Le végétarisme et les autres pratiques alimentaires n’ont jamais été du nombre de mes terrains de recherche. L’observation des courants spirituels contemporains ne peut cependant manquer d’y prêter attention : il n’est pas rare que la pratique du végétarisme accompagne une démarche spirituelle, même si d’autres considérations peuvent aussi y conduire. Dans un volume introductif que j’avais eu le plaisir d’accueillir, en 1989, dans une collection de poche que je dirigeais alors, Laurence Ossipow observait que « la pratique du végétarisme semble aussi bien liée à une perception critique de la société et à un questionnement d’ordre philosophique ou spirituel, qu’à une crise générale des valeurs alimentaires » (Le Végétarisme : vers un autre art de vivre ?, Paris, Éd. du Cerf, 1989, p. 177). Parmi les courants du végétarisme actuellement en développement, le véganisme a retenu l’attention critique d’un théologien protestant allemand, Kai Funkschmidt : il voit dans les courants les plus radicaux du véganisme — tel qu’il l’observe en Allemagne – une « religion de substitution » (Ersatzreligion).
Parmi les courants refusant une alimentation carnée, le véganisme, qui renonce à tout aliment d’origine animale (produits laitiers, œufs, miel…), connaît un essor notable. Il suffit de regarder les rayons des librairies pour le constater. À Berlin, véritable « capitale européenne du véganisme », on dénombrait en 2013 déjà pas moins de 35 restaurants végans (17 à Hambourg), indique Funkschmidt. Pas loin de mon domicile, dans ma ville suisse de Fribourg, j’ai vu s’ouvrir, il y a peu de mois, un fast food turc qui ne propose pas les habituels kebabs, mais des mets végans. Fondée en 2011, la Société végane suisse affirme, sur son site quadrilingue, que 1% de la population suisse serait végane — un chiffre invérifiable, mais une tendance indéniable. Les sites végans se multiplient, à l’exemple d’un magazine végan suisse romand en ligne.
Mais pour commencer, éclaircissons le vocabulaire. Un site francophone d’introduction au végétarisme et au végétalisme propose ces définitions :
Végétarien : personne consommant uniquement des végétaux, ainsi que des oeufs, du lait et du miel. Un végétarien ne consomme aucune viande, que ce soit celle des animaux terrestres (oiseaux, insectes, mollusques, bovins, etc.) ou des animaux marins (poissons, “fruits de mer” — crustacés, mollusques -, mammifères marins — baleine -, etc.). Un végétarien ne consomme, bien sûr, aucun sous-produit de l’abattage des animaux, par exemple la gélatine, la présure, le caviar. On peut distinguer les lacto-ovo-végétariens, qui consomment, en plus des végétaux, des oeufs et du lait, des lacto-végétariens, qui ne consomment, en plus des végétaux, que du lait, ou encore les ovo-végétariens, qui ne consomment, en plus des végétaux, que des œufs.
Végétalien (ou “végétarien strict”): personne consommant uniquement des végétaux (plus des minéraux ou micro-organismes comme des levures ou des bactéries). Un végétalien ne consomme ni viande, ni sous-produits d’animaux terrestres ou marins, ni œufs, ni lait, ni miel. En pratique, un végétalien ne s’en tient pas qu’aux produits qu’il mange et est souvent “vegan”.
Vegan : terme anglo-saxon, souvent traduit par “végétalien” en français. Seulement, un vegan, en plus d’être végétalien, n’utilise aucun produit d’origine animale dans toutes les facettes de sa vie. Que ce soit ses habits, chaussures, produits cosmétiques, objets divers, agriculture, loisirs, etc. Il n’utilise donc ni cuir, ni laine, ni fourrure, ni cire d’abeille, ni produits testés sur les animaux, etc. Un vegan n’accepte d’utiliser dans sa vie, que des produits non issus de la souffrance d’un animal : végétaux, minéraux ou micro-organismes (non testés sur les animaux).
Publié en deux parties (novembre et décembre 2015), l’article de Funkschmdidt est paru dans le Materialdienst der EZW (Evangelische Zentralstelle für Weltanschausungsfragen). Sous l’égide de l’Église protestante, ce mensuel d’une quarantaine de pages par numéro offre de nombreuses informations et analyses sur les courants religieux et les quêtes spirituelles contemporaines ainsi que — plus largement — sur les « visions du monde » (y compris certains courants politiques ou philosophiques). L’approche est critique, le point de vue protestant des auteurs est assumé, mais elle repose sur une documentation sérieuse, traitée par des chercheurs compétents.
Funkschmidt rappelle d’abord très brièvement l’histoire du véganisme moderne, tel qu’il apparaît au début du XIXe siècle. Dès le début, il ne s’agissait pas simplement de préférences individuelles, mais d’un projet de réforme de l’humanité. Et si des motifs de santé étaient d’abord évoqués, l’aspect éthique fut rapidement mis en avant. Durant plusieurs décennies, le terme de végétarisme fut également utilisé par les pratiquants du véganisme : mais le débat sur l’usage de produits d’origine animale autres que la viande accompagna les végétariens durant toute cette période. Selon l’article de Funkschmidt, le terme de « véganisme » vit le jour dans les années 1940 (fondation de la Vegan Society à Londres en 1944): le véganisme s’affirma dès lors comme courant clairement et volontairement distinct. Le site de la Vegan Society rapporte qu’il y eut de longues discussions entre les fondateurs pour déterminer le terme le plus adéquat : la figure de proue du groupe, Daniel Watson (1910–2005), expliqua que vegan était « le commencement et la fin de vegetarian », et donc adéquat pour désigner cette approche. À l’occasion de son 70e anniversaire, en 2014, la Vegan Society a publié un texte de 19 pages (téléchargeable au format PDF) qui relate ses origines et son histoire.
Au cours des dernières décennies, observe Funkschmidt, le véganisme s’est de plus en plus associé au mouvement écologique : l’argument de la protection du climat surgit de plus en plus dans les publications véganes. Le véganisme est aussi proche des théories de la « libération animale ».
Mais pourquoi Funkschmidt parle-t-il du véganisme comme « religion de substitution » ? Il est vrai que certains groupes spirituels adhèrent à des thèses véganes, mais c’est aussi le cas de certains milieux politiques prônant la libération animale.
Pour l’expliquer, Funkschmidt procède à un détour rappelant le lien entre alimentation et identité culturelle. Les religions introduisent souvent des règles alimentaires, par exemple avec l’interdiction de certains aliments, ou des périodes de jeûne. Ces règles contribuent à étayer l’identité du croyant : l’abstention de certains aliments devient en même temps confession de sa foi, les règles alimentaires marquent l’appartenance au groupe religieux et soulignent la distinction entre ceux qui sont « dedans » et « dehors ».
Funkschmidt note que, « traditionnellement, les prescriptions alimentaires font partie d’une identité et d’une religion qui donne un sens à la vie ». Dans le cas du véganisme, les règles alimentaires deviendraient en elles-mêmes créatrices de sens. Funkschmidt fait bien entendu allusion ici non aux personnes adoptant le véganisme pour des raisons de santé, mais à celles qui l’embrassent pour des motifs éthiques. Le végan éthique ne se soucie pas simplement de son propre corps, mais s’efforce d’éviter tout produit d’origine animale dans sa vie quotidienne (à commencer par ses vêtements, mais pas seulement). La certification végane devient finalement l’équivalent d’une certification kasher ou halal.
Ce véganisme éthique représenterait donc un « salut par l’alimentation ». Funkschmidt identifie une série de traits caractéristiques qui lui paraissent révélateurs d’une vision du monde analogue à celle d’une religion, que je résume ci-après.
- Salut individuel et guérison. Depuis le XIXe siècle, les publications prônant le véganisme font état de spectaculaires améliorations de leur santé parmi celles et ceux qui embrassent ce régime.
- Salut universel. Le véganisme ne rendrait pas seulement sain et heureux, mais créerait les conditions permettant la naissance d’un monde pacifique, plus harmonieux (et surmontant la faim, entre autres) grâce à l’élimination de l’exploitation animale. Un auteur ésotérique allemand qualifie la nourriture végane de peace food.
- Conversion. L’adoption d’une alimentation dégante (et du mode de vie qui l’accompagne) est perçue comme un véritable tournant, le passage d’une façon de vivre erronée à une vie juste. C’est le modèle classique de la conversion, où la vie précédente tend à être décrite sous des couleurs sombres.
- Prétention à une validité universelle. Le véganisme est perçu comme le seul mode de vie pleinement éthique. Le traitement infligé aux animaux est perçu dans une ligne similaire à celle de l’esclavage ou d’une politique d’extermination : les végans ont le sentiment de se situer dans la continuité de combats antérieurs, comme l’abolition de l’esclavage, par exemple.
- Démarcation et conscience élitaire. L’alimentation végane marque une claire distinction dans une société où ce choix alimentaire reste très minoritaire. Certains végans n’ont pas de problème pour partager un repas avec ceux qui ne partagent pas leurs convictions, d’autres disent avoir du mal à s’asseoir à la même table que des gens qui mangent des aliments d’origine animale.
- Sens de la mission. Des associations véganes s’efforcent de propager leurs convictions et d’inciter les non-végans à essayer ce modèle alimentaire. C’est ainsi que l’association Vegan Outreach tient des stands d’information et distribue des tracts ou brochures.
- Débats dogmatiques et éthiques. Des débats internes autour de différents thèmes et pour clarifier les limites de ce qui peut être accepté ou non se déroulent dans le milieu végan. Les choix sont plus ou moins « puristes ».
- Querelles confessionnelles. Comme nous l’avons vu, on peut être végétarien pour des raisons de santé ou pour des raisons éthiques, et végan aussi pour des raisons de santé ou pour des raisons éthiques. Des études psychologiques citées par Funkschmidt montrent que les végans éthiques tiennent en plus haute estime les végétariens éthiques que les végans adoptant ce régime pour des motifs sanitaires. Les activistes végans les plus radicaux se montrent très critiques envers les végétariens, qui acceptent le lait, ce « sang blanc ».
Funkschmidt aboutit donc au constat que certaines sections du véganisme (mais certainement pas le véganisme dans son ensemble) présentent des caractéristiques quasi-religieuses. Étant donné qu’il n’y a pas une force supérieure salvatrice dans les « idéologies de salut qui sacralisent le profane », il revient à l’homme d’être actif pour sauver le monde. Funkschmidt estime que cela est peut-être particulièrement marqué en Allemagne, avec une sensibilité spécifiquement allemande pour les problèmes d’environnement.
Bien sûr, ce qu’on qualifie de « quasi-religion » n’est justement pas une religion au sens propre du terme. L’analogie est intéressante pour comprendre la dynamique d’un mouvement, mais elle ne fait pas pour autant de celui-ci une véritable religion (autre est la question de groupes religieux qui adoptent une proche végane, par exemple : mais celui-ci fait alors partie d’un message religieux plus large).
Funkschmidt aurait pu affiner sa terminologie en utilisant la distinction développée notamment par le chercheur américain Arthur Greil entre « quasi-religion » et « para-religion ». Dans ce sens, les quasi-religions sont des mouvements à la frontière entre sacré et séculier, qui peuvent mettre l’accent sur l’une ou l’autre dimension – ou sur les deux en même temps – mais ne pratiquent pas un culte au sens classique (Arthur L. Greil et David R. Rudy, « On the Margins of the Sacred », in Thomas Robbins et Dick Anthony (dir.), In Gods We Trust : New Patterns of Religious Pluralism in America, New Brunswick / Londres, Transaction, 1990, pp. 219–232). Elles présentent des anomalies par rapport à ce que nous percevons généralement comme religieux. Les para-religions, en revanche, au sens où les définit Greil, articulent des préoccupations ultimes sur le monde et sur l’existence, mais sans inclure des croyances de type surnaturel (Arthur L. Greil, « Explorations along the Sacred Frontier : Notes on Para-Religions, Quasi-Religions, and Other Boundary Phenomena », in David G. Bromley et Jeffrey K. Hadden (dir.), Religion and the Social Order. The Handbook on Cults and Sects in America, Part A, Greenwich [CT] / Londres, JAI Press, 1993, pp. 153–172). Dans cette perspective, l’étiquette sociologique de « para-religion » serait plus adéquate. Dans la pratique, cependant, ce que Funkschmidt comprend comme quasi-religion dans son article correspond à la même chose.
Laissant de côté ces considérations de vocabulaire, l’article de Funkschmidt m’a aussi intéressé par ce qu’il rappelle une dimension importante : derrière des idées qui paraissent liés à des points très particuliers, il y a souvent un véritable projet de transformation du monde. Il y a une vingtaine années, un correspondant belge, Marc Hallet, m’avait aimablement envoyé des exemplaires d’ouvrages des années 1930 et 1940 sur le nudisme. J’avais laissé ces curiosités dans un coin de ma bibliothèque. Il y a trois ou quatre ans, j’ai retrouvé ces volumes et ai commencé à les lire, distraitement d’abord, puis avec plus d’intérêt. En effet, ces ouvrages de propagande pour le nudisme diffusaient un message allant bien plus loin que l’abandon des vêtements pour des loisirs : cela ne constituait qu’un aspect d’une aspiration à une réforme complète de la société.
La lecture de l’article de Funkschmidt montre que la même chose peut être dite du véganisme, quand il est adopté pour des raisons éthiques.
Kai Funkschmidt, « Erlösung durch Ernährung : Veganismus als Ersatzreligion », Materialdienst der EZW, 78/11 (nov. 2015), pp. 403–412, et 78/12 (déc. 2015), pp. 445–455.
Abder dit
Salut. Excellent article. je savais pas qu’il y a tout une histoire d’éthique et de spiritualité derrière le végétarisme en créant mon site web. mais voilà l’essentiel c’est que le régime végétarien est bénéfique pour la santé et pour la planète aussi. vous pouvez le lire dans mon dernier article (le végétarisme : un ami pour l’Homme et la planète). Amicalement
Katya dit
merci pour cet article très intéressant !