À travers le monde, des fidèles de différentes croyances religieuses subissent des chicanes ou des persécutions parfois très graves en raison de leur foi. D’un pays à l’autre, d’une religion dominante à l’autre, les victimes varient. Outre les rapports généralistes d’organisations séculières, plusieurs rapports d’organisations chrétiennes rappellent la situation difficile de communautés chrétiennes dans différentes régions du monde. La sensibilité pour ces questions semble d’ailleurs augmenter depuis quelques années dans les pays occidentaux, notamment en raison du sort de populations chrétiennes au Proche-Orient et dans des pays à majorité musulmane. Après un bref panorama de quelques rapports récents, c’est l’occasion de partager quelques réflexions de chercheur sur les problèmes de liberté religieuse aujourd’hui et l’apport qui peut être celui de l’étude des religions.
Des organismes internationaux ou mandatés par des gouvernements publient périodiquement des évaluations de la situation en matière de liberté religieuse dans différentes régions du monde. Ainsi, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU désigne un expert indépendant comme Rapporteur spécial sur la liberté de religion ou de conviction : l’actuel titulaire de ce mandat est un universitaire allemand, Heiner Bielefeldt. Aux États-Unis a été instituée en 1998 par l’International Religious Freedom Act (IRFA) une commission sur la liberté religieuse internationale (USCIRF), organisme bipartisan et indépendant, qui produit chaque année un rapport : celui-ci met en évidence des pays causant des préoccupations particulières. De son côté, également sur les bases établies par l’IRFA, le Département d’État publie annuellement un rapport sur la liberté religieuse dans le monde entier, pays par pays (à l’exception des États-Unis eux-mêmes): le rapport 2014 a été présenté au Congrès le 14 octobre 201 ; il s’efforce de mentionner aussi des actions positives de la part de gouvernements ou de la société civile.
Des organisations internationales s’intéressent à des populations spécifiques relevant de leur domaine d’intérêt : c’est ainsi que l’Organisation de la conférence islamique (qui est une organisation intergouvernementale, et non un rassemblement de responsables religieux) a établi un Observatoire de l’islamophobie, qui a présenté en mai 2015 son huitième rapport.
Les organisations internationales et gouvernements ne sont cependant pas seuls à s’intéresser aux questions de liberté religieuse. Des associations liées à des religions ou confessions publient elles aussi leurs observations sur les atteintes à la liberté religieuse, sur les persécutions ou sur les discriminations envers des personnes en raison de leurs croyances, en se concentrant souvent sur leurs coreligionnaires. Au cours de ce mois d’octobre 2015, j’ai pris note de la parution de deux rapports de ce type.
- Le bureau des affaires publiques et de la liberté religieuse de l’Église adventiste du septième jour a publié son rapport mondial 2015 sur la liberté religieuse, pays par pays. Ce document de plus de 400 pages (téléchargeable au format PDF) présente sur chaque pays quelques données de base, mentionne les bases constitutionnelles pour l’exercice de la religion, résume les problèmes rencontrés dans ce domaine, puis évoque la situation spécifique de la population adventiste.
- L’organisation internationale catholique Aide à l’Église en Détresse (AED) — qui a des branches dans dix-sept pays et soutient des projets dans 130 pays —a publié elle aussi ce mois un nouveau rapport, pour l’instant uniquement en anglais, Persecuted and Forgotten ? A Report on Christians Oppressed for their Faith 2013–2015 (un résumé en PDF peut être téléchargé ici); l’année précédente, l’AED avait publié en plusieurs langues un rapport sur la liberté religieuse dans le monde. Selon celui-ci, « parmi les 196 pays du monde, 81 pays – soit 41 % – sont identifiés comme des endroits où la liberté religieuse est entravée ou est en déclin ». Le rapport concluait que, « au cours de la période faisant l’objet du présent rapport [2012–2014]t, la liberté religieuse mondiale a connu un grave déclin ».
Comme on pouvait s’y attendre, le nouveau rapport de l’AED met particulièrement l’accent sur le sort de minorités chrétiennes confrontées à des formes militants de l’islam, avec l’exode que cela entraîne. La montée de groupes islamistes dans des pays d’Afrique subsaharienne est en outre évoquée comme un facteur de déstabilisation. Mais le rapport aborde également les chrétiens pris pour cible par des mouvements nationalistes religieux hindous, juifs et bouddhistes ainsi qu’une pression accrue en Chine.
Il faudrait analyser ces différents rapports, tant “séculiers” que “confessionnels”: leur propos n’est pas identique et leur qualité varie. Mais ce n’est pas l’objet de cet article. En novembre 2014, lors d’une des séances de présentation de son rapport sur la liberté religieuse, l’AED m’avait invité — aux côtés d’autres intervenants — à présenter de brèves observations. Celles-ci conservent hélas leur actualité aujourd’hui. Avec quelques retouches mineures, je les partage ci-dessous : en réponse à la demande qui m’avait été faite par les organisateurs de la réunion, elles portent sur la contribution possible de la recherche universitaire à la discussion sur la situation de la liberté religieuse.
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La situation internationale en matière de liberté religieuse semble se dégrader ; cela inclut de très graves atteintes, des situations où l’appartenance à un groupe religieux peut conduire des croyants à subir le martyre. Notre époque, qui se gargarise — en Occident — de promotion des droits de l’homme et de « devoir de mémoire », voit même la disparition annoncée de groupes qui, tant bien que mal, avaient survécu à des siècles de turbulences et ne trouveront probablement de salut que dans l’exil. Les cent dernières années ont vu à la fois une diversification du champ religieux dans certaines régions du monde, à commencer par l’Occident, et une homogénéisation dans d’autres lieux. Je pense que, à long terme, une nouvelle diversité interviendra également dans certains de ces pays, mais selon d’autres modalités.
En dressant ces listes d’atteintes plus ou moins graves à la liberté religieuse, essayons de mettre un peu d’ordre. Sans jamais oublier que, derrière chaque fait relaté, il y a des hommes et des femmes bien concrets, il y a des visages, il y a des vies parfois brisées. Pouvons-nous, de façon très générale, identifier certaines des racines de ces atteintes à la liberté religieuse ? Je proposerai quelques axes, très sommairement, et en rappelant que, dans plus d’un cas, les atteintes à la liberté religieuse se mêlent à d’autres facteurs de conflit : ce qui se passe en Syrie l’illustre, hélas, de façon éloquente.
1. Une source d’atteintes à la liberté religieuse est une intolérance idéologique, liée à des idéologies séculières ou religieuses.
Durant des décennies, l’action en faveur de la liberté religieuse a été fortement liée à la défense de la celle-ci face à une idéologie antireligieuse, le communisme. Cette intolérance idéologique antireligieuse continue de s’exprimer dans certains pays ; elle connaît également des formes aux conséquences moins graves (pour le moment en tout cas) dans des contextes où s’affirment des convictions laïcistes, désireuses de confiner l’activité des religions à une sphère strictement privée.
Mais une autre forme d’intolérance idéologique portant atteinte à la liberté religieuse est le fait de groupes religieux qui ne tolèrent pas la présence d’autres croyances, même dans un cadre privé : de tristes exemples, particulièrement graves, surviennent dans le monde musulman ; je ne pense pas ici seulement au djihadisme, mais aussi de la situation dans un pays tel que l’Arabie saoudite, dont l’idéologie a d’ailleurs assez largement préparé le terrain du djihadisme.
Cela peut également entraîner des méfiances et tensions dans les relations interreligieuses. Dans plusieurs cas, des tensions ne peuvent être réduites à un modèle de conflit interreligieux. Il ne faut pas pour autant méconnaître que des conflits dont les causes ne sont pas seulement religieuses peuvent trouver dans les appartenances religieuses des marqueurs cruciaux. Pendant des années, j’ai répété qu’il n’y avait pas vraiment de guerre de religion, parce que les causes de conflits étaient chaque fois plus complexes : je reconnais que je me demande aujourd’hui s’il n’y a pas bel et bien des tensions qui tournent finalement à une guerre de religion (et je ne pense pas uniquement ici à des situations opposant des chrétiens et des musulmans, mais aussi à des conflits intra-islamiques, notamment sur l’axe sunnisme-chiisme).
2. Une autre source d’atteintes à la liberté religieuse est la forte identification entre un peuple ou une nation et une ou des religions. Cela peut avoir des origines très compréhensibles, notamment le rôle de croyances religieuses pour affermir l’identité d’un pays au cours d’une histoire tumultueuse. Mais ceux qui ne correspondent pas à ce recoupement identitaire risquent d’en subir les conséquences.
3. Un autre facteur est la crainte du prosélytisme et des activités missionnaires. Les entreprises missionnaires sont perçues comme des menaces autant pour la nation que pour la religion. Car c’est bien le paradoxe : les critiques des activités missionnaires les conçoivent comme une menace. Au cours de mes recherches, j’ai eu l’occasion de constater combien l’argumentaire antimissionnaire était similaire à travers les pays et les religions. S’il est vrai que certains comportements de groupes religieux pratiquant un prosélytisme offensif ne font rien pour améliorer la situation, c’est souvent le changement de religion en lui-même qui est perçu comme une atteinte à l’identité et une agression. Ce n’est pas un phénomène nouveau : en Inde, par exemple, les débats critiques et polémiques envers les missionnaires remontent à plusieurs décennies. La facilité des déplacements et l’accès aisé à des informations par des canaux variés, y compris Internet, fait que les choix individuels d’autres religions que sa religion d’origine continueront à se multiplier et que les « conflits du prosélytisme » ne manqueront pas.
Les chercheurs travaillant sur les religions dans le monde contemporain apportent une contribution au débat sur la liberté religieuse d’abord parce qu’ils peuvent être amenés, dans le cadre de leurs recherches, à recueillir des informations pertinentes. À ce propos, je ne saurais trop insister sur la nécessité de ne diffuser que des informations vérifiées, contrôlées, et d’éviter de relayer des rumeurs, car il en va de la crédibilité même d’efforts d’information sur les atteintes à la liberté religieuse.
Les chercheurs peuvent aussi analyser les données rassemblées et diffusées dans des rapports de sources variées, afin de les mettre en perspective. Il me semble important non seulement de documenter la situation de groupes religieux faisant face à des difficultés, mais aussi de prêter attention à ce que disent les auteurs d’actes portant atteinte à la liberté religieuse : comment les justifient-ils, par quels discours et arguments appellent-ils à des mesures ou actions qui vont limiter la liberté religieuse ? Car les atteintes à la liberté religieuse sont souvent le résultat d’évolutions de longue durée et la conséquence de propagandes qui alimentent l’intolérance. Pour prendre un exemple, lors de déplacements dans le sous-continent indien, j’ai rendu plus d’une fois visite à des groupes hindous ou bouddhistes hostiles au christianisme et à l’islam. Il me semble important de connaître de première main les perceptions et les convictions qui animent ces acteurs.
Un autre rôle que pourrait sans doute assumer utilement la recherche serait la détection précoce de courants et discours portant atteinte à la liberté religieuse. Lors de visites au Sri Lanka il y a une dizaine d’années, en discutant avec des moines bouddhistes d’orientation nationaliste, j’avais noté dans leurs propos non seulement des critiques contre les indépendantistes tamouls et les missionnaires chrétiens, mais aussi contre les musulmans. Mais, à ce moment, les observateurs étaient fixés sur le conflit avec les Tamouls, et personne ne manifestait beaucoup d’intérêt pour les relations entre bouddhistes et musulmans. Toujours est-il que je n’ai pas été surpris de voir des groupes bouddhistes du Sri Lanka se lancer dans des actions antimusulmanes. De même, dans des pays musulmans, cela fait des années que nous pouvons voir monter les facteurs qui exacerbent aujourd’hui les tensions entre des groupes sunnites et chiites.
Une identification précoce pourrait-elle nous aider à réagir plus efficacement ? Je ne me fais pas d’illusion : ce sont des situations compliquées, face auxquelles nous pouvons souvent nous sentir démunis. Je pense pourtant que la recherche sur les courants religieux contemporains peut contribuer à une analyse des situations portant atteinte à la liberté religieuse et aussi à l’identification de nouvelles menaces pour la liberté religieuse. Comme je suis convaincu que, malgré tous les revers, les efforts pour informer sur les atteintes à la liberté religieuse sont nécessaires, ne serait-ce que pour témoigner au nom de ceux dont les voix ne seraient souvent pas entendues. Ce n’est pas le rôle premier de la recherche, mais elle peut aussi y contribuer.
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