parler du nouveau mouvement religieux plutôt que de nouveaux mouvements). Il n’a guère de sens pour couvrir un ensemble très hétéroclite de groupes du XIXe au XXIe siècle : je l’utilise dans ce sens général par commodité, faute de mieux, mais comme solution temporaire et insatisfaisante. Au moins, l’expression permet d’éviter toute connotation polémique.
Le terme de “secte” se trouve aujourd’hui fréquemment associé à des “dérives sectaires”. Il y a cinquante ans, une secte passait pour un groupe plutôt bizarre, plutôt fermé (“sectaire”). Aujourd’hui, le mot “secte” évoque chez beaucoup de gens un groupe dangereux, ou potentiellement nuisible. Pour éviter de s’en prendre aux croyances, le discours critique a cependant évolué et a préféré mettre l’accent sur les “dérives sectaires”: seules des dérives commises par des groupes déviants doivent être dénoncées, tandis que les sectes qui ne dérivent pas continueront à vivre paisiblement avec leurs croyances (présumées plus ou moins farfelues, même si on ne le dit pas trop haut). Cependant, le simple fait de parler de “dérive sectaire” peut insinuer que toute secte est susceptible de dériver (ce qui est d’ailleurs vrai, mais ce n’est pas propre aux “sectes”); en outre, le concept de “dérive sectaire” devient un type de comportement déviant pouvant survenir dans tout groupe (même non religieux, parfois) et se trouve donc appliqué également à des associations ou mouvements qui n’avaient jamais été rangés auparavant dans la catégorie des sectes (alors, pourquoi “sectaire”, si ce n’est parce qu’il y aurait dans la dérive quelque chose de spécifiquement lié à l’essence des “sectes” et qui se retrouverait ailleurs aussi?). Ce concept me semble finalement associer encore un peu plus la “secte” à un potentiel de “dérive”. J’ai évoqué plusieurs fois l’élargissement de la désignation de “secte” (et de la notion de “dérive sectaire”), la dernière en date étant celle du djihadisme considéré comme dérive sectaire liée à l’islam, sujet sur lequel j’ai publié un article cette semaine même.
C’est à juste titre que Jean Baubérot nous appelle à prêter attention au vocabulaire : même en abordant des sujets controversés, nous devons faire notre possible pour éviter les généralisations, stéréotypes et “dérives terminologiques”. En définitive, les nuances apportées par l’analyse d’un observateur qui s’efforce de restituer la complexité du monde rendent celui-ci plus lisible.
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