La semaine dernière, j’ai eu connaissance de deux initiatives venant de catholiques français et utilisant Internet comme support. Tout d’abord, sur le compte Twitter de Religioscope, j’ai reçu une invitation à suivre les tweets de “Bondieuseries jolies”, relais d’un magasin en ligne dont l’activité est ainsi résumée : “Les créations Sur la terre comme Ô ciel ont une vocation : enchanter la vie avec sens et fantaisie. Elles parlent de foi avec sobriété et ravissent les divines.” Le jour précédent, dans un message envoyé par le formulaire de contact du site Religioscope, un correspondant m’annonçait : “Je vous présente le premier videoclip catholique, Veni Creator!” Et m’invitait à visiter une page pour plus d’informations sur le CD de chant grégorien que ce videoclip voudrait promouvoir.
Je m’intéresse depuis assez longtemps à Internet pour ne pas m’étonner de telles initiatives. Dans les deux cas, en revanche, ce qui m’a intrigué était le style et/ou le vocabulaire sur lesquels s’appuient ces efforts de communication. Aurais-je été inattentif à des évolutions récentes ? Ou ces cas nous révèlent-ils de nouveaux styles d’expression de catholiques français se moulant sur leur environnement culturel ? Deux exemples anecdotiques n’autorisent certes pas à conclure : pourquoi pas, en revanche, saisir l’occasion pour partager quelques observations ?
Sur la terre comme Ô ciel est donc un magasin en ligne, ouvert au mois de mars. Le sous-titre de cette “une boîte à fantaisies religieuses” précise : “La boîte à gri-gris, bracelets JMJ, fantaisies bénies et autres bondieuseries jolies”. C’est là qu’est née commencé ma surprise, au point de me demander d’abord s’il s’agissait d’un canular — ce n’est pas le cas, j’y reviendrai. “Gri-gris”, cela évoque les amulettes, un objet de protection magique, et la référence n’est pas vraiment chrétienne. “Bracelets JMJ” (=Journées Mondiales de la Jeunesse, dont le prochain rassemblement se tiendra à Madrid au mois d’août), cet élément de la liste ne soulevait pas de question. Quant à “fantaisies bénies et autres bondieuseries jolies”, j’ai été perplexe au premier abord, car ces expressions plaisantes évoquaient plus la frivolité d’un catalogue de mode qu’une liste d’articles de piété ; pour finir, j’ai plutôt conclu à une pointe d’humour et d’autodérision, ce qui m’a été confirmé par la personne à l’origine de ce site.
La boutique en ligne ne renie en tout cas pas la dimension chic, mode, fashion, mais une mode croyante. Ce qui aboutit à cette présentation de page de garde :
Les créations Sur la terre comme Ô ciel ont une vocation : enchanter la vie avec sens et fantaisie. Avec une symbolique figurative ou seulement évocatrice, elles parlent de foi avec sobriété sur la grâce d’un cou, le dos d’un poignet ou dans le secret d’un message gravé dans la matière. Branchées et gaies, elles ravissent les divines dans la tendresse de l’âge mais aussi les élégantes et leurs chérubins grâce à des collections pensées pour eux. Toutes les créations sont immergées dans l’eau de Lourdes avant leur mise en vente sur le site et chaque médaille miraculeuse est bénie par la communauté des soeurs de la chapelle éponyme, rue du Bac à Paris.
J’ai poursuivi mon exploration, découvrant que le bracelet des JMJ est un “bracelet peps pour vivre cet événement avec fun et foi”; apprenant que le dizainier (pour réciter le chapelet) aux “couleurs tendres, pastelles ou flashy, […] est le must have de l’été” et que “cet attribut catholique par excellence s’offre une nouvelle vie au poignet des fashionistas”; à moins que l’on préfère le dizainier phosphorescent, “priant, chic et ludique”; sans oublier d’accrocher au dessus du berceau des enfants des “gri-gris de lit” sous forme de clochettes, afin de “protéger les petits dans leur tendre sommeil”, avec cette précision : “Anges, fées, bons esprits… plus on est de saints, plus on prie ! Un coup de grelot suffit à les convoquer. Une sonorité amusante pour l’enfant et utile pour la maman qui suit ainsi ses phases d’éveil.”
Ce sont ces oscillations entre un vocabulaire jeune mais croyant, d’une part, et un style qui semble approcher des sujets liés à la foi avec une sorte de légèreté frivole, d’autre part, qui m’ont conduit à m’interroger sur la nature du site — ainsi que des termes qui paraissaient sortir des références chrétiennes. Le canular semblait peu probable, car il s’agit d’un site e‑commerce, avec système de paiement en ligne. La simple exploitation commerciale de la foi ne “collait” pas non plus : tout cela semblait trop proche de signes de repère d’un milieu catholique. Mais en même temps un catholicisme fonctionnant sur un arrière-plan culturel qui n’est plus celui du catholicisme traditionnel.
Le “Bracelet Sonneur d’anges : un gage de protection” est présenté en ces termes : “Appelez vos anges gardiens et les bons esprits avec ces bracelets grelots qui évoquent le doux son de l’enfance ! Gardes du corps et vigiles de l’esprit, ils nous assurent une garde rapprochée en faisant écran aux mauvaises ondes.” La référence aux “mauvaises ondes” évoque un vocabulaire plutôt New Age, et les anges de la tradition chrétienne se retrouvent à côté des “bons esprits”, qui rappellent plutôt le vocabulaire de la magie et du spiritisme. Il peut certes s’agir ici d’un choix délibéré, d’une façon d’utiliser des termes compréhensibles pour des publics variés ; mais l’utilisation de ces termes reflète probablement aussi la situation d’un catholicisme contemporain dans lequel les sources et références deviennent électiques — autrement dit, les catholiques français (et les chrétiens en général) baignent dans une culture où la tradition catholique se retrouve de facto comme une référence mêlée à d’autres. Sans parler de l’influence de certaines modes d’origine américaine.
N’y tenant plus, j’ai décidé de prendre contact avec les responsables de cette boutique. J’ai d’abord cherché qui était le propriétaire du site : j’ai découvert le nom de Delphine de Mallevoüe. Avec l’aide de Google, il ne m’a fallu que quelques instants pour apprendre qu’il s’agit d’une journaliste du Figaro — mais la boutique est bien sûr une initiative privée, sans lien avec cette activité professionnelle.
Je me suis permis d’écrire à Madame de Mallevoüe, en lui disant franchement ma perplexité, ma réaction initiale quant à un possible canular, et en lui demandant comment comprendre ce site. Elle m’a aimablement et promptement répondu : ce site, m’a-t-elle expliqué, est le fruit d’un désir qu’elle nourrissait depuis des années. Elle a également précisé que ce site tout neuf attire déjà “un grand nombre de clients catholiques à travers le monde”. “Croyante et pratiquante”, elle se félicite plutôt de mon étonnement, car son intention était d’interpeller, de “choquer peut-être même, sur la forme tout au moins”. Pour le reste, elle considère que le fond reste traditionnel : “proposer des bijoux pour exprimer sa foi, pour l’afficher de manière assumée, avec les codes d’aujourd’hui, et peut-être ainsi ‘réinvestir l’espace public’ comme on dit, surtout par ces temps…”
Retour au site pour essayer de mieux comprendre la démarche. Dans la section “Qui sommes-nous?”, je lis que “tendance, fun et foi sont la signature de nos créations”. “La tradition est là, avec sa procession de croix, médailles et autres éléments de chapelets mais elle est entièrement revisitée au goût du jour et au goût tout court, pour dépoussiérer l’art des bondieuseries et plaire à l’oeil des petites et grandes bigotes du XXIème siècle!” Il s’agirait d’une façon “d’afficher ses convictions avec modernité, de manière décomplexée”.
Sans doute est-ce l’une des clefs de la démarche : des catholiques pratiquants, qui se savent minoritaires, mais n’ont aucun complexe à s’affirmer comme tels — et à utiliser des codes et modes d’expression qui, estiment-ils, les montrent comme pleinement sensibles aux évolutions des goûts et nullement “ringards”.
De page en page, j’ai comme l’impression de “collisions” entre des catégories différentes : le “bracelet des miracles” orné de la médaille miraculeuse promet de grandes grâces (selon les paroles qu’aurait prononcées la Sainte Vierge lors de l’apparition à Catherine Labouré en 1830), mais la présentation de l’objet ajoute que “Les fashionistas les portent en nombre pour un effet plus rock”. Bon, c’est vrai que je ne suis pas un spécialiste de mode féminine, et mes références sont sans doute assez loin de tout cela !
Je n’aurais probablement pas consacré un billet à “Sur la terre comme Ô ciel” si je n’avais découvert la même semaine un autre indice de transformations analogues à certains égards, à travers le videoclip de promotion du CD Credo : “46 chants populaires grégoriens et latins réunis sur un double CD”, interprétés par le Chœur Schola Regina, sous la direction artistique de Max Guazzini et Philippe Nikolov. Ce CD est sorti le 11 avril chez Decca/Universal.
Dans un entretien de présentation que l’on peut regarder en ligne, Max Guazzini explique la nature du projet : “c’est de faire connaître, reconnaître, découvrir tous ces chants, afin que tous ces chants ne tombent pas dans l’oubli”. “Ils sont le témoignage d’une identité catholique et romaine qui a traversé les siècles.” Le CD doit pouvoir être écouté avec plaisir, “comme une programmation, avec des moments plus rythmés, avec des chants plus populaires, des chants plus lents”. Dans un autre entretien, Max Guazzini dit ses convictions catholiques et présente la foi et cette musique comme des signes de stabilité dans un monde en bouleversement — un lien avec quelque chose qui ne passe pas, au milieu des modes éphémères.
Une tentative qui s’inscrit donc dans les efforts de revalorisation de l’héritage religieux et culturel du catholicisme en France ainsi que dans le sillage de plusieurs succès en matière de chant grégorien ces dernières années. Ce n’est d’ailleurs pas ce CD qui attire mon attention, il n’a rien de particulier, mais le clip vidéo qui doit en assurer la promotion. Je vous laisse tout d’abord le regarder sur YouTube, il dure 3:11 minutes.
Fond sonore : le chant du Veni Creator. Quatre jeunes gens se lèvent pour partir en quête spirituelle. L’un alors qu’il déchiffre une vieille partition à la lueur de bougies, le deuxième alors qu’il est en train de semer dans son champ, le troisième alors qu’il travaille dans son atelier (une croix suspendue au cou) et voit soudain une colombe se poser sur la fenêtre, le quatrième tandis qu’il jette ses filets pour pêcher. Les références bibliques du semeur et du pêcheur sautent aux yeux — et le pêcheur revenu à terre va d’ailleurs tracer un poisson, symbole du Christ, sur le sable de la rive. D’autres symboles les attendent ici et là sur leur chemin (un agneau, une pierre recouverte de feuilles mortes sur laquelle est gravé Credo, une jeune fille représentant le Sainte Vierge et dispersant des pétales de rose, une bannière avec le monogramme du Christ et un cœur, un évêque silencieux qui donne une clef…). Caractéristique commune des quatre jeunes gens : ils ressemblent tous à des éphèbes sortis d’un catalogue de mode.
Leurs itinéraires finissent par se rejoindre, face à un feu nocturne, devant lequel leurs corps se soulèvent de terre, tandis qu’ils ont les yeux clos (même si ce passage d’extase mystique me rappelle plutôt, je ne sais pourquoi, une célèbre scène de Tintin au Tibet!). L’aube les trouve agenouillés, le visage incliné contre terre, et se redressant pour voir la colombe venir se poser sur une croix. Le Veni Creator s’achève, et le clip se termine sur une publicité pour le CD Credo.
L’impression qui se dégage est curieuse : un mélange de clichés d’un catholicisme classique et des codes d’un clip vidéo, des clins d’œil à un passé rural (le cultivateur dans son champ a une pose fugitive qui évoque le tableau L’Angelus du soir de Millet) et des réminiscences de films pour la jeunesse (la “porte magique”, posée en plein champ, que l’un des protagonistes ouvre pour passer dans un autre monde).
Pour m’assurer de n’être pas le seul à éprouver de la perplexité face à ce petit film, j’ai demandé à quelques correspondants leur avis à travers un partage sur Facebook. Je livre ci-après quelques-unes des réactions recueillies.
“On pourrait aussi voir en ces images l’expression d’une certaine gayitude”, a aussitôt remarqué l’un d’eux, dont la remarque a été approuvée par d’autres correspondants. “Psychanalytiquement intéressant!” a ajouté un universitaire italien. Quant à un journaliste suisse, il s’est déclaré nullement convaincu par le mélange des genres : “Comme si le plain chant était une affaire de beaux éphèbes échoués dans un Moyen Âge postmoderne…”
Le chercheur suisse Olivier Moos (qui collabore aux travaux de Religioscope) m’a proposé ce commentaire d’ensemble :
L’idée de mettre en phase catholicisme ou, du moins, les chants en question, et les nouvelles tendances à la sobriété, aux meubles restaurés, aux vieilles pierres. Tous mannequins, l’asiatoïde bouddhéisant, le ferblantier mulâtre au crâne rasé (catholicisme latino?), l’américain à la pureté mormone semant ses champs, le beau suédois à la mâchoire carrée vivant au grand air, le tout baignant dans une esthétique vintage : le plan sur la table, avec une bouteille de vin sans label, du pain frais et un calice orné de gravures ‘à l’antique’, de la poussière et du bois usé mais un éclairage étudié… Pas de guitare ou d’assistant social. On n’est plus dans le catholicisme hippie. C’est du vieux qui tient encore bon, ça fleure littéralement les valeurs de la terre et du travail, du cuir et du métal — en somme, c’est assez fashion.
Ces différentes observations, dont je remercie leurs auteurs, vont au cœur des questions que soulève un tel clip : sur une musique “intemporelle” (et belle : sans elle, les scènes filmées ne retiendraient sans doute pas longtemps les spectateurs), un passé tente de resurgir, sous des formes où s’entrechoquent les époques (des bribes médiévales, une jeune fille jouant une Vierge de Lourdes très XIXème siècle…). Ni la Sainte Vierge ni l’évêque ne donnent une impression crédible : mais il est vrai que les codes d’un clip vidéo ne sont pas les mêmes que ceux d’un film. Avec d’autres symboles, j’ai vaguement le sentiment que les quatre jeunes avançant vers la scène finale devant la croix pourraient tout aussi bien être les acteurs d’une quête New Age.
Pas de malentendu : il ne s’agit pas ici de porter un jugement de valeur sur des initiatives qui enthousiasment sans doute certains participants, spectateurs ou clients — même si elles sont éloignées de ma propre sensibilité en matière religieuse. Ces initiatives m’intéressent par ce qu’elles nous révèlent peut-être des rapports que peuvent entretenir aujourd’hui des catholiques convaincus, en France et ailleurs, avec leur propre héritage et la façon d’assumer celui-ci dans un environnement culturel où le christianisme n’est plus une référence dominante ; un environnement caractérisé aussi, même pour beaucoup de pratiquants ou personnes qui (re)découvrent la foi, par une crise de la transmission et la perte d’une partie d’un legs de culture et de foi qui allait de soi, mais que l’on va tenter de s’approprier ou de rendre attrayant en composant avec d’autres systèmes de références.
Ainsi, les deux cas évoqués dans ce billet ne me paraissent pas simplement anecdotiques, surtout quand on prend conscience qu’ils relèvent d’initiatives de catholiques convaincus, sensibles au thème de la “nouvelle évangélisation”. Ils illustrent à la fois comment des croyants tentent de trouver des moyens originaux de la pratiquer, de quelle manière se déploient des efforts pour communiquer le message de façon supposée adaptée à l’environnement culturel contemporain, et face à quel univers culturel, où la référence catholique n’est plus qu’une parmi d’autres, se trouvent de tels projets.
Jean-Philippe Perreault dit
Bonjour,
Merci de ces notes d’observation fort pertinentes et intéressantes. Je serais porté à croire qu’il ne s’agit en rien d’initiatives propres au catholicisme français, mais plutôt d’indices d’une certaine recomposition du religieux dans une société de consommation. Vous remarquerez peut-être dans les deux clips du Diocèse de Québec ci-dessous une codification qui n’est pas étrangère à ce que vous décrivez :
http://www.ecdq.tv/fr/videos/9a96876e2f8f3dc4f3cf45f02c61c0c1
http://www.ecdq.tv/fr/videos/1cc3633c579a90cfdd895e64021e2163
Merci encore.
Très cordialement,
Jean-Philippe Perreault
Sciences des religions
Université Laval
Jean-François Mayer dit
Merci pour ces pistes de réflexion. “Recomposition du religieux dans une société de consommation”: il y a là, en effet, un angle d’approche pertinent et qui dépasse les cas particuliers de tel ou tel pays.
Quant aux clips du Diocèse de Québec, il y aurait beaucoup à dire : sur le style de communication que l’on peut observer, notamment dans le second (il serait d’ailleurs intéressant de comparer des rencontres semblables au Québec et en Europe pour observer les analogies et différences éventuelles); sur les modèles d’une pastorale “jeunes” qu’ils illustrent ; etc.
isabelle de gaulmyn dit
Vous avez raison. C’est sans doute une des conséquence de l’exculturation du christianisme. On est sorti de la période culpabilité, où le poids de l’histoire du catholicisme pesait sur son image. Désormais, les gens n’ont plus d’à-priori, ils partent d’une sorte de table rase, qui permet de redécouvrir à frais nouveaux. Avec ce risque d’une forme extrêmement naïve de religion…