Tirant le bilan des efforts politiques menés par des milieux de la “droite chrétienne” américaine depuis les années 1990, des intellectuels chrétiens conservateurs concluent que les tentatives de reconquête des institutions par la voie électorale n’ont pas abouti aux résultats attendus et constatent qu’ils se trouvent aujourd’hui en minorité dans la société américaine, dont la culture s’éloigne toujours plus de leurs principes. L’acceptation croissante des unions homosexuelles leur semble apporter la confirmation de cette situation. Ces auteurs proposent donc une redéfinition des priorités et l’établissement de pôles solides de contre-culture chrétienne pour assurer la survie et la transmission des valeurs qu’ils défendent face au rouleau compresseur séculier. C’est ce que l’un d’eux a baptisé la Benedict Option : cette « option Benoît » fait référence à saint Benoît de Nursie, mort au milieu du VIème siècle, qui exerça une profonde influence sur le monachisme occidental.
Il y a un mois encore, je n’en avais jamais entendu parler : tout au plus avais-je déjà vu le nom de Rod Dreher (né en 1967), auteur conservateur américain d’origine méthodiste, converti tout d’abord au catholicisme romain, avant d’embrasser la foi orthodoxe en 2006. La Benedict Option m’a été révélée par un article de Damon Linker dans The Week (19 mai 2015). Selon Linker, l’intérêt pour cette réorientation est en train de gagner du terrain : il estime que nous allons en entendre parler de plus en plus dans les années à venir.
En 1979 avait été fondée la « Majorité morale », organisation la plus connue de la « nouvelle droite chrétienne » américaine. Le nom même le disait bien : ces milieux pensaient que la majorité des Américains étaient conservateurs et qu’il fallait leur restituer un pouvoir usurpé par les milieux « libéraux », grâce à une alliance traversant plusieurs traditions religieuses (évangéliques, catholiques, mormons…). En plus grand nombre que jamais, des chrétiens conservateurs entrèrent donc dans le jeu politique au nom de leurs idéaux afin d’infléchir les orientations de la société.
Aujourd’hui, remarque Linker, ces milieux n’ont plus l’optimisme conquérant des années 1980. Ils n’ont pas le sentiment que le Parti républicain, dont ils ont essayé de faire le relais de leurs convictions, embrasse vraiment leur programme ; ils constatent qu’une majorité de la population accepte les unions homosexuelles ; ils prennent conscience qu’ils sont en réalité la minorité et que la société adopte des normes qui sont, de leur point de vue, de plus en plus antichrétiennes.
Sur cet arrière-plan, certains intellectuels conservateurs estiment qu’est venu le moment de redéfinir les priorités. Dans un article publié au mois de février 2015 dans la revue First Things, Rod Dreher écrit : « Je crois que le pessimisme est aujourd’hui simplement du réalisme, et qu’il vaut mieux nous replier stratégiquement sur une position que nous sommes en mesure de défendre. » Il dresse un constat sans complaisance : les milieux chrétiens eux-mêmes, analyse-t-il, ont sombré dans une religion vague et insipide, adaptée à un environnement culturel post-chrétien. «[…] comment pouvons-nous produire une vie civique chrétienne quand nous ne produisons pas des chrétiens authentiques ? »
« Pour le dire crûment, au regard de la dynamique de notre culture en transformation rapide, je crois qu’il sera de plus en plus difficile d’être un bon chrétien et un bon Américain. Il est beaucoup plus important pour moi de préserver la foi que de préserver la démocratie libérale et l’ordre américain. Idéalement, il ne devrait pas y avoir de contradiction, mais les réalités de l’Amérique post-chrétienne défient nos idéaux dépassés. »
Les chrétiens américains doivent donc admettre qu’ils vivent au milieu des ruines, soutient Dreher, et se préparer à maintenir la foi vivante durant les âges sombres à venir. Il ne s’agit pas, précise-t-il, de renoncer à l’action politique pour ceux qui ont vocation à le faire, ni de s’isoler physiquement du monde extérieur (encore que cela puisse représenter une possibilité dans certains cas), mais de mettre l’accent avant tout sur un projet « contre-culturel » afin de préserver et transmettre ce qui doit l’être et de résister à travers la culture. Des communautés attachées à ces idéaux peuvent s’organiser autour de centres spirituels (par exemple de monastères), mais aussi — le plus souvent —autour de paroisses, d’écoles ou de groupes variés.
Dans un entretien publié récemment, Dreher précise qu’on ne peut s’offrir le luxe du désengagement et qu’il faut « protéger nos institutions aussi bien que nous le pouvons », mais que cela ne suffit pas : « Restons impliqués dans le monde extérieur, mais procédons aussi à une retraite stratégique », à une prise de distance par rapport à la culture sécularisée (« Rod Dreher explains the ‘Benedict Option’», World, 3 juin 2015).
Rompant avec le mythe de la « nation chrétienne » qui anime certains milieux américains, Dreher refuse de lier indissolublement la cause des chrétiens d’esprit traditionnel aux fortunes ou infortunes politiques du Parti républicain : il soutient que, même si le mariage homosexuel ne rencontrait pas une approbation d’une telle ampleur et même si les républicains contrôlaient toutes les branches du gouvernement, l’«option Benoît » resterait nécessaire « parce que la logique et les progrès de la modernité séculière ont évidé la foi chrétienne de l’intérieur » (« The Benedict Option & Antipolitical Politics », The American Conservative, 19 mai 2015 – le concept de « politique anti-politique » est emprunté à un essai de Vaclav Havel en 1984). Il ne s’agit pas de devenir « la branche conservatrice sociale et religieuse du Parti républicain en exil ». La Benedict Option ne se veut pas simplement réaction à des péripéties politiques, mais réponse à la perception d’un effondrement spirituel, culturel et social. Les racines de celui-ci sont plus profondes que les évolutions des cinquante dernières années :
« Ce que beaucoup, beaucoup de conservateurs sociaux et religieux n’arrivent pas à comprendre est que des choses comme le mariage homosexuel, le polyamorisme ou les transgenres ne sont pas des perversions des principes libéraux classiques sur lesquels avait été fondée l’Amérique, mais en sont des extensions logiques. Le juge Anthony Kennedy a exprimé le sentiment de beaucoup d’Américains — probablement de la plupart d’entre eux — en disant, dans un passage incohérent du jugement Casey en 1992 : “Au cœur de la liberté se trouve le droit de définir son propre concept de l’existence, du sens, de l’univers, et du mystère de la vie humaine.” Ceci est l’aboutissement logique du libéralisme, le point auquel il se dissout dans l’atomisation et l’incohérence. » (« Saving the Benedict Option from the Culture War »,The American Conservative, 5 juin 2015)
Pourquoi appeler cela « option Benoît » ? Dreher s’en était expliqué dans un article publié le 12 décembre 2013 par The American Conservative. Face à l’effondrement de l’Empire romain, au VIème siècle, saint Benoît ne s’était pas simplement retiré du monde : mais les communautés monastiques fondées par lui et par ses successeurs devinrent des lieux de paix, de piété et d’érudition à partir desquels la civilisation européenne put graduellement émerger à nouveau. L’idée de la Benedict Option a pour point de départ la conclusion d’un livre du philosophe Alasdair MacIntyre, After Virtue (1981), dans laquelle il évoquait la possibilité d’un « autre saint Benoît, sans doute très différent », pour aider à construire les « formes locales de communauté dans lesquelles la civilité et la vie intellectuelle et morale pourraient être maintenues à travers les nouveaux âges sombres ».
Dreher précise qu’il ne s’agit pas d’imiter l’entreprise de saint Benoît, mais de démarches qu’il comprend être dans le même esprit. Dans son article de décembre 2013, il cite la centaine de laïcs catholiques américains venus s’installer aux abords de l’abbaye bénédictine de Clear Creek (Oklahoma), une fondation monastique d’esprit traditionnel. Les enfants de ces familles sont élevés à distance de la culture populaire américaine dominante. Un autre exemple qu’il propose est celui de la communauté d’Eagle River, en Alaska : dans les années 1980, ces évangéliques sont entrés dans l’Église orthodoxe et, aujourd’hui, quelque 70 familles mènent une vie de type villageois aux abords de leur église et de leur école paroissiale.
Pour l’observateur des courants religieux dans le monde contemporain, le projet ne peut manquer de rappeler le modèle de l’«enclave » mis en lumière par les chercheurs de l’ambitieux Fundamentalism Project de l’Université de Chicago (1987–1995), dont les résultats avaient été présentés dans cinq épais volumes rassemblant des contributions variées. L’un des traits de la démarche « fondamentaliste », au sens générique adopté par le Fundamentalism Project, est une « culture de l’enclave » : « l’extérieur est pollué, contagieux, dangereux » dans ces perceptions, avec la modernité pour trait commun de ces forces extérieures. Ces enclaves ne sont pas toujours physiques et entretiennent des liens d’intensité variable avec le monde extérieur dont elles se méfient (Gabriel A. Almond, R. Scott Appleby et Emmanuel Sivan, Strong Religion : The Rise of Fundamentalisms around the World, University of Chicago Press, 2003, chap. 1).
La similitude avec certaines expériences fondamentalistes, notamment celles du protestantisme américain, a bien sûr été relevée par les critiques de Dreher — critiques principalement au sein même des courants chrétiens conservateurs. Il soutient que sa démarche est différente et qu’il ne s’agit pas de démoniser le monde extérieur ni de s’en échapper ou d’embrasser un quiétisme, mais de cultiver une intériorité (« new and concentrated inwardness ») en renforçant la vie communautaire tout en développant également un témoignage vers l’extérieur. Il faut dire cependant que la lecture de plusieurs articles de Dreher ne permet pas toujours de saisir clairement comment il voit l’équilibre entre les deux dimensions : le lecteur a parfois l’impression d’une tension non résolue, ou en tout cas d’un balancement,
La principale critique adressée à Dreher est la difficulté à discerner ce que signifierait concrètement la mise en œuvre d’une « option Benoît » : malgré les exemples cités par Dreher, plusieurs de ses critiques ont le sentiment que le concept reste théorique et relève de la construction abstraite, même en essayant de trouver des illustrations partielles dans des communautés existantes. Ses références à l’idéal de la démarche bénédictine sont également critiquées d’un point de vue historique. Dans une analyse à la fois critique et sympathique (The American Conservative, 19 mai 2015), Noah Millman estime que le caractère un peu flou du projet de Dreher découle de sa tentative de le présenter à des chrétiens de différentes confessions : Dreher lui-même adhère à l’Église orthodoxe, mais la plupart de ses lecteurs sont probablement catholiques ou, pour certains, protestants.
Dreher se propose maintenant de développer son propos de façon structurée dans un livre, puisqu’il s’agit, pour le moment, de réflexions éparpillées à travers plusieurs articles. Il reste à voir si cela lui permettra de développer un projet structuré — encore que ce ne soit pas vraiment le but, car il ne s’agit pas de créer une organisation, mais plutôt d’encourager une multitude d’initiatives à la base, à partir d’un constat qui se veut lucide et sans complaisance. Comme le commentait un chercheur à propos des résultats d’une récente enquête du Pew Center sur la baisse du pourcentage des personnes s’identifiant comme chrétiennes dans la population américaine, beaucoup plus que l’évolution démographique, c’est la baisse de l’influence de la religion dans la société américaine (à l’image de ce qui s’est déjà passé en Europe) qui constitue l’élément crucial (Arthur E. Farnsely, « Forget the numbers. The big story is that religion has lost social influence », Religion News Service, 26 mai 2015). Dreher partage non seulement ce constat, mais va beaucoup plus loin dans l’évaluation de l’affaiblissement interne du christianisme américain.
À mon avis, la dimension importante du débat lancé par Dreher avec la Benedict Option n’est pas tellement de savoir comment cet auteur va préciser sa vision pratique : ce qui importe surtout est que son analyse de la situation et des conclusions à en tirer touche un point sensible et met en lumière des questions que se posent aujourd’hui des chrétiens de sensibilité traditionnelle non seulement aux États-Unis, mais également dans d’autres pays d’héritage culturel et religieux chrétien, sur les priorités et les modes d’action à privilégier face à des sociétés qui paraissent s’éloigner de plus en plus de leurs idéaux. Cela explique pourquoi les articles de Dreher suscitent des discussions et intéressent des lecteurs : ils ouvrent la porte à des engagements qui semblent porteurs de plus de fruits que l’action politique au sens partisan du terme. Ils donnent un sens à de tels engagements à long terme même à l’heure où les digues paraissent céder l’une après l’autre. En nommant cette redéfinition de priorités, Dreher offre une étiquette autour de laquelle peuvent se penser des projets variés et une attitude face à l’environnement sécularisé.
Linker a sans doute raison d’estimer que la Benedict Option et d’autres propositions du même genre retiendront de plus en plus l’attention, même si elles sont probablement destinées à n’attirer qu’une minorité des milieux chrétiens conservateurs : comme nous l’avons vu, la démarche ne remet pas seulement en cause les orientations de la société séculière, mais, plus profondément, la réalité du christianisme américain dans ses expressions les plus répandues.
dédée dit
très beau
merci