Après une cinquantaine d’années de bons et loyaux services, ma case postale 83 disparaîtra dans quelques jours : bien malgré moi, comme on le découvrira tout à l’heure. Je me trouve contraint de modifier une adresse qui m’avait accompagné dès mon adolescence. C’est l’occasion de quelques lignes sur le caractère plus ou moins éphémère des adresses, avant de raconter ce qui est arrivé à cette case postale — et à quelques dizaines d’autres en même temps.
J’ai transféré le contenu du petit blog que j’avais créé en 2005 sous le titre J’ai choisi le Mac ! vers un nouveau nom de domaine, avec une nouvelle présentation. Il est maintenant intitulé Explorator. Un billet sur le nouveau site explique cette évolution. En 2005, j’avais créé une liste de diffusion sur laquelle les personnes intéressées pouvaient s’inscrire. Les abonnés n’avaient plus rien reçu depuis de longues années, mais le gestionnaire de liste fonctionnait toujours. J’ai donc décidé d’envoyer à la liste un ultime message pour informer les destinataires de l’évolution du site. Les messages d’erreur reçus en retour m’ont permis de constater que plus du tiers des adresses électroniques enregistrées n’étaient plus valables.
À l’heure de la mobilité
Physiques ou électroniques, que d’adresses éphémères ! Je me souviens d’avoir vu plusieurs fois, il y a des années, des prestataires de services de messagerie utilisant comme argument publicitaire : « Your lifetime address », « votre adresse pour la vie ». Certaines des entreprises qui attiraient ainsi les clients n’existent plus. Quant à nos adresses professionnelles ou universitaires, elles nous sont vite ôtées quand nous n’appartenons plus à cette structure. Je me suis rendu compte qu’il n’était pas si simple d’avoir une adresse électronique réellement permanente : la meilleure solution est d’utiliser son propre nom de domaine, en trouvant un bon service d’hébergement et en conservant toujours la possibilité d’aller voir ailleurs si la qualité n’est plus au rendez-vous — mais en emmenant avec soi son adresse.
Pour bien des gens, les adresses changent beaucoup au cours d’une existence. À la poste, il m’arrive souvent de me trouver derrière un client en train de procéder aux formalités pour une réexpédition de son courrier à une nouvelle adresse. La mobilité de la société suisse reste peut-être moindre que celle d’autres régions du monde, mais elle s’est accélérée. Cette perception intuitive est confirmée par un récent article du quotidien Le Temps (5 décembre 2017) : « Les Suisses n’ont jamais autant déménagé », expliquait un article résumant une enquête de Comparis. 22 % des locataires auraient déménagé en une année.
Dans la seule année 2015, selon une précédente enquête, un résident sur huit aurait changé de domicile. « Mais les cartons ne sont souvent déplacés que de quelques kilomètres », remarque l’article. Cette précédente enquête notait en effet : « Dans près de 30% de tous les déménagements, le nouveau logement se trouve à moins d’un kilomètre de l’adresse précédente (et) plus de 60% des déménagements se trouvent dans un rayon de cinq kilomètres au maximum par rapport à l’ancien emplacement. » (Bilan, 28 avril 2017)
Ma propre situation s’inscrit assez bien dans cette ligne. Tout en ayant étudié à l’étranger et beaucoup voyagé durant certaines périodes de ma vie, j’ai la chance de résider dans la maison où j’ai passé mon enfance.
Même comme cela, mon adresse a changé, à l’occasion d’une révision de certaines adresses du quartier. La mesure était légitime, car la maison se trouvait — pour des raisons historiques — dans une autre rue que celle dont elle portait l’adresse ! De quoi désespérer livreurs et GPS — si ceux-ci avaient existé à l’époque. Par la suite, j’ai échappé à un second changement de nom, quand la rue a été débaptisée pour rendre hommage à un écrivain célèbre qui avait passé quelque temps dans une école voisine. J’avais plaidé ma cause auprès de la commune, qui avait accepté de diviser la rue en deux sections, l’une rebaptisée du nom de l’écrivain, l’autre conservant son nom précédent. Sinon, j’aurais eu trois adresses successives… sans avoir changé de domicile.
« Nous résilions votre case postale »
Mais je vais perdre dès le 1er janvier 2018 une autre adresse : la case postale utilisée par la famille depuis une cinquantaine d’années (« case postale » est le nom donné en Suisse à ce que d’autres pays francophones appellent « boîte postale »). Mes parents n’avaient jamais pensé ouvrir une case postale, mais notre imposant berger allemand rendait le facteur un peu émotif, surtout quand il pourchassait férocement l’homme en uniforme à travers le jardin, l’obligeant à se réfugier derrière la porte vitrée de la marquise d’entrée… C’est à la demande de la poste que nous avions donc ouvert cette case postale, à laquelle il ne nous était jamais venu à l’idée de renoncer.

Je croyais cette adresse perpétuelle. J’avais grandi avec l’habitude d’aller chercher le courrier à la case postale, en passant au guichet récupérer ce qui n’avait pu y trouver place : j’avais connu des générations de sympathiques et efficaces employés postaux. Quand le bureau de poste avait déménagé dans une rue parallèle, j’avais obtenu de conserver le même numéro de case postale malgré un nouvel agencement (les cases n’ayant pas toutes la même taille). Elle conserva ainsi son numéro, tout en se trouvant à la place théoriquement occupée par la case 217 afin de disposer d’un espace plus vaste, au vu du volume du courrier reçu quotidiennement. Merci encore aux employés de la Poste compréhensifs qui avaient accepté cette entorse à un ordre bien défini.
Bien entendu, mon numéro de case postale figurait sur toutes mes cartes de visite et autres documents, il était utilisé pour tous mes abonnements à des périodiques et pour la correspondance. Les cases postales solidement alignées rappelaient des rangées de coffres-forts dans les banques helvétiques du bon vieux temps, avec leur austérité inspirant la confiance : le courrier s’y trouvait en sécurité, inviolable, traité par des postiers consciencieux.
Le passage à la poste pour y chercher le courrier était devenu un rite presque quotidien. Plus d’une fois, chaque membre de la famille était rentré les bras lourdement chargés. Avoir une case postale était commode aussi pour certaines activités associatives ou autres. Et ma case postale parlait toutes les langues : C.P. 83, B.P. 83, Postfach 83, P.O. Box 83, mon adresse avait la souplesse voulue pour se faire comprendre de tous mes correspondants.
Cependant, le 31 août 2017, la Poste m’a adressé un courrier qui a sonné comme un coup de tonnerre dans le ciel estival : l’administration postale m’annonçait sa décision de supprimer toutes les cases postales de mon quartier et la résiliation de la case postale 83 au 31 décembre 2017. Il paraît qu’il s’agit de s’« adapter aux conditions actuelles ». Comprenne qui pourra cette langue de bois administrative. À entendre les commentaires irrités des autres utilisateurs qu’il m’arrive de croiser en ouvrant ma case postale, je n’ai pas l’impression que beaucoup d’entre eux se plaignaient d’avoir une case postale. Mais la Poste a les yeux fixés vers un avenir dans lequel les cases postales n’auront apparemment plus beaucoup de place — même si, ironiquement, c’est… à une case postale de la Poste qu’il m’a fallu envoyer le formulaire pour exprimer mes choix pour l’avenir (nouvelle case postale à l’office de poste central de la ville, livraison à domicile, etc.).
Outre les frais non négligeables que ces changements impliquent (à commencer par l’obligation de réimprimer les cartes de visite et tout autre matériel sur lequel figure le numéro de la case et le code postal qui y est lié), je m’interroge sur le temps qu’il faudra à mes correspondants pour enregistrer le changement d’adresse. Et je pense aussi au nombre de courriers ou courriels que je devrai envoyer à des périodiques auxquels je suis abonné ou à des services administratifs variés pour que mon changement d’adresse soit pris en compte : j’ai déjà commencé à le faire. La Poste offre un service de réexpédition d’une année, tout en promettant que le courrier ne sera pas renvoyé ensuite s’il peut aisément être livré (espérons-le…) : à mon avis, il faudra au moins cinq ans pour que s’écoule tout un mois sans qu’arrive encore l’une ou l’autre enveloppe avec la mention de la case postale.
Nous verrons bien. La fermeture de ma case postale vient me rappeler le caractère éphémère de nos adresses. Elle m’a souvent rendu service, mais ce sera fini dans quelques jours. Il ne me reste qu’à m’« adapter aux conditions actuelles ». Adieu, case postale 83 !