Le mercredi 26 novembre 2014, j’ai effectué un voyage aller-retour à Paris pour assister aux obsèques d’Émile Poulat, à l’église Saint-Séverin. Présidées par Mgr Vincenzo Paglia, entouré d’une douzaine de prêtres, elles ont rassemblé de nombreux amis et collègues de cet éminent sociologue et historien du catholicisme contemporain et de la laïcité, décédé le samedi 22 novembre 2014 à l’âge de 94 ans. Un homme de foi aussi, soulignèrent les allocutions prononcées lors des obsèques, qui s’était attaché à la communauté de Sant’Egidio durant les dernières années de son existence.
Je ne reviendrai pas ici sur la biographie d’Émile Poulat (1920–2014), bien résumée dans des articles publiés par La Croix (23 novembre 2014) et par Le Monde ainsi que dans une note bio-bibliographique préparée par Yvon Tranvouez. Sur ton plus personnel, je souhaite lui rendre hommage en évoquant brièvement ce que des chercheurs comme moi doivent à Émile Poulat ainsi que le modèle de travail du chercheur qu’il nous laisse, outre son abondante production écrite. En 1999, un colloque en son honneur à la Sorbonne avait rassemblé des témoignages et réflexions autour de l’œuvre de Poulat, publiés ensuite en un volume, accompagné d’une bibliographie de près de 600 titres déjà (Un objet de science : le catholicisme. Réflexions autour de l’œuvre d’Émile Poulat, sous la direction de Valentine Zuber, Paris, Bayard, 2001, 336 p.). J’avais été heureux de pouvoir contribuer à ce volume.
Mon premier contact avec Émile Poulat remonte au début de l’automne 1978. Alors jeune étudiant, au début de ma recherche pour mon mémoire de maîtrise, je lui avais écrit et avais rencontré immédiatement un accueil chaleureux : une lettre qui me disait son intérêt pour mon sujet de recherche (le mouvement vieux-catholique en France avant la 1ère guerre mondiale), avec une invitation à aller lui rendre visite. Dès ce premier contact, je découvris ainsi sa générosité et sa bienveillance envers tous ceux qui l’approchaient et le sollicitaient. L’attention qu’il prêtait à un apprenti chercheur révélait aussi sa curiosité toujours en éveil, mais sans tentative d’exploiter le travail d’autrui : il me dit un jour qu’il désapprouvait le comportement de ces professeurs qui s’approprient les travaux de leurs étudiants. S’il était toujours heureux de ce qu’on pouvait lui apprendre, il faisait surtout bénéficier chacun de son immense savoir.
Ce ne fut qu’au début des années 1980, quand je publiai un article issu de mon mémoire de maîtrise (soutenu en 1979) et lui en envoyai un tiré à part, que se développa une relation avec Poulat. Elle ne devint jamais intense, d’autant plus que je ne résidais pas à Paris, mais elle fut fidèle. Je lui rendais visite à l’occasion de passages dans la capitale, hésitant d’ailleurs souvent à le déranger, car je savais que je n’étais pas le seul. Je n’ai jamais assisté à ses cours, mais il m’envoyait ses livres dédicacés, en me faisant comprendre qu’il ne serait pas fâché si j’y donnais écho : lui-même écrivit un nombre considérable de comptes rendus d’ouvrages. Je lui envoyais aussi mes publications.
Émile Poulat n’était pas le chef à penser d’un groupe ou d’une école : ce n’était ni son style ni son désir. Mais il était au cœur de réseaux de chercheurs et d’échanges, sans exclusive par rapport aux convictions religieuses ou autres. Seule comptait pour lui la qualité de la recherche. Il savait cependant qui il pouvait considérer comme appartenant aux cercles proches, c’est-à-dire ceux qui avaient bénéficié de son influence intellectuelle. Un jour, alors que je mentionnais un nom, il eut cette remarque qui me frappa : « Lui aussi, il est de mon écurie. »
À la porte de son appartement de la rue de Bièvre, qu’il occupa pendant si longtemps avec son épouse Odile (décédée en 2010 et pour laquelle il manifesta toujours une tendresse touchante), le visiteur était accueilli par un chaleureux sourire, avant d’être introduit dans un salon devenu espace de travail, entre des piles de livres et de documents.
Ses connaissances étaient non seulement encyclopédiques, mais précises. Si l’âge avait entamé ses forces, confiait-il durant ses dernières années, son esprit demeurait toujours agile et sa mémoire conservait une redoutable précision : pas question de commettre une erreur de date ou de référence avec lui, il la corrigeait aussitôt. Ce nonagénaire restait étonnamment juvénile à bien des égards.
Si Émile Poulat n’a jamais été mon professeur, il a été pour moi et pour bien d’autres un maître, qui a placé haut la barre quant à la rigueur, à la méthode et à l’intégrité dans le domaine de la recherche.
D’abord, il ne cessait de rappeler la nécessité de se documenter soigneusement, d’aller aux sources, de citer correctement, d’éviter les approximations, de préciser les dates de naissance et de décès des figures évoquées dans un article ou dans un livre. Tout cela semble aller de soi, et pourtant…
Ensuite, Poulat avait une haute idée de la recherche et de son rôle, en refusant les récupérations idéologiques. Plus que tout autre, Poulat m’a montré ce que devrait être l’ascèse du chercheur, capable d’une approche dépassionnée, même sur des sujets sensibles. Cela n’a rien à voir avec l’absence de convictions : les siennes l’ont sans nul doute plus d’une fois inspiré, mais elles ne doivent pas envahir le champ de l’analyse ou s’y substituer. À la fin des obsèques, Andrea Riccardi a prononcé quelques mots pour rappeler ces qualités de Poulat et citer cet extrait de son testament spirituel : « Je n’ai jamais eu de compte à régler ni avec l’Église, ni avec moi, ni avec personne. »
Poulat a aussi incité à un effort permanent de compréhension : refusant toute caricature, il s’agit de saisir les acteurs, les mouvements et les faits dans leur complexité et dans leur réalité, sans s’arrêter aux slogans ou aux modes, sans mettre en avant nos propres sentiments.
Car il y a toujours eu chez Poulat une profonde attention à la dimension humaine : aux biographies, avec leurs détours, parfois inattendus. Une histoire et des mouvements ne sont jamais simplement des idées ou des abstractions, mais il y a derrière eux la pâte humaine, avec des rêves, des hésitations, des contradictions. Poulat avait gagné l’estime d’interlocuteurs dont les engagements étaient très variés et parfois antagonistes. Il l’a discrètement fait remarquer en parcourant la Tabula gratulatoria de plus de 600 noms qui clôt le volume des actes du colloque de 1999 en son honneur : elle « compose un paysage assez insolite. Certains s’y trouvent réunis pour la première et sans doute la dernière fois » (p. 287).
Je n’évoque pas ici l’œuvre de Poulat, avec des livres marquants qui resteront encore des ouvrages de référence sur leur sujet dans plusieurs décennies — il en avait conscience et en était légitimement fier. Cela demanderait un autre article, de nature différente. J’ai simplement voulu dire ma reconnaissance à Émile Poulat pour nous avoir appris et montré ce que peut et devrait être un travail de chercheur.
Laurant, Jean-Pierre dit
Merci pour ce récit résumant parfaitement le genre de relations qu’Emile Poulat entretenait avec les chercheurs, universitaires ou autres, je le fais mien
Séguy Olivier_Louis dit
Merci pour ce témoignage et son partage.
Emile Poulat, une éclaircie dans le brouillard des amalgames, une lumière dans la nuit de la foi.
Un membre de la “bande à Poulat” selon la formule d’un de ses collègues
Jean-Francois Mayer dit
Une intéressante notice biographique bien documentée sur Emile Poulat :
http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article163431