Le mois dernier, une journaliste qui préparait une page estivale m’a interrogé sur les lieux de culte partagés entre plusieurs communautés religieuses. Nous avons abordé la situation en Suisse, mais aussi esquissé des réflexions plus générales sur la signification de ce partage d’un même lieu de culte par des croyants qui n’appartiennent pas à la même confession, voire à la même religion. Ce thème m’intéresse, mais il ne m’avait jamais fallu rassembler sommairement mes idées à ce sujet : souvent, les questions reçues nous obligent à réfléchir et à mettre en ordre les informations glanées par-ci par-là.
Les lieux de culte partagés peuvent être la conséquence de situations historiques : soit une situation de nécessité a demandé des accommodements, soit la piété populaire a ignoré les frontières doctrinales. La perception et l’attitude envers de telles situations locales a pu varier, au gré de l’évolution des relations entre communautés. Mais aujourd’hui, des lieux de culte partagés peuvent être le produit de démarches délibérées, inspirées par un esprit de dialogue interreligieux. Et l’intérêt actuel pour ces phénomènes reflète aussi des tensions auxquelles on veut opposer des exemples « positifs » pour promouvoir une coexistence religieuse harmonieuse.
Puisque la question portait aussi sur la Suisse, j’ai tout d’abord pensé à l’histoire : l’existence de lieux de culte partagés n’est pas nouvelle. Après la Réforme, il y eut en effet dans des localités de plusieurs cantons suisses des « églises paritaires », utilisées à la fois par la communauté catholique et par la communauté réformée, dans certains cas jusqu’à l’époque contemporaine (1968 pour l’église St Pélage de Bischofszell en Thurgovie, par exemple). Selon le Dictionnaire historique de la Suisse (Hauterive, Éd. Gilles Attinger, 2005, p. 365), ces églises servant tant au culte réformé qu’à la messe se trouvaient surtout en Argovie, en Thurgovie et dans les bailliages communs de Morat et d’Échallens.
Je n’ai jamais eu l’occasion de visiter l’une de ces églises pour y observer les traces architecturales de cette coexistence. J’ai bien envie de la faire, et de me rendre par exemple à Assens, dans le canton de Vaud, où l’on peut voir deux chaires dans l’église : une protestante, l’autre réformée. Suite à la publication de l’article de Nicole Hager sur les lieux de culte partagés dans le quotidien fribourgeois La Liberté (21 juillet 2016), un lecteur octogénaire, Michel Bavaud, a envoyé une lettre de lecteur dans laquelle il évoque ses souvenirs de jeunesse lorsqu’il lui arrivait d’assister à la messe à Villars-le-Terroir, village voisin d’Échallens :
« Les deux chaires ‘concurrentes’ sont face à face, à même hauteur de nef, la catholique surmontée d’un crucifix et la protestante des deux tables de la loi.
« À la sortie de la messe, les catholiques saluaient leurs concitoyens protestants qui attendaient leur entrée pour le culte, curé et pasteur se serraient la main et échangeaient quelques propos souriants. » (La Liberté, 26 juillet 2016, p. 8)
Cette situation de partage d’un lieu de culte résultait de circonstances locales particulières, dans une période où il n’était guère question d’œcuménisme. En revanche, la motivation œcuménique a animé des démarches de cohabitation confessionnelle à partir de la seconde moitié du XXe siècle. En cette année 2016, le Centre paroissial œcuménique de Meyrin (CPOM) célèbre son quarantième anniversaire. En 1960, explique le site de ce centre, alors que débutait la construction de la cité nouvelle de Meyrin, à Genève, la question se posa de savoir s’il fallait bâtir une église catholique et un temple protestant pour remplacer les chapelles provisoires en bois. En 1969, un sondage montra que la majorité des paroissiens des deux confessions étaient favorables à la construction d’un bâtiment commun hébergeant deux églises. Ainsi naquit le CPOM : deux églises sous un même toit — pas un lieu de culte partagé au sens strict, mais une forte proximité, d’autant plus que des parois mobiles permettent de transformer les deux espaces en un seul pour des événements particuliers. Avec la prudence, quand même, de répartir la propriété de la parcelle de terrain entre les deux partenaires, pour permettre une séparation en cas d’échec. Cette étroite relation a stimulé les collaborations, auxquelles se sont également associés des chrétiens évangéliques. D’autres centres œcuméniques semblables ont vu le jour ailleurs en Suisse.
D’autres partages de lieux de culte entre communautés chrétiennes se produisent aujourd’hui à travers l’accueil de communautés issues de la migration, qu’il s’agisse d’Églises afro-chrétiennes qui obtiennent l’hospitalité de paroisses réformées pour leur célébrations ou de communautés orthodoxes (tant byzantines que préchalcédoniennes) qui sont accueillies dans des églises catholiques ou réformées pour leurs liturgies. Le jour où sera écrite l’histoire de l’établissement de paroisses orthodoxes en Suisse, il faudra consacrer à cet accueil un chapitre. Parfois, cette hospitalité débouche sur la cession d’un lieu de culte. Ainsi, pour citer l’un des cas les plus récents, en 2015, la communauté orthodoxe de Neuchâtel (qui avait vu le jour en 2004) a obtenu de pouvoir acheter — à des conditions très avantageuses — un lieu de culte réformé qui n’était plus utilisé à Corcelles : cette église peut accueillir plus de 200 personnes, avec un terrain permettant les traditionnelles processions autour de l’église lors de certaines fêtes.
Différente est la question du partage de lieux de culte avec des communautés non chrétiennes : en principe, un tel partage est exclu, même s’il arrive que des locaux paroissiaux soient prêtés. L’évocation de la création de lieux de culte partagés suscite vite des débats et interrogations, comme on l’avait vu en 2015, quand Dalil Boubakeur, président du Conseil français du culte musulman, avait lancé cette idée (Eugénie Bastié, « Ces projets de lieux de culte partagés », Le Figaro, 15 juin 2015).Tant pour des raisons de fond qu’en raison du contexte actuel (notamment par rapport à l’islam), les Églises chrétiennes historiques ne souhaitent pas voir même un lieu de culte désaffecté vendu à une communauté religieuse non chrétienne : cela aurait un impact symbolique peu souhaitable. De toute façon, il ne s’agit plus ici de lieux de culte partagés, mais bien du passage d’un lieu de culte d’une religion à une autre. Je reviendrai à l’occasion, dans un autre article, sur cette question de la vente d’églises. Au Royaume-Uni, par exemple, il y a plusieurs cas d’anciennes églises protestantes indépendantes vendues à des communautés d’autres religions : les églises chrétiennes n’accordent pas toutes la même dimension sacrale à un bâtiment. (En Colombie britannique, il existe même une agence immobilière spécialisée dans la vente de lieux de culte, d’ailleurs pas seulement chrétiens.)
Quant à la Maison des Religions à Berne, elle accueille sous le même toit plusieurs traditions religieuses, mais chacune avec son propre lieu de culte, même si cela peut éventuellement déboucher sur des célébrations communes à certaines occasions. La logique est donc semblable à celle des centres paroissiaux œcuméniques précédemment évoqués.
La fréquentation d’un même lieu — qu’il s’agisse d’un bâtiment ou d’un site de pèlerinage — par des croyants de différentes religions est un phénomène qui a déjà une longue histoire. Ces dernières années sont parues plusieurs études sur des pratiques religieuses et lieux de culte partagés autour de la Méditerranée : une note de Bernard Heyberger, publiée en 2010 dans les Archives de sciences sociales des religions en offre un bon aperçu : chrétiens fréquentant des sanctuaires musulmans ou, plus fréquemment, musulmans visitant des lieux chrétiens. C’est le résultat d’une longue histoire de cohabitation et de transformations religieuses, sur un fonds culturel commun.
Dans son tout récent ouvrage Istanbul insolite et secrète (Versailles, Éd. JonGlez, 2016), qui est une mine d’informations pour les visiteurs de cette ville, Emre Öktem consacre un encadré aux aghiasmas, « ces sources d’eau sainte de tradition grecque orthodoxe qui sont vénérées par les musulmans turcs » (p. 241). Une vertu particulière, souvent thérapeutique, est attribuée à l’eau de ces sources. Dans une ville où la communauté grecque orthodoxe est très peu nombreuse aujourd’hui, ce sont donc surtout des musulmans qui recourent à certaines de ces sources d’eau sainte.
Les lieux de culte fréquentés par des fidèles de plusieurs traditions religieuses ne sont pas propres à l’espace méditerranéen. Yoginder Sikand avait publié un intéressant livre reportage sur l’Inde : Sacred Spaces : Exploring Traditions of Shared Faith in India (Nouvelle Delhi, Penguin Books, 2003). Ces lieux saints et sanctuaires (hindous, musulmans, chrétiens) sont le résultat de l’histoire, avec des expressions de religion populaire traversant les frontières théologiques. Ainsi, les conversions massives de membres des castes inférieures à l’islam se firent souvent sans renoncer à des traditions et coutumes pré-islamiques, tandis que certains courants « hindous » étaient plus proches de l’islam populaire que de la religion brahmanique. En outre, « bien des ‘hindous’, et pas seulement ceux des basses castes, affluèrent vers les tombes ou dargahs de saints soufis, y cherchant la paix et le réconfort, ou une guérison miraculeuse de leurs maux » (pp. 8–9). Dès le XIXe siècle, cependant, des mouvements de réforme religieuse mirent en question ces traditions religieuses populaires partagées, qui mettent au défi « la logique de communautés religieuses clairement divisées » (p. 19). De part et d’autre, des groupes entendent inscrire de tels lieux dans une ligne exclusivement hindou ou musulmane, en « purifiant » des expressions de religiosité populaire considérées comme peu orthodoxes ou brouilleuse d’identités exclusives.
Les sites sacrés fréquentés par des adhérents de plusieurs religions deviennent ainsi un enjeu idéologique ou un argument pour affirmer la possibilité du « vivre ensemble ». Une éloquente initiative dans ce sens a été l’exposition sur les Lieux saints partagés en Méditerranée, organisée en 2015 par le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM). Un webdocumentaire bien pensé, incluant plusieurs intéressantes séquences filmées, accompagne cette exposition, qui voyage — avec des adaptations locales — dans plusieurs villes de la Méditerranée. Un ouvrage catalogue sous la direction de Dionigi Albera, Manoël Pénicaud et Isabelle Marquette, Lieux saints partagés (Arles, Actes Sud, 2015) a également été publié.
Si ces lieux saints partagés, dans le sous-continent indien ou dans l’espace méditerranéen, retiennent ainsi l’attention aujourd’hui, ce n’est pas simplement en raison de leur intérêt intrinsèque, mais aussi en raison de l’espoir que ces exemples puissent inspirer et contrer les courants qui tendent à dresser des communautés les unes contre les autres.
Au même moment, de nouveaux exemples d’usages de lieux de culte appartenant à une tradition religieuse par des fidèles d’autres courants religieux apparaissent par suite des facilités de déplacements et des migrations. Un exemple connu est celui des Tamouls du Sri Lanka à Paris, dans les années qui avaient suivi leur arrivée en France dès 1979 :
« Les Tamouls sri-lankais à Paris, à la recherche d’un lieu de culte, se sont rabattus sur le Sacré-Cœur, à défaut de trouver un temple hindouiste déjà établi. Ainsi tous les dimanches a lieu une sorte de procession des Tamouls entre les jardins et l’église du Sacré-Cœur. Cette église suggère certaines références : située au sommet d’une petite montagne, elle demande une ascension pour y accéder ; large et visible, elle s’impose à la vue comme la maîtresse de Paris ; ses coupoles volumineuses et blanches rappellent aussi bien les stupas bouddhistes par leur rondeur et que les églsies ceylanaises par leurs façades vastes et blanches. » (Gérard Robuchon, « Pratiques sociales et pratiques religieuses des Tamouls au Sacré-Cœur de Paris », in Marc H. Piault (dir.), Vers des sociétés pluriculturelles : études comparatives et situation en France, Paris, ORSTOM, 1987, pp. 332–336)
La même chose s’était produite dans d’autres sanctuaires catholiques, par exemple Mariastein, près de Bâle. Bien entendu, parmi les Tamouls, il y a aussi des catholiques. Les aumôneries catholiques tamoules organisent d’ailleurs des messes et des pèlerinages dans ces lieux appréciés par leurs fidèles. Mais, bien qu’ils disposent aujourd’hui de temples hindous, il est probable qu’un certain nombre de Tamouls hindous continuent de s’y rendre aussi, même si je ne dispose pas de recherches récentes à ce sujet.
À côté de ces cas de création spontanée de fréquentation partagée de lieux de culte, les sociétés occidentales contemporaines ont donné naissance à des lieux de culte à usage multireligieux. Un cas qui m’intéresse particulièrement est celui des chapelles d’aéroport. Je me propose de publier un article à ce sujet. Depuis une quinzaine d’années, en effet, chaque fois que je passe dans un aéroport que je ne connais pas encore, je recueille quelques informations et un documentation photographique sur ces lieux. Dans certains aéroports, il existe des chapelles confessionnelles. Mais le modèle le plus fréquent est celui de lieux destinés à l’usage de tout croyant souhaitant prier ou méditer dans un lieu dédié, un peu à l’écart de l’agitation de l’aéroport, même si la rumeur de ces lieux de passage franchit souvent la porte.
Dans nombre de cas, même si des aumôniers chrétiens ont la responsabilité du lieu, celui-ci est aménagé de façon à pouvoir également être utilisé par des visiteurs non chrétiens. Dans ces chapelles, on trouve souvent des livres saints et autres publications de différentes traditions, des tapis de prière et l’indication de la direction de La Mecque à l’intention des visiteurs musulmans, une table pouvant faire office d’autel. Si l’imprégnation chrétienne est forte dans certaines chapelles d’aéroport, d’autres se résument à un espace purement fonctionnel, multi-usages religieux. Parfois, des solutions créatives sont trouvées : par exemple un lieu neutre, mais avec des possibilités de projet sur un mur des images ou symboles donnant une touche spécifique, par exemple à l’occasion de la célébration d’un culte par une communauté particulière. Outre les voyageurs, en effet, ces chapelles ainsi que les aumôniers qui y sont éventuellement affectés peuvent aussi avoir à répondre aux besoins spirituels des nombreux employés des services et commerces d’un aéroport.
J’aurai l’occasion de développer ces observations dans le texte que je prévois d’écrire : mais je ne pouvais terminer mon incomplet tour d’horizon sur des types de lieux de culte partagés sans évoquer l’exemple très contemporain de ces chapelles, installées dans l’espace particulier d’entre-deux que constituent les aéroports.
Nicolas Vatomanga. dit
A Madagascar, dans le scoutisme protestant, il y a une sainte cène oecuménique ouverte même aux musulmans, en pleine nature.
Ceci est la preuve qu’une symbolique, dans le sens de synthèse que lui donnait R. Guenon, est en oeuvre dans certains milieux progressistes-traditionalistes (car c’est la une définition assez paradoxale d’une certaine conception malgache contemporaine de la culture).