La venue de la philosophe américaine Judith Butler à l’Université de Fribourg pour y recevoir un doctorat honoris causa a suscité une petite polémique, dont l’origine n’était pas locale, et a entraîné une pacifique action de protestation par un petit groupe de catholiques. Je n’avais pas l’intention d’écrire quelque chose à ce sujet, mais l’occasion m’a paru bonne pour m’interroger sur le sens de nouvelles formes de protestation catholique. Le billet prévu est devenu un petit article, qui permet aussi de rappeler les faits et d’évoquer en filigrane la question de l’identité de l’Université de Fribourg, car elle n’a pas été étrangère aux réactions observées.
Si je n’avais été forcé de garder le lit ce jour-là, je serais allé le vendredi soir 14 novembre à la conférence donnée par Judith Butler à l’Université de Fribourg (Suisse): pas pour écouter la conférencière, mais pour observer les actions de protestation à cette occasion. À défaut d’avoir pu mener cette petite enquête de terrain, j’ai recouru aux ressources d’Internet ainsi qu’aux observations de quelques personnes présentes, outre les articles de presse. Pourquoi s’intéresser à une initiative de faible ampleur ? Parce qu’elle me semble révélatrice d’adaptations d’activistes catholiques à un environnement à la fois séculier et connecté. Pour des lecteurs français familiers avec les actions des “Veilleurs”, tout cela ne semblera pas très original. En Suisse, cependant, c’est une nouveauté.
Une petite “affaire Butler”
Si cette petite polémique a été évoquée dans les médias locaux et même nationaux, elle n’a été mentionnée en dehors des frontières suisses que sur des sites catholiques francophones. Un rappel concis ne sera pas inutile.
Le 8 novembre 2014, le Salon Beige, “blog quotidien d’actualité par des laïcs catholiques”, annonce : “Judith Butler, docteur honoris causa de l’Université de Fribourg ?” . Ce site très visité par des milieux catholiques francophones de droite s’étonne “de constater le décalage entre cette décoration et l’attachement au catholicisme professé publiquement par l’Université”, ” dont la Faculté de Théologie est l’une des plus réputée[s] du monde”. “En plus, les autorités ecclésiastiques semblent, de manière délibérée, se désintéresser de ce grave événement.” Par conséquent, “il est important de communiquer notre indignation aux autorités compétentes”. Le billet se termine par les noms et adresses électroniques de différentes figures concernées, à commencer par le recteur de l’Université (lui-même dominicain), les prieurs des deux couvents dominicains de la ville, l’évêque, le curé de la cathédrale, le nonce apostolique et le membre du gouvernement cantonal fribourgeois en charge de l’éducation. Le site appelle également à aller assister à la conférence publique que donnera Judith Butler la veille de la remise du doctorat : “N’hésitons pas à venir pour poser les vraies questions!” Mais la conférence de Butler a pour thème l’interprétation de la non-violence, et non la question du genre.
L’information est reprise par quelques sites (religieux ou politiques) hostiles à “l’idéologie du gender”, dont Judith Butler est considérée comme l’égérie. Les personnes mentionnées dans le texte du Salon Beige commencent à recevoir des messages de protestation. Le 9 novembre déjà, le Salon Beige communique que “la Faculté de théologie désapprouve le Doctorat remis à Judith Butler” :
“le père Benoît-Dominique de la Soujeole, op, Prieur de l’Albertinum de Fribourg, précise que ni la Faculté de théologie, ni l’Ordre dominicain n’ont à voir avec cette décoration. C’est la Faculté des lettres, totalement indépendante de la Faculté de théologie, qui est responsable devant Dieu et devant les hommes de cette initiative. Le père Benoît-Dominique ne souscrit ni au gender ni à la remise de ce Doctorat, lors duquel il ne sera pas présent.”
Il ne s’agit donc pas de la Faculté entière, contrairement au titre de l’article, mais d’un professeur. Selon l’un de ses confrères, intervenu sur ma page Facebook pour apporter cette précision, le dominicain aurait simplement rappelé que chaque Faculté était responsable des choix de personnes distinguées par un doctorat honoris causa et que “le jour de la remise des doctorats honoris causa par chaque faculté, le 15 novembre, il serait absent parce qu’il est pris par ailleurs” (le 18 novembre, le Salon Beige fera amende honorable sur ce point et d’autres — voir plus loin).
Le 10 novembre, le Service diocésain de la communication réagit publiquement aux messages adressés par “plusieurs personnes à […] l’Évêché de Lausanne, Genève et Fribourg pour demander une suppression de cette distinction”. Extraits du communiqué :
“L’Université de Fribourg n’est pas et n’a jamais été une Université catholique, au sens juridique du terme (dont les normes actuelles sont régies par la Constitution Ex Corde Ecclesiae, publiée par le pape Jean-Paul II le 15 août 1990). C’est une Université d’État fondée au XIXe siècle dans un canton catholique, et on l’a traditionnellement appelée ‘Université des Catholiques Suisses’. Pour cette raison, une quête est proposée chaque année aux catholiques suisses, dans le but de favoriser une certaine présence catholique dans des projets interfacultaires.
“La Faculté de Théologie est la seule formellement liée à l’Église, et elle a un Grand Chancelier qui est le Maître général des dominicains. Celui-ci doit approuver les doctorats honoris causa de la Faculté de Théologie, mais il n’a absolument aucun rôle dans les autres Facultés.”
Le jour suivant, le Salon Beige prend acte sous le titre “L’Université de Fribourg n’est pas et n’a jamais été une Université catholique” . Le site reproduit le communiqué diocésain et invite donc ses lecteurs à prendre contact avec le professeur François Gauthier, qui avait appuyé la nomination de Judith Butler.
Le 12 novembre, le quotidien fribourgeois La Liberté fait le point sur la polémique, après une première évocation le jour précédent. Le décanat de la Faculté de théologie n’a pu être joint pour une prise de position officielle. Le doyen de la faculté des lettres, Marc-Henry Soulet, “se dit très surpris par la tournure des événements” et assure qu’il n’y a “pas de provocation ni d’idéologie derrière ce choix”. Quant au recteur de l’Université, le P. Guido Vergauwen, une déclaration écrite de sa part précise que les personnes qui ont proposé d’octroyer cette distinction “doivent s’en justifier devant Dieu et leur conscience ainsi que leur raison scientifique. La distinction n’exprime nullement l’accord de la communauté universitaire et de sa direction avec les positions scientifiques des candidats.”
Le 13 novembre, cependant, La Liberté rapporte une nouvelle réaction du recteur, qui “tient à préciser que son service de presse a présenté à tort comme une prise de position officielle du rectorat certains propos qu’il a en réalité adressés, à titre personnel, à des particuliers l’ayant interpellé”. Quant au professeur François Gauthier, il explique que les nombreux messages qu’il reçoit “ne sont pas à proprement parler menaçants. Ils émaneraient plutôt de personnes ‘blessées’.” Mais un service de sécurité encadrera la conférence donnée par Judith Butler le soir du 14 novembre.
Le matin du 14 novembre, La Liberté fait état du soutien de l’Association générale des étudiants de Fribourg (AGEF) au professeur Judith Butler et publie également une lettre de lecteurs (un couple marié d’étudiants en droit de l’Université) disant leur “effroi” et “incompréhension” devant l’annonce du doctorat honoris causa et faisant appel au recteur :
“Nous vous supplions, révérend père, de faire annuler cette cérémonie qui va consacrer — par l’intermédiaire de cette remise de doctorat — cette idéologie antihumaniste. Souvenez-vous qu’avant d’être recteur, vous êtes un chrétien […].”
En revanche, Barbara Hallensleben, professeur à la Faculté de théologie, dit ne pas comprendre la critique et estime que les réflexions de Judith Butler soulèvent des questions légitimes également sur le plan théologique (“Polemik um Ehrendoktortitel der Universität Freiburg” , SRF, 14 novembre 2014). Dans la même ligne, son collègue francophone, le dominicain Philippe Lefebvre, publie la veille sur son compte Facebook un commentaire, qu’il met en ligne quelques jours plus tard sur un site français : il s’y dit “étonné et un peu exaspéré par cette agitation”: il déclare avoir trouvé en Judith Butler “une vraie penseuse qui, avant d’émettre des théories comme on l’en accuse, met en question de manière intelligente et cruciale les réalités ‘homme’ et ‘femme’. Ces réalités, bien moins ‘évidentes’ et ‘naturelles’ qu’on le dit, résultent en partie de constructions sociales, de jeux de pouvoir et d’oppression.” Il admet qu’on puisse s’élever face à une théorie si elle verse dans l’idéologie : mais “pas question” d’arrêter ” de penser, de lire les auteurs de notre époque, comme J. Butler” (“Le doctorat honoris causa de Judith Butler à Fribourg” ).
Le soir du 14 novembre, Judith Butler donne sa conférence devant une salle comble. Finalement, seuls quelque vingt-cinq Veilleurs (une quarantaine au total si l’on y ajoute ceux de passage plus brièvement, selon les organisateurs) témoignent pacifiquement, avec des lumignons à la main— j’y reviendrai tout à l’heure. La conférence elle-même se déroule sans perturbation : aucun contestataire ne se manifeste ouvertement dans la salle.
De même, le lendemain matin 15 novembre, la remise du doctorat honoris causa à Judith Butler (et à d’autres personnes honorées à l’occasion du dies academicus marquant le 125e anniversaire de l’Université de de Fribourg) se déroule sans incident. Tout au plus le correspondant de la RTS rapporte-t-il, lors du journal radiophonique de 12h30, avoir remarqué “plusieurs religieux, présents dans la salle, rester les bras croisés” pendant les applaudissements saluant la distinction de Judith Butler.
Interrogée dans un journal dominical, l’intéressée répond :
“Je n’ai pas vraiment été interrompue, les protestations étaient pacifiques, et j’ai beaucoup aimé l’hymne qu’ils ont chanté. Ils ont exprimé leurs vues, j’ai exprimé les miennes. C’est comme ça que ça doit se passer dans une université qui est ouverte à une discussion pacifique.” (“Judith Butler a secoué l’Uni de Fribourg”, Le Matin, 16 novembre 2014)
Le 18 novembre, le Salon Beige fait le bilan (“Judith Butler, Docteur Honoris Causa de l’Université de Fribourg (suite et fin)” ): il se félicite d’avoir révélé l’affaire, mais reconnaît quelques erreurs factuelles, notamment sur la nature “catholique” de l’Université de Fribourg (j’y reviendrai dans la dernière partie de ce texte) et sur les raisons de l’absence du P. de la Soujeole, qui n’est d’ailleurs plus le prieur de son couvent.
Le 19 novembre, La Liberté publie deux lettres de lecteur. L’une vient d’une personne présidant la Lesbian and Gay Organisation (LAGO) de l’Université de Fribourg, selon laquelle les personnes postées devant l’entrée, “bougies à la main, ont entonné une mélopée en pleine allocution des représentants de la Faculté”, tandis que des “désordres ont perturbé la début de la conférence, engendrant une atmosphère pesante pour l’oratrice”. L’autre lecteur s’indigne de l’opposition de la religion à la recherche scientifique et ne se dit pas étonné de la critique des théologiens face à Judith Butler : “il n’y a pas moins scientifique à l’Uni[versité] que la théologie, seule branche ayant comme base la croyance et la doctrine d’une idéologie (religieuse) spécifique.”
Quant au site de TV5 Monde, il dramatise un peu la situation en rapportant que Judith Butler aurait été “chahutée par des traditionalistes chrétiens”, “avatars helvètes des manifestants français, auto-proclamés Veilleurs Suisses” (“Judith Butler, philosophe américaine, honorée et malmenée en Suisse” ).
Je dois reconnaître que je m’attendais un peu à d’autres signes de protestation de la part d’individus ou de petits groupes, en raison de la sensibilité du sujet : mais Fribourg n’est pas la France, et son catholicisme n’est guère enclin aux expressions extérieurement “militantes”. De plus, la “question du genre” n’y a pas été agitée de la même façon qu’elle l’a été en France.
Un modèle de protestation moderne : des catholiques à contre-courant et dans le vent ?
La correspondante étudiante de la section universitaire de la Neue Zürcher Zeitung à l’Université de Fribourg, Teresa Delgado, rapporte ainsi la scène telle qu’elle se présentait le soir du 14 novembre : deux vigiles robustes maintiennent fermées les portes pendant la conférence de Butler, afin d’empêcher toute intrusion de protestataires. Deux professeurs de l’Université de Fribourg se tiennent de part et d’autre de Judith Butler, debout, pendant toute la conférence, afin de faire écran protecteur entre la conférencière et la porte chaque fois qu’un auditeur quitte la salle.
Les commentaires lus sur les réseaux sociaux avant la conférence révélaient la perception des protestataires (“moyenâgeux”), et donc les mesures de sécurité prises : la crainte était apparemment de voir des croyants aussi obscurantistes que fanatiques s’en prendre à la conférencière — en exagérant un peu, pourquoi pas l’irruption de “fous de Dieu” au regard sombre brandissant des crucifix face à Judith Butler et l’exorcisant à grands jets d’eau bénite avant de la brûler sur un bûcher expiatoire?…
Comme le rappelle Magali Jenny dans une chronique publiée par 24 heures (17 novembre 2014), “c’est en 1985 qu’un tel événement avait eu lieu pour la dernière fois à Fribourg, lors de la diffusion du film de Jean-Luc Godard Je vous salue Marie. À cette occasion, des croyants, mais surtout des hommes d’Église et des religieuses s’étaient agenouillés en prière dans le hall du cinéma pour empêcher les spectateurs d’entrer.” Plus près de nous, la tenue de la Gay Pride à Fribourg a donné lieu chaque fois à des actions symboliques de protestation de personnes proches de la Fraternité sacerdotale Saint Pie X (FSSPX), accompagnées de prêtres portant soutane. La dernière fois, en juin 2013, un reportage télévisé (“Des prêtres intégristes perturbent la Pride 2013 à Fribourg” , RTS, 23 juin 2013) les montre rassemblés autour d’une personne protestant condamnant la tenue de la Gay Pride à l’aide d’un mégaphone ; on peut distinguer quelques pancartes : “La destruction des repères moraux sert l’oligarchie financière ! Non au capitalisme libéral-libertaire mondialisé!” ou encore “Protégeons les enfants!” Dans une séquence suivante, les participants récitent l’Ave Maria en latin.
Le rappel de ces incidents met surtout en évidence non pas une continuité, mais plutôt le style radicalement différent des “Veilleurs — Suisse” pour leur première action rapportée par les médias. Ils invitent par Twitter à venir participer à une veillée, précisant : “Les Veilleurs condamnent toute forme de violence, quelle qu’elle soit. Chaque Veilleur s’engage donc à s’asseoir pacifiquement durant la veillée, à ne jamais répondre aux provocations et à ne jamais faire usage de la force.” Ou encore : “La vocation des veilleurs est de désarmer la violence pour être au service du bien commun et de la paix sociale.” Ils n’accueillent pas Judith Butler au son de prières latines ou de cantiques, mais de L’Espérance, ce chant scout qui est devenu l’hymne des Veilleurs. Ils chantent également La Cavalcade et L’Enfant au cœur d’or. Ils distribuent un papillon invitant à une veillée “Identité et vérité dans la non-violence”, “pour une anthropologie respectueuse de l’être humain”; ils précisent :
“Les Veilleurs sont un mouvement non-violent. Face à la démission de la pensée, à l’assouplissement des consciences et au délitement progressif du sens de l’homme, les Veilleurs ont choisi de demeurer vigilants pour réveiller l’âme du peuple auquel ils appartiennent.”
Durant la veillée après la conférence de Judith Butler, ils lisent les six principes de non-violence de Martin Luther King, un discours du précédent évêque, Mgr Bernard Genoud (1942–2010), la fable Le loup et l’agneau de Jean de La Fontaine, le poème de Victor Hugo Lorsque l’enfant paraît, un texte du philosophe Fabrice Hadjadj (directeur de l’Institut Philanthropos, dont venaient plusieurs des participants à la veillée), un extrait du discours d’Alexandre Soljenitsyne à Harvard, et enfin quelques textes d’Antoine de Saint-Exupéry. (Certains de ces textes peuvent être consultés sur la page Facebook des Veilleurs – Suisse ; une “bibliothèque contributive” en ligne rassemble des textes appréciés par les Veilleurs.)
Interrogés par un journaliste du quotidien local, les organisateurs de l’action des Veilleurs ne lancent pas un anathème au nom de la foi catholique, l’une concède même l’intérêt que peut avoir le discours de Judith Butler à certains points de vue, mais ils s’inquiètent de théories débouchant sur la “déstructuration de l’être humain” et l’abolition de “la donne naturelle voulant qu’un homme soit un homme et une femme une femme” (La Liberté, 17 novembre 2014).
Bien que les Veilleurs se veuillent non confessionnels, leur inspiration et leur public sont fortement catholiques. Cependant, leur protestation ne met pas les dogmes catholiques en avant : les Veilleurs s’expriment au nom de valeurs, de principes sociaux et philosophiques, d’une certaine vision de l’humanité et de la vie. Le recours à la littérature plutôt qu’à des textes doctrinaux est révélateur.
Cette différence entre deux styles avait frappé les observateurs de la “Manif pour tous” en France : même de pieux catholiques qui y participaient comprenaient qu’il n’était pas opportun de sortir leur chapelet pour défiler, car le message n’aurait plus passé de la même façon. Anthony Favier résume :
“Bien des pratiques nées sur le terrain militant d’avant-gardes passées ont été réactivées par une Manif pour tous, qui, peinte en rose layette et bleu cyan, refusait, coûte que coûte, de passer pour ringarde et dépassée. Les prières de rue, les cantiques du type Chez nous soyez Reine !, les propos religieux faisant référence à Sodome et Gomorrhe ou à l’Épître de Paul aux Romains, n’ont été audibles qu’autour des cortèges de Civitas, de groupuscules et d’officines traditionalistes, sciemment séparés des convois de la Manif pour tous. Cette dernière s’est placée sur le terrain séculier, essayant de parler, plus ou moins adroitement, le langage du droit, des sciences humaines et sociales ou bien de la biologie.
“Les ‘sit-in’ nés chez les opposants à la Guerre du Viêt-Nam ou des mouvements noirs, ou bien les ‘cercles du silence’, apparus dans les milieux de soutien aux sans-papiers, ont été efficacement mis à contribution.” (“Les catholiques français après l’épisode du mariage pour tous”, Histoire, monde et cultures religieuses, 3/27, 2013, pp. 143–148 [p. 145])
Certes, on pourrait soutenir que seul l’emballage est différent, mais que le contenu reste le même. Je n’en suis pas sûr : la différence de style me semble révéler quelque chose de plus profond (sans exclure d’ailleurs que certaines personnes puissent se retrouver dans les deux registres, selon les circonstances). Il y a un cousinage et un partage de certaines références : mais le rapport à une société sécularisée est différent.
Je me suis rappelé le modèle de l’ “enclave”, fréquemment utilisé par les chercheurs du monumental Fundamentalism Project (1987–1995) —je suis prudent dans l’usage de mots piégés et polémiques comme celui de “fondamentalisme”, mais je le prends ici comme modèle interprétatif et non comme catégorisation. Dans les cas de protestations comme celle contre Je vous salue Marie en 1985 ou la FSSPX face à la Gay Pride, le type de réaction suggère des groupes qui se sentent assiégés par les progrès de la sécularisation et qui se replient (intérieurement) dans des enclaves à partir desquelles ils vont lancer de temps en temps des offensives pour attirer l’attention du monde sur ses erreurs et sa décadence. Bien entendu, ils espèrent convaincre certaines âmes (même parmi ceux qui défilent à une Gay Pride et pourraient être impressionnés par ce témoignage sans compromis); mais ils ne se font guère d’illusions sur l’évolution du monde, se méfient de la culture contemporaine et adoptent une posture de témoins de la Vérité. Surtout, ils affirment leurs convictions en proclamant leurs convictions religieuses, sans se soucier de la réaction du public face à celles-ci. Dans la plupart des cas, ceux qui ne partagent pas leurs vues ont l’impression de se trouver face à un petit monde à part, assimilé au passé — et de plus en plus, au fur et à mesure que progressent sécularisation et ébranlement (ou effondrement) de modèles traditionnels.
Une action comme celle pour accueillir Judith Butler s’efforce de brouiller cette perception, avec plus ou moins de succès. Les Veilleurs sont aussi très critiques face à certaines évolutions des pensées et pratiques contemporaines. Mais ils refusent la stratégie de l’enclave pour résister : leur dynamique est celle de la reconquête avec un discours et des techniques qui se veulent délibérément adaptées au monde contemporain. Le visiteur d’un site (non officiel) rassemblant des témoignages de Veilleurs est accueilli par une citation de Gandhi : “D’abord ils nous ignorent, ensuite ils nous raillent, ensuite ils nous combattent et enfin, nous gagnons.” Ils se savent minoritaires, d’abord en tant que catholiques souvent pratiquants, mais ils pensent que l’affirmation du beau et du vrai peut offrir l’amorce d’un retournement, sans lier automatiquement cette démarche à la conversion religieuse.
Il n’est pas étonnant que l’apparition des Veilleurs en Suisse (au printemps 2014) ait pour le moment été discrète : les Veilleurs paraissent non seulement liés à la dynamique issue de ce qu’on a appelé la “génération Jean-Paul II” (et de celle qui la suit maintenant), mais aussi et surtout d’une expérience spécifiquement française : d’ailleurs, la carte des groupes de Veilleurs dans le monde nous apprend qu’une première tentative de lancement en Suisse avait été abandonnée parce que “trop de jeunes rentrent en France”.
Bien entendu, le débat sur le genre n’est pas limité à la France et est abordé depuis des années dans le monde catholique, au plus haut niveau : il y a quelques jours encore, l’évêque de Paderborn parlait du gender comme d’un “mot empoisonné” et de l’idéologie du genre comme d’un “enseignement faux”; sans utiliser explicitement le mot “genre”, le pape François lui-même a eu des propos assez clairs à ce sujet, rappelant encore — le 17 novembre — la “complémentarité entre homme et femme […] à la base du mariage et de la famille”, le “droit [des enfants] à grandir dans une famille avec un papa et une maman” et la famille comme “un fait anthropologique et par conséquent un fait social, de culture, etc.”. Mais l’analyse que je fais ici ne porte pas sur la question du débat autour du genre : il s’y intéresse uniquement dans la mesure où il a été l’occasion de s’exprimer pour ces nouvelles formes d’activisme catholique. La France a été marquée par un mouvement de fond catholique autour de ces thèmes probablement aussi en raison de la coexistence entre une importante minorité catholique et une culture sécularisée, héritière de tensions récurrentes entre le catholicisme et des courants désireux de limiter l’influence sociale de celui-ci. Redevenu plus combatif, avec l’arrière-plan de cette expérience historique, le catholicisme français développe des efforts originaux qui tendent à casser les clichés et pour s’affirmer sans complexe, en refusant de passer pour “ringard”.
Comme le remarque Romain Carnac, la controverse autour du genre permet “de restaurer la cohésion du catholicisme français autour d’affirmations doctrinales fortes” et de renouer avec “la logique galvanisante du catholicisme de combat de la fin du XIXe siècle” (“L’Église catholique contre ‘la théorie du genre’: construction d’un objet polémique dans le débat public français contemporain”, Synergies Italie, N° 10, 2014, pp. 125–143 [p. 130]). Dans une formulation pertinente, Carnac évoque un “discours contestataire sécularisé”: à visée universelle (pas seulement pour des croyants), déconfessionnalisé, invoquant un socle de valeurs humanistes, faisant jouer la science contre la science – mais “discours d’opposition totale” qui renvoie “à presque toutes les critiques et les peurs suscitées par la modernité” (pp. 131–134). Ce dernier point n’est pas faux, même si je pense que la différence de style a des implications qui ne sont pas seulement superficielles : ne devrait-on pas aller jusqu’à dire que cette différence de style prend acte la réalité de bien des fidèles catholiques aujourd’hui, qui n’ont pas de véritable problème avec la culture moderne, même s’ils n’en apprécient pas ou en rejettent certains aspects ?
Des Veilleurs face à une “Université catholique”?
Le contexte suisse, avec sa variété cantonale, n’a pas ignoré les tensions entre État et catholicisme (Kulturkampf au XIXe siècle et ses suites), mais est très différent du contexte français : dans la plupart des cantons (il faudrait nuancer pour celui de Genève), la référence à la “laïcité” — de plus en plus souvent utilisée — ne reflète qu’une influence du discours français et une reprise peu réfléchie et non nécessaire d’un concept trop marqué par ses origines idéologiques (nul besoin de parler de “laïcité”, en Suisse, si l’on veut simplement exprimer la neutralité de l’État en matière religieuse : le mot “laïcité” est le produit de l’histoire de pays spécifiques et n’a rien d’un concept à validité universelle).
Cela crée une situation de départ différente pour des actions comme celles des Veilleurs. Bien sûr, les débats autour desquels ceux-ci s’engagent ne sont pas limités à la France. De nouveaux modes d’activisme catholique comme celui des Veilleurs peuvent aussi être séduisants pour des catholiques suisses (d’autant plus que leur nature pacifique s’accorde bien avec le style apprécié ici): récemment, une journaliste me disait observer des catholiques suisses attirés par le “modèle français” d’un catholicisme plus engagé et vigoureux dans le débat public, notamment dans le sillage de la Manif pour tous.
Mais la première action publique des Veilleurs en Suisse — certes par un concours de circonstances plus que par une recherche délibérée — ne s’est pas inscrite dans le registre de la “désobéissance civile” à la lumière de laquelle certains chercheurs analysent ce mouvement pour le mettre en parallèle avec d’autres courants protestataires (cf. Graeme Hayes et Sylvie Ollitrault, La Désobéissance civile, Paris, Presses de Sciences Po, 2013, chap. 2, notamment les pp. 81–84 sur les Veilleurs et leur mise en scène d’une “identité religieuse pacifiée, laïque (peu de prêtres sont présents)”). Judith Butler était venue donner une conférence à l’Université de Fribourg le 14 novembre 2013, une année exactement avant sa récente intervention, sans susciter des réactions. Ce qui a provoqué l’indignation du Salon Beige, répercutée par d’autres, et la mobilisation des Veilleurs à Fribourg n’a pas été la seule venue de Butler, mais la remise d’une doctorat honoris causa ; même celle-ci, d’ailleurs, n’aurait probablement pas mobilisé des Veilleurs si elle avait eu pour cadre l’Université de Genève ou de Zurich : la distinction accordée à la philosophe américaine par l’Université “catholique” de Fribourg a été ressentie comme une provocation, sur un sujet très sensible.
Ainsi, les Veilleurs ne protestaient pas dans un espace entièrement séculier, mais dans le contexte très particulier d’une université qui comprend une Faculté de théologie réputée et dans les couloirs de laquelle il est normal de croiser des professeurs dominicains ou religieux étudiants en habit. Ce n’est pas la même chose que de contester des initiatives d’un gouvernement socialiste en France.
Une controverse intracatholique ? C’est plus compliqué, comme le rappelait le communiqué de presse diocésain cité dans le rappel des faits. La fondation de l’Université de Fribourg, en 1889, dans une ville qui comptait alors 12.000 habitants, répondait à un désir de longue date des catholiques suisses d’avoir leur université : toutes celles qui existaient alors se trouvaient dans des cantons protestants. Elle fut conçue dès le départ comme une université complète, et pas simplement une Faculté de théologie : celle-ci dut même faire face jusqu’en 1920 aux craintes tenaces des évêques du diocèse de la voir absorber leur séminaire ! Les Facultés de droit et de lettres furent d’ailleurs les premières à ouvrir leurs portes.
Comme le rappelait Stéphane Marti dans un ouvrage commémoratif publié à l’occasion du centenaire des l’institution, elle fut conçue comme “un type original d’université, aux statuts multiples : université d’État, catholique, bilingue, suisse, fribourgeoise”, et avec un rayonnement international dès le début (recrutement de professeurs à travers l’Europe) (Université de Fribourg, 1889–1989, Fribourg, Éd. Universitaires, 1989, pp. 24–25). Recteur lors du centenaire, Augustin Macheret soulignait que “ce caractère international fut au départ étroitement lié à la pensée catholique et […] l’est encore dans une certaine mesure” (p. 65). Mais n’étant pas “une institution dépendant organiquement de l’Église catholique”, il préférait la définir comme “institution d’État […] de ‘tradition catholique’ ” (p. 77). En 1989, 80 % des étudiants étaient de confession catholique ; les étudiants en théologie représentaient 11,5 % des effectifs étudiants (alors qu’ils étaient encore 25 % trente ans plus tôt): aujourd’hui, la Faculté de théologie accueille 3,5% des étudiants.
Depuis 1949, à la suite d’une convention avec la Conférence des évêques suisses, le premier dimanche de l’Avent a été institutionnalisé comme le “dimanche universitaire” dans les paroisses catholiques de la Suisse : la quête faite ce jour-là (ce sera le 30 novembre 2014 cette année) est affectée “exclusivement à la couverture des besoins de l’Université”. Les montants recueillis ne sont pas destinés à la seule Faculté de théologie. L’engagement pris par les évêques suisses était alors “subordonné à la condition que l’Université conserve le caractère d’une haute école catholique”, l’appréciation de ce caractère étant “réservée à l’épiscopat”, précisait Jean-Claude Gauthier dans un volumineux ouvrage sur l’histoire de l’Université (Histoire de l’Université de Fribourg, 1889–1989, vol. I, Fribourg, Éd. Universitaires, 1991, p. 211).
Depuis 1999, à la suite d’une décision de la Conférence des Évêques suisses, une Fondation Pro Universitate Friburgensi est chargée de gérer les fonds ainsi récoltés, notamment pour soutenir des projets qui “sont propres à préserver et à mettre en valeur la spécificité chrétienne de l’Université de Fribourg, sa vision du monde et son souci éthique et social”.
À ses débuts, révèlent les pages consacrées à la quête du “dimanche universitaire”, cette quête “procurait à l’Université de Fribourg jusqu’au tiers de ses revenus”: elle aida notablement à surmonter la crise des moyens de l’Université après la 2e guerre mondiale, permettant d’acquérir des livres ou appareils, mais aussi d’améliorer le statut financier des professeurs et leurs conditions de retraite. Aujourd’hui, l’importance de cet apport financier des catholiques suisses est très loin de ce qu’il représentait alors : l’Université a grandi, ses besoins aussi. Le produit de la quête annuelle a en outre fortement baissé depuis le centenaire de l’institution : 415.000 francs ont ainsi été recueillis en 2013.
Jusqu’à l’an 2000, le logo même de l’Université indiquait instantanément une référence chrétienne : ce n’est plus le cas des nouveaux logos. L’on peut certainement y voir le symbole d’une université pour laquelle la référence catholique occupe une place différente de celle qu’elle avait à ses débuts, même si cet héritage reste présent, à commencer par la Faculté de théologie (bilingue, français-allemand). Selon sa charte, l’Université de Fribourg “offre, dans un esprit d’ouverture spirituelle et intellectuelle, la possibilité de réfléchir aux valeurs de l’humanisme chrétien”. La situation actuelle reflète l’évolution plus générale du rôle des Églises chrétiennes historiques dans les sociétés européennes : pour le cas fribourgeois, j’ai eu l’occasion de me pencher sur cette question à l’occasion de la rédaction du rapport sur Les Communautés religieuses dans le canton de Fribourg (2012), un sujet sur lequel je souhaite reprendre un jour la réflexion, en intégrant des perspectives comparatives sur l’évolution dans d’autres régions d’héritage catholique.
Dans l’affaire du doctorat honoris causa à Judith Butler et les protestations contre celui-ci, le débat sur la “théorie du genre” est venu se mêler à une sorte d’interrogation sur l’identité de l’Université de Fribourg, même si cette question est restée implicite dans l’action des Veilleurs.
Si l’environnement sécularisé favorise l’émergence de différentes formes nouvelles d’activisme catholique, il est possible que celles-ci se manifestent également en Suisse. Dans un premier temps, on serait tenté de penser qu’un contexte différent produira des formes locales différentes. Mais il ne faut pas ignorer l’impact des réseaux sociaux et d’autres canaux pour propager des modèles, sans oublier les expériences échangées et circulant dans le cadre des rassemblements internationaux (par exemple les Journées mondiales de la jeunesse). Reste à voir si l’initiative des Veilleurs à Fribourg aura des suites ou si elle restera un épisode isolé. Du point de vue du chercheur, elle offre une occasion bienvenue de prêter attention à ces modes contemporains d’activisme catholique.
Deux livres consacrés aux Veilleurs ont été publiés en français par des maisons d’édition catholiques françaises et sont signalés sur des sites de Veilleurs : Henrik Lindell, Les Veilleurs : enquête sur une résistance (Paris, Salvator, 2014), et Veilleurs (Paris, Centurion, 2014), recueil de photographies et de témoignages. Certainement apporteraient-ils l’un et l’autre d’utiles matériaux pour compléter l’analyse : je les ai commandés, mais pas encore reçus à l’heure où sont rédigées ces lignes, qui n’ont d’ailleurs pour but que d’esquisser des réflexions, et pas d’offrir une étude sur le sujet.
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