Comment aborder la question du pluralisme religieux sans intimer aux groupes religieux l’obligation d’embrasser celui-ci comme un idéal ? Peut-être d’abord en partant modestement de l’analyse des réalités de nos sociétés plutôt que de l’affirmation de grands principes. Le 8 octobre 2016, l’Église adventiste du septième jour m’avait invité à présenter des réflexions sur le pluralisme religieux lors d’une réunion à Gland, à l’occasion de la Journée de la liberté religieuse. Le thème avait été choisi par les organisateurs : « Le pluralisme religieux, danger ou richesse ? Les facteurs du changement dans la perspective du pluralisme religieux en Suisse ». Ce n’est pas un sujet que je me serais risqué à choisir : mais j’ai accueilli cette demande comme une invitation à réfléchir, en essayant d’éviter les slogans ou les prises de position tranchées. Le texte proposé ici est une version adaptée et légèrement abrégée de ma conférence. Il ne s’agit pas d’un article destiné à une revue universitaire, mais de quelques pistes esquissées pour un public plus large. Outre mes observations personnelles sur ces terrains, cet article est redevable à des lectures qui ont nourri ma réflexion : ces auteurs et références sont cités dans le texte et dans les notes.
Dans ma perspective de chercheur, je dois avant tout prendre le monde tel qu’il est, et partir de ces réalités pour les analyser, qu’elles me plaisent ou non. Cependant, je sais que, autour de certains thèmes et de certains termes, il y a des enjeux et des positions. Je pourrais aborder la question du pluralisme religieux de façon abstraite ou idéologisée, mais j’éviterai ce travers en l’examinant dans un contexte, celui de la Suisse, ce qui oblige à se frotter aux réalités d’un environnement familier. J’esquisserai d’abord des observations générales sur le pluralisme religieux ; puis je me pencherai sur la situation suisse — avec la question « danger ou richesse » en arrière-plan ; enfin, je conclurai avec une approche possible. La question posée m’a conduit à prêter une attention particulière aux frictions et interrogations autour du pluralisme religieux, notamment dans le contexte examiné : mais cela ne signifie pas que j’associe nécessairement le pluralisme religieux à des dimensions conflictuelles. Il importait de le dire clairement avant de poursuivre.
Le pluralisme religieux et ses implications
Si j’en crois le Dictionnaire historique de la langue française, le mot « pluralisme » serait apparu en français à la fin du XIXe siècle, et l’adjectif pluraliste au début du XXe siècle. Mais en anglais, une première utilisation de ce mot serait déjà attestée en 1772[1]. Et les deux définitions que propose de ce mot le dictionnaire Merriam-Webster mettent en évidence une ambivalence : soit il signifie que des personnes appartenant à différentes classes, races et religions vivent ensemble en société tout en conservant leurs traditions et intérêts spécifiques ; soit il signifie que ces mêmes personnes devraient vivre ensemble en société. D’un côté, le simple constat d’une situation ; de l’autre, l’affirmation volontariste d’un projet multiculturel, multiracial, multireligieux. En suivant les débats qui peuvent surgir, gardons cette ambivalence à l’esprit.
Bien entendu, « pluralisme » signifie plus que cela. Qui dit pluralisme dit multiplicité. Il connote tant des approches philosophiques que des approches sociologiques. Du point de vue religieux, plusieurs des définitions du pluralisme touchent des points sensibles. Cela va plus loin, pour certaines d’entre elles, que d’accepter la pluralité des opinions, tendances et comportements : cela peut aussi désigner, philosophiquement, le point de vue selon lequel il y a plusieurs ensembles de vérité sur le monde, et non une seule.
Ensuite, il existe différents types d’application du concept : par exemple, sur le plan scientifique, je suis assez en accord avec l’idée du pluralisme méthodologique, qui prône la multiplicité des approches pour aboutir à une description adéquate d’un phénomène, ce qui récuse d’emblée les querelles assez vaines de disciplines en concurrence pour offrir la meilleure analyse. Mais sur le plan religieux, le pluralisme entendu philosophiquement touche à la question même de la vérité. D’autre part, dans une acception non idéologique, sans présupposer l’existence de « multiples vérités », la notion de pluralisme présente sociologiquement un intérêt réel pour rendre compte de la situation des sociétés contemporaines.
En 1966, les célèbres sociologues Peter Berger et Thomas Luckmann s’étaient intéressés au pluralisme, dans un article plaçant le pluralisme religieux au centre de leur réflexion[2]. C’est le genre de texte qu’on peut lire cinquante ans après et qui conserve sa validité. Les deux sociologues relevaient eux aussi l’ambiguïté du concept, mais écrivaient que « le pluralisme est la conséquence d’un processus historique de dé-monopolisation », aboutissant à une concurrence des significations[3]. Il n’est pas étonnant que le concept de pluralisme tire son origine de l’expérience américaine. Sur le plan religieux, il se trouve en même temps lié à la sécularisation : « nous entendons par là, expliquaient les deux auteurs, l’autonomisation progressive de secteurs sociaux qui échappent à la domination des significations et des institutions religieuses. »[4]
Ce n’est pas seulement le paysage religieux qui change, mais aussi le rôle de l’État, puisqu’il ne se trouve plus (ou moins) associé à une confession dominante, voire exclusive. Le rôle de l’État dans un environnement pluraliste « pourrait être comparé peu ou prou un agent de la circulation qui fixerait impartialement certaines normes pour les groupes religieux en concurrence tout en évitant d’une façon générale d’intervenir directement entre les compétiteurs », précisaient les chercheurs[5]. C’est l’ère du marché du religieux, pour prendre une image qui irrite toujours un peu, mais qui a sa part de pertinence. Et c’est la transformation des institutions religieuses « d’institutions contraignantes et monopolisées de la sphère publique en institutions volontaires concurrentielles de la vie privée »[6]. Si ce modèle est celui d’Églises minoritaires, il implique en revanche une transformation profonde pour les institutions religieuses autrefois dominantes, même si elles continuent de bénéficier d’avantages légués par l’histoire, à commencer par leur maillage territorial, malgré les difficultés de maintenir cette densité d’implantation et d’activités.
Cette diffusion du pluralisme affecte plus que les institutions : « le pluralisme religieux entraîne la subjectivation de la religion ». Les anciens contenus religieux perdent leur statut de vérités objectives et deviennent l’objet de choix subjectifs, débouchant sur des attitudes religieuses ou non[7]. À partir de là, on peut faire comme si rien ne s’était passé, ou en arriver à intégrer religieusement la subjectivation — avec différents degrés de compromis ou d’accommodation entre les deux[8].
Depuis les années 1970, il a souvent été question de trois grandes approches : exclusiviste, inclusiviste ou pluraliste, la troisième position tenant les différentes grandes religions pour également capables de contribuer à une recherche de compréhension commune, ou revêtues d’une validité plus ou moins égale[9]. Ce qui n’est pas la même chose, d’ailleurs : d’une part, le pluralisme peut être un universalisme religieux, dans lequel toutes les religions seraient comme les rayons d’un même soleil spirituel, avec une même Réalité ultime qui serait expérimentée de façons variées ; d’autre part, il peut être la reconnaissance de différences fondamentales, que le dialogue permet d’explorer tout en soutenant la nécessité d’une tolérance mutuelle[10]. Plutôt qu’une religion mondiale, c’est une théologie globale des religions qui se trouve alors proposée[11]. Il n’est pas besoin de dire que c’est un tableau très simplifié et brossé à grands traits, auquel d’innombrables nuances et variétés d’approches viennent s’ajouter d’un auteur à un autre.
Certaines approches du pluralisme religieux mettent donc l’accent sur l’expérience partagée, ce que les croyants peuvent apprendre les uns des autres, tandis que d’autres suggèrent plutôt d’admettre les différences fondamentales entre les religions, chacune d’entre elles étant unique, et — à travers cette meilleure connaissance de différences fondamentales —d’aboutir à la tolérance mutuelle évoquée plus haut[12]. Cette seconde approche semble particulièrement adaptée à une démarche appuyant la liberté religieuse tout en conservant une attitude théologiquement prudente. L’approche du pluralisme religieux peut déboucher sur bien d’autres choses qu’une aspiration fusionnelle, tout en prenant en compte le rôle des religions dans une société et la nécessité de bonnes relations entre ces différentes composantes.
Cependant, quelle que soit l’approche, l’expérience du pluralisme pose des questions délicates, avec des réponses divergentes[13]. Dans les différences religieuses que nous observons, quelle est la part des limites de nos conceptualisations ? Comment celles-ci s’harmonisent-elles avec l’expérience spirituelle personnelle ? Quelle part les projections de nos imaginations jouent-elles ? Et quelle est la part de la réalité dans les croyances des autres — par exemple, pour la plupart d’entre nous, les croyances des non-chrétiens ? Tant que nous vivions dans des contextes religieux relativement homogènes, ces questions ne se posaient pas avec une telle acuité : rien d’étonnant si le pluralisme peut se révéler déstabilisant.
La Suisse est devenue religieusement moins homogène
La pluralité des religions n’est pas nouvelle : mais pendant longtemps, dans un contexte tel que celui de la Suisse, nous pouvions vivre en l’ignorant largement dans notre fonctionnement quotidien, en dehors des divisions du christianisme héritées des turbulences du XVIe siècle. Par rapport à celles-ci, il était possible de trouver un modus vivendi, d’ailleurs souvent très tôt déjà, particulièrement quand existait des intérêts communs.
Ce qui frappe est surtout la relative homogénéité religieuse d’une Confédération Helvétique largement dominée par deux confessions. Lors du recensement de 1960, 99 % de la population suisse se répartissait entre l’Église réformée (alors encore majoritaire, 52,7 %), l’Église catholique romaine (45,4 %), l’Église catholique chrétienne et la communauté israélite. Toutes réunies, les personnes appartenant à d’autres religions ou sans confession atteignaient 1 % de la population. Aujourd’hui, les quatre groupes religieux qui rassemblaient presque toute la population suisse cinquante ans plus tôt représentent environ 67 % de celle-ci.
Les chiffres ne disent pas tout. Mais ces données statistiques nous frappent, car elles renvoient à une période qui appartient encore à la mémoire de nombre d’entre nous. Depuis les années 1960, le changement est considérable, sur le plan religieux comme dans d’autres domaines.
En 1966, un théologien luthérien allemand, Siegfried von Kortzfleisch, s’interrogeait sur la possibilité d’une démarche apologétique en contexte de pluralisme religieux[14]. Il remarquait que les « sectes », les petits groupes religieux, avaient depuis longtemps dû élaborer des mécanismes d’adaptation pour expliquer pourquoi la majorité des gens n’adhéraient pas à leur message : tout en se voulant missionnaires, et parfois très exclusifs dans leur compréhension, les petits groupes religieux savaient bien que la plus grande partie de la population resterait à l’écart de leur démarche. Mais qu’implique l’essor rapide d’une situation de pluralité religieuse dans ces villages de régions très catholiques, par exemple, où un prêtre pouvait encore, au début des années 1960, compter sur les doigts d’une main les catholiques qui n’étaient pas à l’église le dimanche ? D’autant plus que la situation de nouveau pluralisme qui a émergé ne signifie pas simplement une coexistence de groupes religieux plus ou moins nombreux, mais aussi un pluralisme d’idées religieuses ou de visions du monde, pas nécessairement liées à des groupes ; et aussi à un pluralisme gagnant l’intérieur même des communautés chrétiennes. Dans certains cas, le pluralisme religieux est même devenu individuel, avec des appartenances multiples ou références à des ensembles de croyances contradictoires. Remarquons aussi l’écho d’offres non religieuses même dans des sphères largement dominées par les offres religieuses par les groupes religieux jusqu’à maintenant : je pense à ces rituels laïques permettant l’accueil d’un enfant, un mariage (le cas échéant un divorce) ou des funérailles sur mesure. Il existait depuis longtemps une offre de célébrants laïques de la part de groupes de libres-penseurs, mais ce que nous voyons ici est d’une autre nature.
Le libre choix des croyances est une réalité dont la plupart de nos contemporains s’accommodent plutôt bien. L’intéressante enquête sociologique menée par un groupe de chercheurs et publiée sous le titre La religion à l’ère de l’ego[15] constate que le plus grand groupe en Suisse est celui des « distanciés » : 57,4 %. Ils appartiennent souvent à une religion ou paient l’impôt ecclésiastique, dans les cantons où celui-ci existe. Ils ont un recours occasionnel à la religion, dont la place n’est pas centrale, sauf quand ils rencontrent un problème, ou lors des grandes fêtes ou cérémonies familiales : ils font généralement baptiser leurs enfants, mais l’éducation religieuse n’occupe pas une grande place. Il peut aussi leur arriver de faire quelques emprunts à des croyances parallèles. Bref, ils ne sont pas foncièrement hostiles à la religion, pas très chauds pour s’engager fortement, et combinent des éléments piqués ici et là si nécessaire.
Aujourd’hui, seuls 5 % des Suisses pensent que la vérité ne se trouve que dans une seule religion, bien que ce pourcentage monte à 15 % si l’on se limite à la catégorie des pratiquants réguliers. 79 % des personnes interrogées estiment qu’il existe des vérités fondamentales dans de nombreuses religions. Les chercheurs cités notent que cela est confirmé par les données recueillies au cours d’entretiens : une opinion émerge massivement selon laquelle « toutes les religions ont quelque chose de semblable »[16].
Tout irait-il donc pour le mieux dans un meilleur des mondes pluraliste — ou relativiste, seraient tentés de dire certains ? La réalité est un peu plus compliquée. La liberté de choix ou la liberté religieuse sont considérées par la quasi-totalité des Suisses comme des principes qu’il n’y a pas à discuter ou à remettre en question. Mais le pluralisme religieux qui en découle ne bénéficie pas toujours de la même perception. C’est un peu comme la liberté religieuse à l’échelle mondiale : la plupart des États déclarent, sur le papier, admettre la liberté religieuse ; ensuite, dans la pratique, ce que nous observons se révèle plus contrasté.
Nous assistons à la montée — en Suisse comme ailleurs, certainement pas plus en Suisse qu’ailleurs — d’attitudes critiques envers les religions en général : pour certaines personnes sécularisées, la présence même des religions dans l’espace public est irritante. Et du point de vue du pluralisme religieux, celui-ci n’est pas toujours perçu comme positif ou accueilli comme un possible « enrichissement ».
Dans un contexte religieux de plus en plus privatisé, certains aspects du pluralisme ne dérangent pas. Ainsi, la grande transformation du paysage religieux des trente dernières années est la croissance massive des personnes sans confession (ce qui ne veut pas toujours dire sans intérêt spirituel) : 22 % aujourd’hui, selon les derniers résultats de l’Office fédéral de la statistique, tendance à la hausse. En dehors des Églises, cela ne suscite pas une forte émotion : il paraît tout à fait acceptable que des personnes ne croient pas ou bricolent leur propre kit de croyances hors institutions.
En revanche, les 5 % de musulmans peuvent devenir affaire d’État, au vrai sens du terme, puisque notre Constitution fédérale est la seule au monde interdisant la construction de minarets. Or, parmi ces 5 % de musulmans, 4 sur 10 n’ont aucune pratique religieuse et ne prient même pas de façon individuelle, selon une intéressante enquête de l’Office fédéral de la statistique sur les pratiques et croyances religieuses en Suisse[17]. Pourtant, en Suisse comme ailleurs en Europe, la présence de cette composante religieuse suscite des inquiétudes, pas nécessairement liées d’ailleurs à des événements locaux. Notons que les auteurs de certains discours critiques envers l’islam s’empressent de préciser qu’ils respectent la liberté religieuse et ne veulent pas s’en prendre à une religion, mais que l’islam représenterait autre chose : une idéologie conquérante, à laquelle il conviendrait de s’opposer comme à d’autres totalitarismes. Et ceux qui tiennent ces discours peuvent être aussi bien croyants que religieusement sceptiques.
C’est une sorte de paradoxe qui semble émerger ici : des croyants appartenant à d’autres religions seraient une menace, alors que la coexistence avec des non-croyants ne présente pas de problème particulier. Mais probablement faut-il voir aussi ici la question de valeurs culturelles et politiques partagées, indépendamment de l’appartenance religieuse ou non, face à des composantes qui semblent étrangères à ce système de valeurs. Ce n’est pas si étonnant : notre identité ne se définit pas que par la religion.
Voyons donc de plus près, à partir de la situation que je viens d’évoquer, ce qui inquiète dans le pluralisme religieux.
Serait-ce simplement l’origine étrangère ? Nous voyons immédiatement que ce critère est à géométrie variable. Plus éloigné de notre culture que l’islam, le bouddhisme bénéficie aujourd’hui probablement de l’image la plus positive parmi les grandes religions, nonobstant l’existence de moines militants et pas pacifiques du tout au Myanmar et ailleurs. Mais cela ne semble pas sérieusement éroder sa bonne réputation. Comme le notent les auteurs de Religion et spiritualité à l’ère de l’ego :
« Le bouddhisme semble incarner tout ce qui aujourd’hui est considéré comme une ‘bonne religion’ : le pacifisme, l’absence de dogmes, l’ouverture, la spiritualité. »[18]
L’exotisme n’est donc pas le facteur crucial quant à la perception d’un danger découlant du pluralisme religieux. Au contraire, dans certains cas, celui-ci est valorisé. Mais une population plutôt accueillante envers le pluralisme religieux ne considère pas toute religion comme également bonne, tout apport pluriel comme également désirable. Dans leur enquête, les auteurs du livre précité montrent que les personnes interrogées considèrent la religion comme bonne si elle a des conséquences sociales positives, et que pour cela elle doit être ouverte, pas extrémiste, sans esprit de jugement, et apporter des valeurs qui permettront de trouver une meilleure assise dans la vie. En revanche, la religion est mauvaise, selon les personnes interrogées, si elle a des conséquences sociales négatives, c’est-à-dire une religion qui provoque des violences et des exclusions. De telles attitudes seraient la conséquence de religions qui limitent la liberté de leurs membres, qui sont dogmatiques et intolérantes, ou — selon certains — de religions qui prétendent à une vérité unique[19].
En lisant ces remarques recueillies, on a le sentiment que le pluralisme religieux est valorisé par une majorité de la population dans la mesure où les groupes religieux intègrent eux-mêmes des valeurs de type pluraliste. La question se pose d’ailleurs de savoir quel sera alors le statut de ceux qui rejettent un principe idéologique de pluralisme, dans une société pluraliste ? Ont-ils une place, ou sont-ils ostracisés ? Par « rejet du pluralisme », il s’agit uniquement du rejet du pluralisme comme valeur en soi, comme situation désirable : dans la pratique, ceux qui le rejettent agissent largement en respectant les codes d’un environnement pluraliste.
Sans même aller jusque là, par rapport à ce mode de fonctionnement, le groupe qui se livre dans notre société à une activité de type missionnaire peut déjà être perçu comme excessif ou intrusif — et plus encore s’il s’agit d’une activité missionnaire venant d’un courant religieux extérieur au contexte culturel local. Ce n’est pas pour rien que, dans différents coins du monde, les réactions sont vives face à des entreprises missionnaires dénoncées comme prosélytisme, tandis que le prosélytisme devient la face négative de la mission dans le discours chrétien. L’historien américain Martin Marty l’avait bien exprimé dans un livre publié il y a près de trente ans : « Quand des gens se livrent au prosélytisme, ils ne représentent pas simplement une impulsion ou une émotion, mais un monde. À travers leur action, un monde avance et empiète sur un autre. »[20]
Le pluralisme religieux peut ainsi se trouver perçu comme une menace, à plusieurs niveaux. Il peut en effet paraître remettre en cause l’identité que nous percevons comme nôtre et entraîner des concessions ressenties comme des abdications. De petits faits deviennent de véritables symboles, qu’il s’agisse par exemple — dans le cadre scolaire — de chants de Noël ou de poignées de mains, pour citer des exemples récents. Dans de tels cas, le pluralisme religieux n’est nullement perçu comme positif. Encore faudrait-il élucider la complexe interaction de dimensions religieuses et culturelles, sans qu’il soit possible de distinguer entièrement les deux.
Selon les circonstances, selon les principes qui sont pour nous cruciaux (pas seulement des principes religieux, mais aussi notre modèle de société), nous considérerons le pluralisme religieux comme bienvenu, acceptable ou dangereux. Mais nous n’échapperons pas au fait social du pluralisme religieux : je vois mal comment nos sociétés pourraient redevenir homogènes.
La question des limites de la pluralité (pas seulement sur le plan religieux) ne doit pas être écartée dédaigneusement : elle est sérieuse, car elle pose des questions de cohésion et touche des sentiments profonds tant pour les individus que pour les groupes. Notre expérience historique en Suisse nous a montré le temps très long qui a été nécessaire pour faire face à nos propres clivages religieux. Une société qui deviendrait un « kaléidoscope de communautés »[21] n’est certainement pas un idéal à poursuivre ou la vision d’avenir qui fait rêver. De plus, la religion constitue un marqueur identitaire important : un nouveau pluralisme est aussi, potentiellement, une source de nouvelles tensions et de nouveaux conflits. Mais nous nous trouvons face à des réalités de départ que nous devons prendre telles qu’elles sont.
Bien entendu, prendre exemple la situation suisse ne représente pas le défi le plus difficile, en raison des valeurs de consensus qui sont ancrées dans la culture sociale et politique du pays. La Suisse peut aussi être traversée par des émotions quand semblent mises en question des « valeurs » ou des « identités », elle connaît également des tensions et conflits, mais sans commune mesure avec ceux qui frappent d’autres régions du monde. Mieux vaut cependant partir d’une situation que nous connaissons, plutôt que d’une discussion générale : certaines observations et leçons seront également valables ailleurs.
Conclusion : pluralisme religieux et harmonie sociale
Tout en refusant d’entrer dans un débat théologique sur les vertus ou les dangers du pluralisme, Thomas Banchoff définit le pluralisme religieux comme modes d’interaction pacifique entre différents acteurs religieux, tant individuels que collectifs, dans le cadre des différents champs d’activité d’une société[22]. Si nous le refusons, la seule solution est au mieux une coexistence méfiante, peu réaliste à l’heure où les groupes vivent de moins en moins en unités autonomes et endogames, et au pire la guerre, qui n’est jamais un objectif souhaitable, même si certains estiment que la pluralité religieuse et culturelle la rend presque inévitable (voire désirable comme moyen de redressement) à plus ou moins long terme.
Dans un article publié en 2008, Mark Hunyadi a proposé d’intelligentes considérations sur la tolérance. Pour que puisse exister celle-ci, remarque-t-il, il faut qu’il y ait conflit : l’indifférence n’est pas la tolérance — pas plus que le fait de tout embrasser. La tolérance ne fait pas disparaître les causes du conflit : elle est une « mise en latence de conflits continués ». La possibilité du conflit reste : mais « les acteurs renoncent à conflictualiser ce qui les sépare », permettant à la pluralité de ne pas devenir source de conflits. C’est un effort permanent, qui peut toujours être remis en question : mais c’est « un présupposé pratique indispensable à l’existence et au maintien d’un monde commun »[23].
L’approche est constructive, parce qu’elle ne présuppose pas l’adhésion au pluralisme comme idéal, ni une position de départ relativiste, pas plus qu’elle ne décrète que les religions sont par nature des artisans de paix ; mais elle prend une situation de départ qui reconnaît le caractère inévitable de tensions et et de désaccords, en mettant simplement en avant la poursuite du bien commun, la préservation de la paix sociale autant que possible et la recherche de voies respectant la dignité de tous les membres d’une société ainsi que les libertés individuelles.
Adopter une telle approche de départ ne résout pas toutes les questions. Tout d’abord, le pluralisme religieux n’est qu’un des aspects du pluralisme dont nous faisons l’expérience : il serait naïf de penser qu’il suffit d’avoir de bonnes relations interreligieuses pour résoudre toutes les questions posées par des situations de pluralisme, de même qu’il est simpliste — comme on l’entend aujourd’hui — de vouloir réduire aux identités religieuses les causes de certains conflits. Ensuite, les différents groupes sont rarement dans des situations d’égalité : un ou plusieurs groupes sont dominants, pour des raisons statistiques et historiques, et il est impossible de ne pas en tenir compte. Et tant la tolérance que la liberté religieuse se jouent dans des cadres, où tout n’est pas automatiquement acceptable : c’est une négociation permanente et multilatérale.
Liberté religieuse et pluralisme religieux ne supposent pas de gommer les tensions ou de dissoudre les spécificités religieuses dans un tout chimérique. Mieux vaut une approche pragmatique, réaliste, reconnaissant ses limites, qui part de la réalité du pluralisme religieux (entre autres choses) pour trouver les voies d’une coexistence pacifique dans une société.
Jean-François Mayer
- http://www.merriam-webster.com/dictionary/pluralism ↑
- Cet article a été traduit en français l’année suivante : Peter L. Berger et Thomas Luckmann, « Aspects sociologiques du pluralisme », Archives de sociologie des religions, N° 23, 1967, pp. 117–127. ↑
- Ibid., p. 117. ↑
- Ibid., p. 118. ↑
- Ibid., pp. 119–120. ↑
- Ibid., p. 123. ↑
- Ibid., p. 124. ↑
- Ibid., pp. 126–127. ↑
- Peter Donovan, « The Intolerance of Religious Pluralism », Religious Studies, 29/2, juin 1993, pp. 217–229. ↑
- Yong Huang, « Religious Pluralism and Interfaith Dialogue : Beyond Universalism and Particularism », International Journal for the Philosophy of Religion, 37/3, 1995, pp. 127–144. ↑
- Ibid., pp. 129–130. ↑
- Ibid., p. 136 ↑
- Cf. William L. Rowe, « Religious Pluralism », Religious Studies, 35/2, juin 1999, pp. 139–150 (pp. 140–141). ↑
- Siegfried von Kortzfleisch, « Religiöser Pluralismus und Apologetik », Informationen, N° 21, IV/1996, Evangelische Zentralstelle für Weltanschauungsfragen (version numérisée téléchargeable en ligne à partir du site : www.ezw-berlin.de). ↑
- Jörg Stolz, Judith Könemann, Mallory Schneuwly Purdie, Thomas Englberger et Michael Krüggeler, Religion et spiritualité à l’ère de l’ego. Profils de l’institutionnel, de l’alternatif, du distancié et du séculier, Genève, Labor et Fides, 2015. ↑
- Ibid., pp. 175–175. ↑
- Amélie de Flaugergues, Pratiques et croyances religieuses et spirituelles en Suisse. Premiers résultats de l’Enquête sur la langue, la religion et la culture 2014, Neuchâtel, Office Fédéral de la Statistique, 2016. ↑
- J. Stolz et al., op. cit., p. 186. ↑
- Ibid., p. 177. ↑
- Martin E. Marty, « Proselytism in a Pluralistic World », in Martin E. Marty et Frederick E. Greenspahn (dir.), Pushing the Faith : Proselytism and Civility in a Pluralistic World, New York, Crossroad, 1988, pp. 155–163. ↑
- J’emprunte cette expression à Mark Hunyadi, « À l’aube du monde commun : la tolérance, mise en latence de conflits continués », Revue de métaphysique et de morale, avril-juin 2008, pp. 191–205 (p. 196). ↑
- Thomas Banchoff (dir.), Religious Pluralism, Globalization, and World Politics, New York, Oxford University Press, 2008, p. 5. ↑
- M. Hunyadi, art. cit., pp. 198–202. ↑