Jusqu’à présent toujours remplis de marchandises soigneusement rangées et attendant les clients, les rayons commencent à se dégarnir. Un petit pincement au cœur pour le visiteur, qui devine les sentiments du maître des lieux : celui-ci a passé toute sa vie dans cet environnement, depuis son enfance. Cela faisait 72 ans que cette épicerie pimpante derrière sa vitrine bien entretenue faisait partie du décor de la ville de Fribourg, à l’ombre de la cathédrale. Elle était tenue depuis 42 ans par la seconde génération de commerçants, rappelle une affichette dans la vitrine. Mais elle va connaître le destin de tant de petits commerces avant elle : à la fin du mois de septembre, le magasin Chez Aeby fermera ses portes.
Pour ma génération, ce magasin discret a toujours fait partie du paysage du cœur historique de la ville, avec son étal de fruits et légumes à la devanture : il existait déjà quand je suis né. Vieille maison et décor intérieur paraissant immuable, mais net et méticuleusement ordonné, avec une gestion des stocks parfaitement efficace sans recours à l’informatique : à quelques détails près, le magasin aurait pu être là il y a cent ans ou plus. Bien sûr, il y a toujours eu des commerces qui ont fermé leurs portes, d’autres qui ont été inaugurés. Mais certains locaux inspirent un sentiment de durée et de capacité à traverser les générations avec une rassurante permanence : cette même impression de continuité que les couloirs d’un ancien bâtiment abritant depuis des décennies un couvent, une école, une administration.
« Le grand “petit magasin” » : c’est le slogan publicitaire qu’avaient (bien) trouvé M. et Mme Aeby pour décrire leur commerce, un peu à la manière d’un clin d’œil fièrement lancé aux supermarchés. Il figurait sur l’enseigne, sur la vitrine, sur les sacs donnés aux clients et sur la camionnette toujours reluisante qu’utilisait l’épicier pour faire ses livraisons — car, à l’ancienne, il acceptait de livrer à domicile. Ces mots de « grand “petit magasin” » décrivaient parfaitement l’établissement : chaque fois que j’en parcourais les rayons, répartis pourtant sur une surface assez modeste, je m’émerveillais de tout ce que je pouvais y trouver et de l’ordre impeccable dans lequel les marchandises étaient mises en place. Des fruits et légumes aux conserves et boissons en tous genres, des produits de nettoyage ou de toilette au lait et aux yoghourts, des surgelés aux biscuits et confitures, et bien d’autres choses encore, on trouvait tout ce dont on pouvait avoir besoin au quotidien.
Ce petit magasin était une merveille, et sa survie jusqu’à aujourd’hui tenait au dévouement permanent du couple de commerçants, toujours au service de leur clientèle et ne comptant pas leurs heures : merci ! J’ai connu des périodes précédentes où ces commerces de détail indépendants étaient la norme et fleurissaient : parmi les épiceries de ma ville, celle-ci était parvenue à garder haut jusqu’en cette année 2018 l’idéal d’un vrai « grand “petit magasin” ». Au point qu’on finissait par vouloir croire qu’elle parviendrait miraculeusement à continuer de traverser les époques, malgré les réalités inexorables…
Bien sûr, de nouvelles épiceries se sont ouvertes : des commerces « ethniques » portugais, turcs, tamouls ou africains. Il m’arrive de m’y arrêter pour acheter quelques fruits. Mais je n’y trouve pas les produits et marques familières qui me faisaient signe sur chaque rayon des magasins traditionnels.
Dans mon enfance, à une distance de 150 mètres à vol d’oiseau de chez moi, je trouvais trois épiceries, deux boulangeries, une laiterie, une boucherie et une pharmacie. Aucun des ces commerces individuels n’a survécu. J’ai longtemps essayé, à ma modeste échelle, de soutenir les commerces de détail en leur donnant la priorité pour mes achats. Plus d’une fois, ces dernières années, bien que n’habitant pas dans le même quartier, j’ai traversé la ville spécialement pour aller faire mes emplettes Chez Aeby. Mais avec la fermeture de toutes ces enseignes, il ne me reste plus de choix : je dois utiliser les grands magasins et ces chaînes qui remplacent les commerces de détail dans tous les domaines, grâce à leur force de frappe. J’y trouve d’ailleurs souvent un personnel remarquablement serviable et aimable si l’on songe à leur cadre de travail : mais l’expérience est inévitablement différente de celle du petit commerce, expérience dont on retrouve encore heureusement quelque chose dans les marchés en plein air (ceux de ma ville, deux fois par semaine, restent bien vivants et attirent aussi un public jeune).
« Il restera toujours des petits commerces : mais ce seront des dépanneurs. » Ce commentaire de Mme Aeby pose bien le constat. Comme je l’ai souvent dit — en ayant l’impression de prêcher dans le désert — il aurait fallu continuer de considérer les petits commerces comme source première pour ses achats et recourir aux grands magasins pour des dépannages ou pour des produits particuliers. Hélas, la plupart des clients ont adopté la démarche inverse, en allant principalement se fournir dans les grands magasins et en se rendant dans le petit magasin du quartier — s’il en restait encore un — pour acheter un produit oublié ou ajouter quelque chose à la liste. Le résultat était inévitable.
Ce que nous vivons ne correspond pas simplement à un remplacement de certains commerces par d’autres. C’est largement la disparition d’un modèle séculaire de petits commerces de détail remplacés par des chaînes, de commerçants indépendants remplacés par des employés, travaillant dans des décors standardisés, certes fonctionnels, mais toujours contemporains. Nous y trouvons tout ce dont nous avons besoin, mais pas la saveur qu’avait chaque visite à un attachant « grand petit magasin ».
R.M. Bongard dit
A pleurer
Eric Guggiari dit
Je me rappelle aussi d’un temps lors duquel on avait la boule au ventre d aller faire ses achats d’ « oublis » dans les petites épiceries tellement les commerçants nous mettaient mal à l’aise, laissant ainsi la place aux shops des grands pétroliers. Preuve que ça pouvait être un marché intéressant, avec quelques sourires et bons mots.