Orbis.info @ Notes de Jean-François Mayer

Actualités, commentaires, lectures

  • Accueil
  • À propos
  • Sur Twitter
  • Plan du site
  • Contact

La voie du chercheur : l’exemple d’Émile Poulat

8 décembre 2014 par Jean-Francois Mayer

Le mercredi 26 novembre 2014, j’ai effectué un voyage aller-retour à Paris pour assister aux obsèques d’Émile Poulat, à l’église Saint-Séverin. Présidées par Mgr Vincenzo Paglia, entouré d’une douzaine de prêtres, elles ont rassemblé de nombreux amis et collègues de cet éminent sociologue et historien du catholicisme contemporain et de la laïcité, décédé le samedi 22 novembre 2014 à l’âge de 94 ans. Un homme de foi aussi, soulignèrent les allocutions prononcées lors des obsèques, qui s’était attaché à la communauté de Sant’Egidio durant les dernières années de son existence.

Emile Poulat (1920-2014)
Cette photographie d’Émile Poulat fut prise lorsqu’il reçut les insignes d’officier de la Légion d’Honneur, le 9 décembre 2012 : elle figurait en première page du livret des chants et des lectures distribué aux fidèles lors des obsèques.

Je ne reviendrai pas ici sur la biographie d’Émile Poulat (1920–2014), bien résumée dans des articles publiés par La Croix (23 novembre 2014) et par Le Monde ainsi que dans une note bio-bibliographique préparée par Yvon Tranvouez. Sur ton plus personnel, je souhaite lui rendre hommage en évoquant brièvement ce que des chercheurs comme moi doivent à Émile Poulat ainsi que le modèle de travail du chercheur qu’il nous laisse, outre son abondante production écrite. En 1999, un colloque en son honneur à la Sorbonne avait rassemblé des témoignages et réflexions autour de l’œuvre de Poulat, publiés ensuite en un volume, accompagné d’une bibliographie de près de 600 titres déjà (Un objet de science : le catholicisme. Réflexions autour de l’œuvre d’Émile Poulat, sous la direction de Valentine Zuber, Paris, Bayard, 2001, 336 p.). J’avais été heureux de pouvoir contribuer à ce volume.

Mon premier contact avec Émile Poulat remonte au début de l’automne 1978. Alors jeune étudiant, au début de ma recherche pour mon mémoire de maîtrise, je lui avais écrit et avais rencontré immédiatement un accueil chaleureux : une lettre qui me disait son intérêt pour mon sujet de recherche (le mouvement vieux-catholique en France avant la 1ère guerre mondiale), avec une invitation à aller lui rendre visite. Dès ce premier contact, je découvris ainsi sa générosité et sa bienveillance envers tous ceux qui l’approchaient et le sollicitaient. L’attention qu’il prêtait à un apprenti chercheur révélait aussi sa curiosité toujours en éveil, mais sans tentative d’exploiter le travail d’autrui : il me dit un jour qu’il désapprouvait le comportement de ces professeurs qui s’approprient les travaux de leurs étudiants. S’il était toujours heureux de ce qu’on pouvait lui apprendre, il faisait surtout bénéficier chacun de son immense savoir.

Ce ne fut qu’au début des années 1980, quand je publiai un article issu de mon mémoire de maîtrise (soutenu en 1979) et lui en envoyai un tiré à part, que se développa une relation avec Poulat. Elle ne devint jamais intense, d’autant plus que je ne résidais pas à Paris, mais elle fut fidèle. Je lui rendais visite à l’occasion de passages dans la capitale, hésitant d’ailleurs souvent à le déranger, car je savais que je n’étais pas le seul. Je n’ai jamais assisté à ses cours, mais il m’envoyait ses livres dédicacés, en me faisant comprendre qu’il ne serait pas fâché si j’y donnais écho : lui-même écrivit un nombre considérable de comptes rendus d’ouvrages. Je lui envoyais aussi mes publications.

Émile Poulat n’était pas le chef à penser d’un groupe ou d’une école : ce n’était ni son style ni son désir. Mais il était au cœur de réseaux de chercheurs et d’échanges, sans exclusive par rapport aux convictions religieuses ou autres. Seule comptait pour lui la qualité de la recherche. Il savait cependant qui il pouvait considérer comme appartenant aux cercles proches, c’est-à-dire ceux qui avaient bénéficié de son influence intellectuelle. Un jour, alors que je mentionnais un nom, il eut cette remarque qui me frappa : « Lui aussi, il est de mon écurie. »

À la porte de son appartement de la rue de Bièvre, qu’il occupa pendant si longtemps avec son épouse Odile (décédée en 2010 et pour laquelle il manifesta toujours une tendresse touchante), le visiteur était accueilli par un chaleureux sourire, avant d’être introduit dans un salon devenu espace de travail, entre des piles de livres et de documents.

Ses connaissances étaient non seulement encyclopédiques, mais précises. Si l’âge avait entamé ses forces, confiait-il durant ses dernières années, son esprit demeurait toujours agile et sa mémoire conservait une redoutable précision : pas question de commettre une erreur de date ou de référence avec lui, il la corrigeait aussitôt. Ce nonagénaire restait étonnamment juvénile à bien des égards.

Si Émile Poulat n’a jamais été mon professeur, il a été pour moi et pour bien d’autres un maître, qui a placé haut la barre quant à la rigueur, à la méthode et à l’intégrité dans le domaine de la recherche.

D’abord, il ne cessait de rappeler la nécessité de se documenter soigneusement, d’aller aux sources, de citer correctement, d’éviter les approximations, de préciser les dates de naissance et de décès des figures évoquées dans un article ou dans un livre. Tout cela semble aller de soi, et pourtant…

Ensuite, Poulat avait une haute idée de la recherche et de son rôle, en refusant les récupérations idéologiques. Plus que tout autre, Poulat m’a montré ce que devrait être l’ascèse du chercheur, capable d’une approche dépassionnée, même sur des sujets sensibles. Cela n’a rien à voir avec l’absence de convictions : les siennes l’ont sans nul doute plus d’une fois inspiré, mais elles ne doivent pas envahir le champ de l’analyse ou s’y substituer. À la fin des obsèques, Andrea Riccardi a prononcé quelques mots pour rappeler ces qualités de Poulat et citer cet extrait de son testament spirituel : « Je n’ai jamais eu de compte à régler ni avec l’Église, ni avec moi, ni avec personne. »

Poulat a aussi incité à un effort permanent de compréhension : refusant toute caricature, il s’agit de saisir les acteurs, les mouvements et les faits dans leur complexité et dans leur réalité, sans s’arrêter aux slogans ou aux modes, sans mettre en avant nos propres sentiments.

Car il y a toujours eu chez Poulat une profonde attention à la dimension humaine : aux biographies, avec leurs détours, parfois inattendus. Une histoire et des mouvements ne sont jamais simplement des idées ou des abstractions, mais il y a derrière eux la pâte humaine, avec des rêves, des hésitations, des contradictions. Poulat avait gagné l’estime d’interlocuteurs dont les engagements étaient très variés et parfois antagonistes. Il l’a discrètement fait remarquer en parcourant la Tabula gratulatoria de plus de 600 noms qui clôt le volume des actes du colloque de 1999 en son honneur : elle « compose un paysage assez insolite. Certains s’y trouvent réunis pour la première et sans doute la dernière fois » (p. 287).

Je n’évoque pas ici l’œuvre de Poulat, avec des livres marquants qui resteront encore des ouvrages de référence sur leur sujet dans plusieurs décennies — il en avait conscience et en était légitimement fier. Cela demanderait un autre article, de nature différente. J’ai simplement voulu dire ma reconnaissance à Émile Poulat pour nous avoir appris et montré ce que peut et devrait être un travail de chercheur.

Print Friendly, PDF & EmailVersion imprimable de ce texte avec PrintFriendly

Partager :

  • Cliquer pour envoyer un lien par e‑mail à un ami(ouvre dans une nouvelle fenêtre)
  • Cliquez pour partager sur Facebook(ouvre dans une nouvelle fenêtre)
  • Cliquez pour partager sur Twitter(ouvre dans une nouvelle fenêtre)
  • Cliquez pour partager sur LinkedIn(ouvre dans une nouvelle fenêtre)
  • Cliquez pour partager sur Reddit(ouvre dans une nouvelle fenêtre)
  • Cliquez pour partager sur Pinterest(ouvre dans une nouvelle fenêtre)
  • Cliquez pour partager sur WhatsApp(ouvre dans une nouvelle fenêtre)
  • Cliquez pour partager sur Pocket(ouvre dans une nouvelle fenêtre)

3 commentaires Classé sous :Catholicisme, Recherche Balisé avec :chercheurs, emile poulat, recherche

Commentaires

  1. Laurant, Jean-Pierre dit

    8 décembre 2014 à 15 h 06 min

    Merci pour ce récit résumant parfaitement le genre de relations qu’Emile Poulat entretenait avec les chercheurs, universitaires ou autres, je le fais mien

  2. Séguy Olivier_Louis dit

    11 décembre 2014 à 20 h 19 min

    Merci pour ce témoignage et son partage.
    Emile Poulat, une éclaircie dans le brouillard des amalgames, une lumière dans la nuit de la foi.
    Un membre de la “bande à Poulat” selon la formule d’un de ses collègues

  3. Jean-Francois Mayer dit

    16 décembre 2015 à 14 h 20 min

    Une intéressante notice biographique bien documentée sur Emile Poulat :
    http://​maitron​-en​-ligne​.univ​-paris1​.fr/​s​p​i​p​.​p​h​p​?​a​r​t​i​c​l​e​1​6​3​431

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Explorer

L’auteur

L’auteur

Articles récents

  • Le palais des réglementations – Conte covidien, suivi d’un commentaire
  • Pandémie : l’enfermement des personnes âgées
  • Complotisme : comment parler de croyances non conformistes ? Réflexions sur une enquête de Heidi​.news
  • L’art de trouver un (bon) titre
  • « Dérives sectaires » et coronavirus : la force des stéréotypes

Archives

Catégories

S’abonner au flux

S’abonner au flux

Flux Brèves

  • Histoires courtes pour temps dystopiques
  • Le cadeau du mathématicien
  • Quelle journée internationale aujourd’hui ?
  • « L’Apparition » : un film qui respecte le mystère
  • Quand il faut citer trois titres…

Sur Twitter

jfmayer avatar; Jean-Francois Mayer @jfmayer ·
10 Mar 1634228923058798594

Très intéressant article d'Anaïs Wion sur une histoire que je ne connaissais pas et les péripéties autour des usages de ce texte jusqu'à nos jours. - "En Éthiopie, le (faux) traité philosophique qui ne voulait pas mourir" https://afriquexxi.info/En-Ethiopie-le-faux-traite-philosophique-qui-ne-voulait-pas-mourir #Ethiopie #faux

Reply on Twitter 1634228923058798594 Retweet on Twitter 1634228923058798594 0 Like on Twitter 1634228923058798594 1 Twitter 1634228923058798594
jfmayer avatar; Jean-Francois Mayer @jfmayer ·
7 Mar 1633203486740340739

Ich warte neugierig auf die nächste Ausgabe der jungen deutschen orthodoxen Zeitschrift Crisis. #Orthodoxie

Ich warte neugierig auf die nächste Ausgabe der jungen deutschen orthodoxen Zeitschrift Crisis. #Orthodoxie
Edition Hagia Sophia @GregorFernbach

Bald ist es soweit: Am 16. April erscheint:
CRISIS Ausgabe 4 mit dem Schwerpunktthema:
Ex Oriente Lux

Reply on Twitter 1633203486740340739 Retweet on Twitter 1633203486740340739 0 Like on Twitter 1633203486740340739 0 Twitter 1633203486740340739
jfmayer avatar; Jean-Francois Mayer @jfmayer ·
7 Mar 1633202351958896641

Un tour d’Europe des politiques nationales d’immigration, un constat sur ce que la France ne fait pas et un appel des auteurs à l'élaboration d'une stratégie française face à l'immigration.
https://www.fondapol.org/etude/immigration-comment-font-les-etats-europeens/ #Immigration @Fondapol

Reply on Twitter 1633202351958896641 Retweet on Twitter 1633202351958896641 0 Like on Twitter 1633202351958896641 0 Twitter 1633202351958896641
En voir plus...

Liens

  • Site personnel
  • Brèves de JF Mayer
  • Textes de JF Mayer
  • Explorator (Successeur du blogue 'J'ai choisi le Mac!')
  • Religion Watch
  • Religion Watch Archives
  • Religioscope - Articles
  • Religioscope - Institut
  • Terrorisme.net

Flux Religioscope

  • Etude : le “mariage de plaisir” en Syrie
  • Ukraine : la guerre place les Églises orthodoxes et gréco-catholique devant de nouvelles perspectives
  • Etude : transgenrisme et christianisme
  • Monde arabe : forte identité musulmane des jeunes, mais désir de réforme des institutions religieuses
  • Orthodoxie : la Serbie reconnaît l’Église orthodoxe macédonienne
Abonnement WP Serveur
© 2010-2022 Jean-François Mayer - www.mayer.info