« Le sport, cette nouvelle religion qui rapporte des millions », annonce la couverture du dernier numéro du magazine économique Bilan (12–25 octobre 2016). Le contenu ne reprend plus la métaphore, si ce n’est pour dire que « l’activité physique n’a jamais eu autant d’adeptes ». Apparemment , la référence religieuse suggère à la fois que le sport occupe une place centrale dans la vie de nombre de mes concitoyens et qu’il inspire un engagement sacrificiel, presque ascétique : « ils se lèvent avant l’aurore pour courir des kilomètres dans la nuit », d’autres « soulèvent des poids durant des heures ». Voire l’aspiration à dépasser la condition humaine normale : « chacun veut repousser ses limites le plus loin possible. »
Dans un autre registre, le même soir, le journal télévisé commente un match de football en expliquant qu’un joueur talentueux a « crucifié le gardien » : ce qui veut simplement dire qu’il a marqué un autre but, auquel le gardien semble avoir survécu malgré cette forte comparaison ! Et lundi matin, c’est au tour d’un journal populaire de titrer « Sacré football », avec une Sainte Vierge contemplant un ballon rond (Le Matin, 17 octobre 2016).
Justement, ce quotidien m’avait interrogé dans le cadre de la préparation de cet article, et a repris deux phrases de mes propos. C’est une bonne occasion de les compléter ici et de faire le point sur cette comparaison qui revient souvent entre sport et religion, notamment quand il s’agit de football.
La publication de l’édition 2016–2017 d’un calendrier interreligieux — cette année autour du thème Objets du sacré — a suscité cette curiosité médiatique. Publié par les Éditions Agora, ce calendrier, qui est accompagné de matériel pédagogique, est notamment utilisé comme support pour l’enseignement du fait religieux dans le cadre scolaire. Il est accompagné d’un site, le Calendrier des religions, qui permet aux acheteurs du calendrier l’accès à des informations complémentaires, et à tout visiteur de savoir quelles sont les fêtes des grandes traditions religieuses pour chaque mois de l’année
Le calendrier intègre également les dates des grandes fêtes séculières, celles de la « société civile » : par exemple les fêtes nationales. Et la nouvelle édition choisit d’illustrer le mois de juin 2017, entre islam et religiosités africaines, par une photographie montrant d’enthousiastes spectateurs dans la foule venue assister à un match de football.
Le matériel d’accompagnement explique ce choix insolite, dans un texte intitulé « Les rituels du foot », introduit en ces termes :
«‘Sport roi’, le football peut également s’apparenter à une religion. Certes, le foot n’est en rien une croyance en un au-delà, mais il se caractérise cependant par une pratique, une ferveur et des rituels qui en font un moment d’expression de religiosité au point que l’on désigne parfois le foot comme une ‘religion moderne planétaire’.»
Le texte ne manque pas de relever les métaphores (le stade comme « temple du jeu » ou « cathédrale du sport »), mais pousse la comparaison plus loin. Il présente les joueurs comme des officiants, occupant un espace « sacré » dans lequel la « cérémonie » va se dérouler devant les spectateurs, « fidèles » de cette religion. Les maillots des joueurs (ou ceux des tifosi) seraient l’équivalent de « vêtements liturgiques ». Des passionnés conservent les ballons comme des « reliques ». Le texte, signé par Thierry Jacob, souligne aussi les gestes par lesquels les joueurs se tournent vers le divin, par exemple avec une prière de gratitude après un but.
Contrairement à certains lecteurs, ce texte ne m’a pas semblé malvenu. Dans un environnement où il n’est pas facile de capter l’attention, ce calendrier s’efforce d’y parvenir. Je l’ai vu comme une proposition provocatrice, destinée à faire réfléchir les élèves à ce qu’est une religion ainsi qu’aux limites du champ religieux. Il suppose, bien entendu, un accompagnement pédagogique, pour ne pas en rester à ce descriptif, qui pousse volontairement la comparaison le plus loin possible. Tout au plus le mot « religiosité » me semble-t-il mal à sa place dans le paragraphe introductif.
Une réflexion adéquate à partir de ce texte suppose cependant de commencer par distinguer deux registres différents qui y sont abordés : d’une part, il suggère qu’il existe des analogies entre une célébration religieuse et la ferveur d’un match de football ; d’autre part, il fait allusion au recours individuel par des joueurs à des pratiques par lesquelles ils semblent se relier à des dimensions surnaturelles. Le signe de croix que fait tel ou tel joueur en est un exemple bien connu : dans ces cas, nous ne nous trouvons plus dans des analogies, mais bien dans une forme de référence au sacré classique (peu importe qu’on le qualifie éventuellement ensuite de « magique » ou « superstitieux »). Le texte aurait gagné à distinguer clairement ces deux niveaux : on peut espérer que les enseignants le feront.
Restons-en ici à la question centrale : le sport est-il un sorte de religion ou un substitut de religion ? Il existe une littérature universitaire sur le sport et la religion, avec différents points de vue : je suis loin de la connaître dans son ensemble. Il faudrait par exemple voir l’ouvrage dirigé par Charles S. Prebish, Religion and Sport : The Meeting of Sacred and Profane (Greenwood Press, 1993), que je n’ai pas eu l’occasion de consulter.
Certains chercheurs, comme Nicolas Meylan (Université de Lausanne), interrogé dans l’article, font remarquer à juste titre qu’il existe un très grand nombre de définitions de la religion (autour desquelles certains chercheurs se lancent dans des joutes sans fin, d’ailleurs!), et que, « selon certaines, le foot pourrait en effet être considéré comme une religion ». D’autres chercheurs ont envisagé le football comme « religion civile ».
Il y a une bonne dizaine d’années déjà, le théologien et prêtre catholique François-Xavier Amherdt avait proposé — non sans humour — d’originales réflexions, fondées également sur son expérience d’arbitre de football. Dans un petit ouvrage sur le sport, il évoquait un « transfert du sacré » et écrivait :
« Si la religion se laisse définir sociologiquement comme un système par lequel l’homme tente d’expliquer l’univers, d’affronter les problèmes fondamentaux de l’existence, de dominer le contingent comme la maladie, la douleur et la mort, d’entrer en relation avec ce qui le dépasse, alors plusieurs conceptions idéologiques laïques, dont le sport, peuvent être regardées comme assumant ou ayant la prétention d’assumer la fonction sociale d’une religion au sein de l’univers contemporain. » (cité par Jean Ammann, « Un curé chez les ‘dieux du stade’», La Liberté, 4 mai 2005, p. 25)
Pour ma part, j’ai préféré dire mon scepticisme à la journaliste et lui expliquer, pour commencer, que l’existence de certaines analogies entre football ou d’autres phénomènes sociaux, d’une part, et religion, d’autre part, n’en faisait pas une religion : des éléments de ressemblance entre objets différents ne leur confèrent pas la même nature. La ferveur suscitée par un sport ou par une cause, l’engagement total au service d’une conviction ou d’une pratique, ne suffisent pas ipso facto à transformer celle-ci en religion : ainsi, même si le nationalisme peut absolutiser la nation et l’entourer de rituels sacralisateurs, je reconnaîtrai les similitudes avec des démarches religieuses, sans y voir pour autant une religion. Les totalitarismes, avec leur exigence illimitée face aux individus et leurs prétentions à une réponse globale, peuvent présenter des ressemblances dignes d’attention, et voient d’ailleurs les religions comme de potentielles concurrentes, mais je ne les qualifierai pas pour autant de « religions », à moins éventuellement d’y ajouter un qualificatif marquant la distinction.
Dans un autre texte de réflexion sur le sport et la religion, François-Xavier Amherdt a noté que « le sport de compétition n’offre aucune forme de réponse ultime à nos questions métaphysiques ». Ma propre définition de la religion — que d’autres chercheurs contesteront sans doute — ne peut guère incorporer le football. Je définis une religion en ces termes :
Un ensemble de rites, croyances et pratiques par lesquels des êtres humains entendent entrer en contact avec des dimensions supra-humaines et proposer une explication sur les origines et les fins de l’existence.
Par rapport aux réalités que j’étudie, cette définition fonctionne. À mon avis, elle ne saurait s’appliquer au sport en général ou au football en particulier. Je prône une définition de la religion qui n’est pas trop extensive, afin que le concept puisse conserver son utilité, sans se diluer à l’extrême. Mais il y a d’autres définitions de la religion avec lesquels je puis également me sentir à l’aise.
Bien entendu, il serait possible de procéder autrement : par exemple, établir une série de caractéristiques de ce qu’est une religion, puis les appliquer au football afin d’évaluer si une majorité d’entre elles semblent y correspondre. Mais je ne suis pas convaincu par une telle démarche : il ne me semble pas suffire que 51 % des caractéristiques individuelles choisies s’appliquent pour faire basculer nos catégorisations. Il me semble plus judicieux de mesurer un phénomène à un ensemble de caractéristiques reliées entre elles. Il est vrai que nos différentes orientations disciplinaires peuvent aussi peser ici sur nos catégorisations.
Plusieurs auteurs proposent cependant d’appliquer au football, ou à d’autres phénomènes séculiers, le concept de « quasi-religion ». C’est le cas de l’éthicien protestant Denis Müller, qui parle d’une « approximation religieuse » et souligne que le football « n’apporte pas de réponse à la question du salut comme peut le faire un système religieux complet » (Echo Magazine, 29 mai 2008, pp. 22–23):
« Le football n’est pas une religion. Il n’est qu’une quasi-religion. Mélange de joie et de déception, de communion et de vulgarité, de charme ou de désastre, de beauté et de violence. Si le football devient une religion, ou quand il en devient une, ce ne peut être que celle de dictateurs, de marchands de rêve et d’illusion, de récupérateurs religieux, de démagogues manipulateurs, de nationalistes rusés ou de journalistes serviles. Quand le football, au milieu des formes multiples et complexes de la société postmoderne contemporaine, éclatée et diffractée, demeure à l’état de quasi-religion, imparfaite et contradictoire, il devient peut-être susceptible de jouer son rôle de ludion touchant, comique, festif, furtif. Ni absolu, ni rebut ; ni idole, ni icône. Signe, seulement, de notre humain désir de beauté et de joie. » (Le football, ses dieux et ses démons. Menaces et atouts d’un jeu déréglé, Labor et Fides, 2008, p. 240)
En suggérant des similitudes entre football et religion, le Calendrier des religions a repris des réflexions qui ne sont pas nouvelles. Si cela a pu surprendre ou choquer certains lecteurs, l’approche ne me semble pas illégitime dans un cadre scolaire, à condition — et cela aurait peut-être pu être amorcé plus clairement dans le texte — de faire ensuite l’objet d’une mise en perspective adéquate, pour réfléchir à ce qu’est une religion, d’une part, et à ce qui présente simplement des parallèles avec « un certain sentiment religieux », comme l’avait dit Denis Müller.
schouwey jacques dit
Cher Jean-François,
Merci pour les lumières que tu apportes dans le secteur que tu connais à merveille. Cela m’aide à repenser ma manière de voir et avoir une approche un peu mieux documentée sur le secteur religieux. Dans ton texte, tu cites Denis Müller. C’est quelqu’un avec qui j’ai eu la joie de travailler durant trente ans à la Revue de théologie et de philosophie. J’apprécie son approche des questions éthiques.
Jean-Francois Mayer dit
Merci pour cette attention aux réflexions que je partage en ligne et pour cette évocation des collaborations avec Denis Müller, dont j’apprécie aussi l’approche.
PHILIPPE DELORME dit
Le logo du Stade de France ressemblant étrangement à l’oeil de Yavhé
https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Logo_Stade_de_France_(Paris)_1998-2008.svg
Jean-Francois Mayer dit
Avec un peu d’imagination… 🙂