Pour le chrétien conservateur qui jette un regard sur l’histoire des deux derniers siècles, le sens général des événement, sur une durée longue, semble aller dans une direction symétriquement opposée aux orientations auxquelles il se sent attaché.
En un enchaînement sans fin surgissent des propositions idéologiques qui séduisent d’abord quelques cercles intellectuels pour gagner ensuite, petit à petit, de larges pans d’une société que semble paralyser la crainte de s’opposer au « progrès » ou à une évolution supposée légitime, quand ils n’embrassent pas ces modes avec enthousiasme. Chaque étape semble préparer la suivante. Par coïncidence, je me trouvais en Irlande, en mai 2015, lorsque plus de 62 % des votants ont approuvé le mariage homosexuel. Le lendemain, en marchant dans une rue de Galway, je suis tombé en arrêt devant un panneau placé par un mouvement d’extrême-gauche qui appelait à une réunion après ce vote, sur le thème : « What next for the struggle against inequality ? » Et que faire maintenant ? Que proposer comme prochaine revendication ?
Ces évolutions suscitent des réactions : nous en avons observé plusieurs exemples ces dernières années. Mais pour qui se sent incliné à réagir, il reste à voir quelles voies sont judicieuses, et lesquelles ne sont peut-être que des impasses, que des réponses partielles purement réactives ou des bricolages idéologiques. La question n’est pas simplement de faire quelque chose, mais de savoir ce qu’il est judicieux d’entreprendre dans une perspective durable.
Ces questions sont celles auxquelles a tenté de répondre, à sa façon, un journaliste conservateur américain, Rod Dreher, né en 1967, senior editor du magazine The American Conservative[1]. Je m’étais intéressé il y a deux ans aux thèses de Dreher, qui circulaient alors sous forme d’articles en anglais et suscitaient également des critiques d’autres auteurs conservateurs. J’avais résumé le propos de Dreher et ces débats dans un article mis en ligne en 2015.
En publiant cet article, puis en continuant à suivre de loin la réflexion de Dreher, j’avais été frappé de constater que cela intéressait des Européens aussi : même si Dreher écrivait pour un public américain, en référence à des situations américaines, son propos retenait aussi l’attention de lecteurs européens.
Dreher a finalement synthétisé ses réflexions dans un livre oublié au début de cette année, intitulé The Benedict Option : A Strategy for Christians in a Post-Christian Nation (New York, Sentinel, 2017), livre qui a eu droit à des comptes rendus jusque dans les plus grands journaux américains. L’écho qu’il a rencontré et les débats qu’il suscite montrent que la publication de ce volume est révélatrice d’interrogations qui dépassent les réflexions d’un auteur individuel.
Présentée par Yrieix Denis, une traduction française a été publiée ce mois même, sous le titre Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus : le pari bénédictin (trad. Hubert Darbon, Paris, Artège, 2017). L’expression de pari bénédictin a été préférée par les traducteurs à l’option Benoît de l’original anglais.
Il s’agit d’un livre à l’intersection de la religion et de la politique, ces deux dimensions étant indissociables quand l’enjeu est celui de la sauvegarde d’une civilisation marquée par le christianisme dans les pays occidentaux. L’ancrage chrétien de cette réflexion interdit aussi, par définition, le désespoir, si sombre que devienne la situation et quoi qu’il arrive, grâce à la foi dans le Christ ressuscité. Il s’agit de l’appel à un christianisme pas simplement culturel, comme cela arrive parfois dans des milieux conservateurs, mais bien d’un christianisme confessant. C’est un livre qui ne se veut pas un programme politique, mais est étroitement lié à une analyse politique et propose une démarche aux conséquences politiques. Il invite à réfléchir non seulement ceux qui s’engagent en politique, mais aussi tous ceux qui se reconnaissent comme chrétiens.
Après un résumé des réflexions de Dreher, je m’intéresserai aux critiques émises à propos de ces thèses. Je ne doute pas que certains éléments de ces débats vont se retrouver dans les commentaires consécutifs à la publication de la version française de son ouvrage.
La stratégie « bénédictine » proposée par Dreher
Rod Dreher se décrit comme un chrétien convaincu et un conservateur engagé, mais s’est trouvé amené à se demander ce qu’il fallait vraiment conserver, estimant que le cœur d’un combat conservateur ne saurait se limiter à la défense du libre marché (p. 21). Selon Dreher, si les chrétiens conservateurs occidentaux ne comprennent pas que le plus grand danger pour eux n’est pas l’islam radical ou la gauche politique, mais le sécularisme libéral, ils n’échapperont pas à une irrésistible spirale d’assimilation (pp. 340–341).
Le constat de départ posé par Dreher, à partir de son observation du champ américain, est celui d’un déclin culturel (p. 22) et d’un véritable déluge historique (p. 30). Le deuxième chapitre est consacré tout entier à esquisser une analyse des racines de la crise, sur sept siècles et en cinq étapes, schématiquement en partant de l’émergence philosophique du nominalisme au XIVe siècle, puis la Renaissance et la Réforme[2], le tournant crucial des Lumières, la révolution industrielle et l’essor du capitalisme, et enfin la révolution sexuelle, qui manifeste le passage de l’homme religieux né pour le salut à l’homme psychologique né pour la satisfaction (selon un modèle emprunté à Philippe Rieff).
La préoccupation de Dreher face aux différents aspects de la révolution sexuelle, notamment l’homoconjugalité hissée au rang de véritable signe des temps[3], a suscité des réactions mitigées de certains commentateurs, par exemple Rowan Williams, ancien archevêque anglican de Cantorbery (2002–2012), qui a consacré tout un article au livre de Dreher[4]. Mais ce n’est pas seulement Dreher qui exprime de telles préoccupations : on pourrait trouver certains passages du pape Benoît XVI qui vont même dans le sens, par exemple quand il affirme que, « dans la lutte pour la famille, l’être humain lui-même est en jeu. »[5]
L’homme moderne voit ses désirs individuels comme lieu central de l’autorité et de la définition de soi (p. 293). C’est un monde dans lequel nous ne sommes guidés ni par la foi ni par la raison (ni par un mélange des deux), mais, écrit Alasdair MacIntyre, par l’émotivisme, « soit l’idée que les choix moraux ne sont autre chose que l’expression de ce qu’un individu ressent comme juste lorsqu’il a à choisir » (p. 41).
« Par un long cheminement du Moyen Âge à nos jours, l’humanité est passée d’un monde souffrant mais dans lequel toute chose était signifiante et liée aux autres, à un confort jusque-là inimaginable, mais éclaté et vide de sens. L’Occident a perdu le fil d’or par lequel Dieu, la Création et les hommes se liaient les uns aux autres. À moins de le retrouver, il ne peut espérer mettre un terme à sa dissolution, et celle-ci le fera disparaître sous peu, il n’y a pas de doute. » (p. 81)
Plus que la critique elle-même, déjà articulée par d’autres auteurs, le sentiment d’urgence et la radicalité des choix auxquels elle appelle sont la marque de ce livre. La guerre culturelle est terminée : les values voters, comme on appelle aux États-Unis ceux qui privilégient les valeurs morales dans leurs choix, « ont perdu et sont mis au ban de la vie politique ». Même si ces milieux ont en partie contribué à la victoire de Donald Trump, « s’imaginer que quelqu’un d’aussi incroyablement vulgaire et agressif, à la morale tout sauf irréprochable, puisse incarner la restauration des valeurs chrétiennes et de l’unité sociale est parfaitement illusoire. Il n’est pas la solution au déclin culturel : il en est un symptôme. » (p. 124) Si l’actuel gouvernement peut freiner certaines tendances ou prendre des décisions aux effets positifs (par exemple pour la nomination de juges conservateurs à la Cour suprême), il sera incapable d’enrayer le mouvement général (p. 127).
Dreher appelle à une approche politique qui prenne la politique dans son sens plénier et ne la limite pas aux jeux électoraux (pp. 136–137). Il ne suffit pas de voter et de s’engager en politique : le chaos de la société occidentale est issu d’un chaos de l’âme occidentale, ce qui impose de « travailler d’abord à la restauration de l’ordre intérieur » (p. 148), sans avoir l’œil rivé sur les résultats immédiats, en commençant « par reconnaître que la société occidentale est post-chrétienne et que, sauf miracle, il est improbable que cette donnée soit renversée avant longtemps » (p. 137).
Face à cette situation, Dreher constate que les Églises semblent démunies : elles pourraient être un rempart, mais plutôt que de former les âmes, elles semblent trop souvent se contenter de satisfaire les exigences du moi de chacun. Dreher porte un regard sévère sur ce qu’il qualifie de « pseudo-religion molle », empruntant à deux sociologues américains la désignation de « déisme éthico-thérapeutique », qui se présente sous des formes tant progressistes que conservatrices, et qui se résume essentiellement à dire qu’il faut être gentils, vivre heureux et que les bons iront au paradis après la mort.
La réflexion de Dreher pour répondre à la crise a été stimulée par la lecture de passages de textes d’un philosophe écossais né en 1929, Alasdair MacIntyre, en particulier son ouvrage Après la vertu, dont une traduction française est disponible aux Presses Universitaires de France. Spécialiste de philosophie morale et politique, critique du libéralisme, MacIntyre, après des années d’éloignement de la foi, s’est converti au catholicisme en 1983, en partie comme conséquence de sa lecture d’Aristote et de Thomas d’Aquin[6]. Dreher dit être redevable à MacIntyre de l’intuition d’un « retrait stratégique » qui deviendrait une nécessité pour les hommes de bien dans la société contemporaine[7]. Et c’est l’œuvre de MacIntyre qui a aussi attiré son attention sur l’exemple de saint Benoît et la création de communautés qui offraient, au VIe siècle, une réponse à l’effondrement de la civilisation romaine en Occident (même si ce n’était pas le but premier de cette démarche monastique). Dreher affirme que le mode de vie chrétien prescrit par la Règle de saint Benoît « peut être adapté à l’existence des laïcs chrétiens modernes, quelle que soit leur confession » (p. 26). Bien entendu, il faut prendre cette référence à saint Benoît comme un fanal, une référence symbolique, et pas une reproduction de ce qu’entendait faire cette grande figure monastique il y a 1500 ans. Mais dans la Règle, Dreher trouve de grands axes d’inspiration : une vie ordonnée, l’importance de la prière, un équilibre de vie (entre effort intellectuel et activités manuelles), un apprentissage de l’ascétisme, le principe de stabilité, la communauté…
La proposition de Dreher ne se veut pas destinée à une confession chrétienne en particulier, mais aux fidèles d’un christianisme orthodoxe au sens générique : son livre est parsemé d’exemples pris dans différentes confessions (sans oublier quelques références aux juifs orthodoxes). Dreher, d’origine méthodiste, s’est converti au catholicisme en 1993 et a été reçu dans l’Église orthodoxe en 2006 : on trouve dans le livre des accents qui témoignent de cette insertion orthodoxe, notamment l’invitation à l’ascèse chrétienne, pour apprendre à ne pas céder à tous ses désirs (p. 104), et peut-être aussi l’insistance sur le modèle monastique, même si les exemples sont empruntés à l’Occident catholique. Mais la vision de Dreher représente en même temps une illustration de ce qu’on pourrait appeler un œcuménisme des chrétiens de la tradition (ceux que Dreher appelle chrétiens « conservateurs » ou « orthodoxes » au sens générique de ce mot), qui ont le sentiment d’avoir plus en commun entre eux qu’avec les courants progressistes de leur propre Église (pp. 200–203). Cela suffit à signaler le contexte inédit dans lequel nous nous trouvons. D’ailleurs, cet aspect du livre de Dreher n’a pas échappé à la critique de catholiques traditionalistes, par exemple, qui reprochent à Dreher une « ecclésiologie floue », dans laquelle se confondraient les trois principaux courants du christianisme historique[8].
La société post-vertueuse contre laquelle se dresse Dreher ne signifie pas simplement un renoncement aux principes moraux, au respect pour le passé et à tout ce qui entrave les supposés libres choix de chacun, mais elle débouche aussi sur un assemblage d’individus étrangers les uns aux autres (p. 42), Dreher insiste sur la recréation de communautés pour résister dans un âge sombre : pas nécessairement des communautés au sens physique de gens qui vivraient en un même lieu.
Selon Dreher, si les chrétiens ne quittent pas Babylone, métaphoriquement ou physiquement, leur foi ne tiendra guère plus d’une génération ou deux dans une culture de mort (p. 44). Il appelle les chrétiens à un « exil sur place » pour former une contre-culture vivace (p. 45), s’opposant à l’anticulture contemporaine qui favorise le désir plutôt que les limites (pp. 76–77). Plutôt que de gaspiller les énergies dans des combats qu’il est impossible de gagner, il faudrait se concentrer sur la mise en place de communautés, d’institutions et de réseaux qui seront autant de foyers de résistance.
Pour autant, il ne prône pas l’abandon complet de l’action politique, pour ceux qui s’y sentent appelés, ne serait-ce que pour veiller à ce que soit préservée une liberté religieuse nécessaire à la floraison des initiatives qu’il encourage. Mais on sent un scepticisme quant à des projets politiques dont le but serait l’exercice du pouvoir à l’échelle d’États occidentaux : dans la perspective esquissée par Dreher, cela n’est tout simplement pas réaliste. Plus généralement, dans le discours tenu par Dreher sur ce point, on perçoit une ambivalence et une réticence à voir des chrétiens conservateurs continuer de jouer un rôle de supplétifs du Parti républicain. On sent bien que l’accent doit être mis, à ses yeux, sur d’autres projets permettant à des chrétiens de vivre en vérité (p. 142) et de former une polis parallèle, concept qu’il emprunte à Julien Benda, car Dreher pense que les expériences de dissidents dans un environnement communiste peuvent stimuler notre réflexion. Dreher semble plus d’une fois balancer un peu entre deux inclinations. L’idée est celle d’une société à part, mais poreuse, « pas une communauté retranchée derrière ses murs : elle vise à établir (ou rétablir) des pratiques et des institutions communes à même d’inverser les processus d’isolation et de fragmentation de la société contemporaine » (p. 145).
Les principes proposés sont appliqués, au fil des chapitres, à toute une série de secteurs de l’existence : dans les Églises, pour y développer des fidèles solidement équipés théologiquement ; dans des familles qui s’associent étroitement à d’autres partageant les mêmes préoccupations et constituant ainsi des communautés (ce chapitre est intitulé « L’idée d’un village chrétien) ; dans le domaine éducatif, en ouvrant des écoles qui proposent une éducation chrétienne classique, essentielle pour la transmission de l’héritage culturel et pour la survie des chrétiens, en rupture avec une approche utilitariste de la scolarité et invitant les parents à retirer leurs enfants de l’enseignement public (et pas simplement pour les transférer dans n’importe quelle école privée d’arrière-plan vaguement chrétien) ; choix d’activités professionnelles compatibles avec les convictions chrétiennes, en ayant conscience que travail et vie spirituelle sont intimement liés, quitte à renoncer à certaines carrières ; un discours clair sur le couple et les questions de sexualité, dans un monde qui cherche à anéantir la famille naturelle (pp. 303–304), sans compromis face à la révolution sexuelle, mais en se gardant de réduire le christianisme à un moralisme bourgeois et en valorisant le lien entre eros et mariage.
En évoquant tout cela, Dreher illustre à chaque fois son propos par des exemples concrets d’activités déjà existantes, pour la plupart aux États-Unis : par exemple telle paroisse dont les membres se sont rassemblés dans un périmètre géographique restreint afin d’intensifier la vie paroissiale et l’entraide dans un véritable réseau social au quotidien ; telle association qui développe des outils pédagogiques pour une éducation chrétienne classique et aide à la mise sur pied d’écoles selon ces principes… (Père de famille, Dreher est bien conscient des difficultés qui peuvent accompagner la mise en œuvre de tels projets, et met plusieurs fois en garde contre le danger d’aller trop loin en imposant à des adolescents un corset qui les conduirait à la rébellion et au rejet de ce que leurs parents voudraient leur inculquer.)
Le « pari bénédictin » est celui de voir naître toute une série d’initiatives, d’esprit semblable, qui permettront de maintenir le témoignage d’un christianisme solide et traditionnel face aux incertitudes de l’avenir, comme un recours et une inspiration pour des sociétés désorientées. Malgré de sombres constats initiaux, allant jusqu’à envisager de façon un peu excessive la disparition complète de la foi chrétienne dans les pays occidentaux (p. 31), le livre de Dreher n’est pas défaitiste, parce qu’il voit fleurir des petites initiatives à contre-courant et parce qu’il conclut que l’important est de se battre pour ce qui est bien, quels que soient les résultats (p. 346).
Le livre se termine par des pages assez réussies racontant le tremblement de terre qui a démoli le monastère de Nursie, que Rod Dreher a eu l’occasion de visiter et dont il parle assez longuement dans son livre – des moines y avaient en effet rétabli une communauté en l’an 2000. Ils ont été épargnés par le désastre parce qu’ils étaient allés trouver refuge sous des tentes aux environs après un premier tremblement de terre quelques semaines plus tôt. Dreher voit dans cet événement une parabole applicable à ce qui se passe en Occident et à son avenir :
« (…) la basilique de Saint-Benoît, qui avait tenu bon des siècles durant, s’est effondrée pour n’être plus qu’une façade (…). Les moines ont survécu parce qu’ils se sont installés dans les collines en août. Dieu les a préservés dans la sainte pauvreté de leur Bethléem de tissu, où ils ont continué à vivre selon la Règle. Aujourd’hui, ils peuvent commencer à reconstruire. Leur foi bénédictine leur enseigne à se relever, et à vivre cette catastrophe comme un appel à plus de sainteté. Avec l’aide de Dieu, la vie renaîtra parmi les gravats. » (p. 351)
Le débat autour des thèses de Dreher
J’attends avec intérêt les réactions que la publication du livre de Dreher suscitera dans le monde francophone. C’est surtout aux réactions anglophones que je m’intéresserai pour le moment, tout en mentionnant quelques commentaires francophones déjà apparus. Je ne m’arrêterai pas aux critiques et objections sur des points particuliers , qu’il s’agisse du reproche d’une vue trop unidirectionnelle de l’histoire[9] ou de la vision d’un déclin linéaire[10]. Je m’intéresserai aux objections centrales portant sur le cœur de la thèse de l’auteur.
Curieusement, le site de la Conférence des évêques de France s’est intéressé à Dreher en juin dernier déjà, alors que n’existait encore que la version anglaise du livre. L’analyse de Jean Duchesne voit dans le débat autour de l’option Benoît aux États-Unis une version américaine du débat français entre l’approche d’Erwan Le Morhedec (Identitaires : le mauvais génie du christianisme, Paris, Cerf, 2017) et celle de Laurent Dandrieu (Église et immigration : le grand malaise. Le Pape et le suicide de la civilisation européenne, Paris, Presses de la Renaissance, 2017). Je ne suis pas sûr que la comparaison est adéquate, mais elle indique une attention prêtée au bouillonnement de la réflexion dans les milieux chrétiens conservateurs. Duchesne remarque que le débat sur l’immigration n’a pas la même place chez des chrétiens américains : l’accent serait donc mis sur d’autres thèmes.
La note sur le livre de Dreher est honnête ; l’approche de MacIntyre, reprise et développée par Dreher, « est une thèse qui rejoint celle de l’historien anglais Arnold Toynbee (1889–1975), reprise par Benoît XVI, sur le rôle décisif des ‘minorités créatives’ dans les grands renouveaux », observe Duchesne. Puis il met cette approche en contraste avec un autre ouvrage, publié dans la même période : celui du livre de l’archevêque de Philadelphie, Mgr Charles Joseph Chaput (né en 1944)[11], capucin d’orientation conservatrice, Strangers in a Strange Land : Living the Catholic Faith in a Post-Christian World (New York, Henry Holt, 2017) — dont la réflexion a aussi été influencée par Alasdair MacIntyre. Ainsi, deux livres retenant l’attention aux États-Unis durant la même période tentent d’esquisser des lignes d’approche pour une vie chrétienne dans un monde post-chrétien. Si Mgr Chaput considère comme Dreher que les chrétiens sont des étrangers dans cet environnement et admet que cela les place parfois dans une situation de contre-culture, il appelle en revanche à l’engagement politique, car les chrétiens doivent être le sel de la terre. La déchristianisation est réelle, mais loin d’être totale, selon l’archevêque. Comme le note Duchesne, l’évaluation de la situation par Mgr Chaput est moins catastrophiste que celle de Dreher. Il est vrai que l’un a des responsabilités institutionnelles, l’autre pas : cette différence de statut entre un journaliste et un archevêque explique peut-être aussi cette différence d’approche.
De même, la mise en parallèle de l’ouvrage de Dreher et de celui de Mgr Chaput a été faite — en y associant le livre d’un professeur catholique de littérature, Anthony Esolen[12] — dans le long compte rendu de First Things, la revue chrétienne de tendance conservatrice fondée en 1990 à l’initiative du P. Richard Neuhaus (1936–200), l’année même de son passage du luthéranisme au catholicisme (les affiliations confessionnelles bougent dans le milieu conservateur, conséquence en partie de la situation troublée des Églises chrétiennes). Le compte rendu de First Things avait été publié sous un titre astucieux, « Moral minority »[13] : trente ans après la « nouvelle droite chrétienne » américaine, baptisée « majorité morale » en 1979 par le pasteur Jerry Falwell, contribuant notablement à l’élection, puis à la réélection de Ronald Reagan, il ne s’agit plus de montrer la porte à une classe politique jugée corrompue, au nom d’une nation majoritairement chrétienne, mais de prendre acte de l’inverse de ce que croyait Falwell —« l’Amérique est peuplée par une majorité immorale ». Et l’auteur du compte rendu, Patrick Deenen (professeur à l’Université Notre Dame), de poursuivre : « L’Amérique a perdu sa foi, et les fidèles ont ainsi commencé à s’interroger sur leur foi en l’Amérique. »
Ces trois livres, continue-t-il, sont animés par la conviction commune que ce n’est pas la seule politique qui nous sauvera, mais qu’une reconstruction culturelle est indispensable (communautés saines, vie familiale florissante, éducation solide, sources de mémoire culturelle, formation religieuse sérieuse). Comme Duchesne, le compte rendu de First Things relève que Chaput est le moins pessimiste des trois et n’exclut pas la possibilité que la foi et la pratique chrétiennes puissent même parvenir à transformer cette société. Mais Chaput aussi admet que, dans celle-ci, le chrétien doit être capable de vivre psychiquement à part, si ce n’est physiquement. En revanche, il se méfie d’un christianisme réfugié dans des enclaves — ce qui, nous l’avons vu, n’est pas exactement le projet de Dreher. Le compte rendu se montre sympathique envers la pensée des trois auteurs, mais dit à Dreher qu’il risque d’être difficile de développer et de soutenir une culture saine sans une bonne politique : et que c’est parce que les monastères ont rempli dans la société de leur époque une fonction allant plus loin que leur seule fonction religieuse qu’ils ont réussi à exercer l’influence que l’on sait.
Dans le numéro de l’été 2017 de la revue Catholica, l’éditorial de Bernard Dumont fait aussi allusion aux thèses de Dreher, percevant une tentation de retrait du politique et critiquant les tentations de repli communautaire : il parle du « souci compréhensible mais illusoire [de Rod Dreher] de créer des enclaves de paix ‘bénédictine’ en attendant quelque très lointain changement global »[14]. En même temps, Dumont admet que les manifestations contre le « mariage pour tous » n’ont pas permis l’émanation d’une forme de pensée politique « s’écartant résolument de la doxa » et que le texte de la Conférence des évêques de France invitant à « retrouver le sens du politique », en 2016, reste « fort peu critique à l’égard du système actuel »[15]. Sa réserve face aux thèses de Dreher ne débouche pas, pour l’instant, sur une perspective plus convaincante. [Peu de jours après la parution du présent article, j’ai reçu le dernier numéro de Catholica (N° 137, automne 2017), dans lequel Bernard Dumont se livre à une analyse critique détaillée du livre de Dreher (pp. 75–79) : il convient également de lire l’éditorial du même numéro, intitulé « Face au nihilisme ». — 4.10.2017]
Conclusion : la dissidence, jusqu’où ?
Le livre de Dreher est d’abord l’écho du traumatisme de chrétiens conservateurs américains qui se rendent compte que la culture dominante leur échappe de plus en plus, alors que les Européens sont déjà plus accoutumés à vivre dans un monde post-chrétien et à faire face à un sécularisme militant, comme l’observe l’auteur dans sa préface pour l’édition française (p. 14). Il répond à une attente : ce n’est pas une coïncidence si plusieurs livres, dont un signé par l’archevêque d’une grande ville américaine, posent au même moment des questions semblables, et si le livre de Dreher s’est retrouvé dans la liste des best-sellers du New York Times.
Les quelques échos partagés montrent bien sur quels axes portent les principales objections opposées à Dreher : même des commentateurs qui partagent une bonne partie de l’analyse de l’auteur marquent leur réticence face à une tendance qui leur semble incliner au séparatisme et à l’enclave, d’une part, et critiquent une démarche qui leur paraît de nature à décourager chez nombre de lecteurs de Dreher l’engagement politique, d’autre part. Nombre de commentaires disent que le diagnostic est juste, mais que les remèdes proposés sont inadéquats.
Un commentaire qui ne vient pas de ce camp politique estime que l’approche de Dreher revient à un rejet radical des liens entre le christianisme et les formes typiques d’exercice du pouvoir aux États-Unis, pour se replier sur des communautés qui deviendraient une sous-culture parmi d’autres dans l’environnement américain — finalement une adaptation à un environnement pluraliste[16]. Quand j’ai commencé à lire les thèses de Dreher, je me suis demandé aussi dans quelle mesure l’option typiquement américaine de créer des communautés à l’écart de la société dominante, telle qu’elle s’est manifestée dans de nombreux groupes, devait être prise en compte pour comprendre sa démarche. Mais Dreher ne cesse de répéter qu’il est mal compris si on entend ses propositions comme séparatistes : il s’agit de marquer des limites pour mieux garantir la transmission de l’héritage chrétien, mais pas de couper avec le monde. Sans doute faut-il s’attendre à plusieurs lectures du livre de Dreher, selon les préférences particulières de différents publics, mettant l’accent sur tel aspect de son discours ou sur tel autre.
En fin de compte, l’approche choisie par les uns les autres dépend grandement de l’analyse et de l’évaluation de la situation. De même, les stratégies politiques, religieuses, professionnelles et sociales adoptées dépendent de la perception tant du degré de gravité de la situation que de la capacité à la rectifier. Un commentateur russe du livre de Dreher, le politologue et auteur conservateur Boris Mezhuev, suggère de poser la question sous une forme radicale : devons-nous rester fidèles à l’État dont nous sommes les citoyens, même si nous voyons qu’il est sur la route de l’enfer ? Si nous continuons de nous en sentir citoyens, nous ne sommes pas mûrs pour l’option Benoît, nous appartenons encore à cette communauté politique spécifique et préférons préserver sa liberté même face à des étrangers qui seraient plus moraux. Mezhuev rappelle une phrase célèbre de Lénine, selon laquelle on ne peut pas à la fois vivre dans une société et être libres de celle-ci. Et d’affirmer que, pour de vrais chrétiens aujourd’hui, il n’y a que deux options : soit vraiment entrer au monastère (et pas s’inspirer simplement d’un modèle monastique), soit continuer de combattre pour sauver la société et préserver la tradition[17].
Quelles que soient les réflexions qu’inspire à chacun la lecture du livre de Dreher, les lecteurs chrétiens seront nombreux à en retenir l’invitation à un christianisme sérieux, conscient, structuré, confessant. C’est le rappel que, si l’on ne veut pas bâtir sur du sable, l’action de chrétiens — en politique aussi — doit intégrer une dimension verticale, transcendante, reconnaissant la finitude de l’homme devant Dieu, ce qui est le meilleur moyen de se garder de dérives politiques idolâtres.
Jean-François Mayer
Rod Dreher, Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus : le pari bénédictin (trad. Hubert Darbon), Paris, Artège, 2017, 372 p.
Un site en français a été lancé pour accompagner le livre de Dreher et suivre les échos qu’il suscite :
http://leparibenedictin.fr/
L’article proposé ici est une version revue pour publication d’une conférence que j’ai présentée le mercredi 20 septembre 2017 à Lausanne à l’invitation de la Ligue vaudoise.
Notes
- Ce magazine fondé en 2002 est une émanation de courants paléoconservateurs américains, aux antipodes du néo-conservatisme dont on a plus entendu parler à une époque récente. Même s’il y a une variété de points de vue parmi ses rédacteurs, ce milieu n’embrasse pas aveuglément toute réaction « de droite ». Ce fut le seul magazine conservateur américain à s’opposer à la guerre en Irak, et il se distancie du messianisme américain en politique étrangère. ↑
- La Réforme rompt l’unité du christianisme : cela montre bien que le regard est concentré sur l’Occident ; comme l’a fait remarquer Paul Baumann, l’orthodoxe qu’est Dreher sait, bien sûr, qu’une autre rupture était déjà survenue auparavant (Paul Baumann, « Detachment Plan : A Review of Rod Dreher’s ‘The Benedict Option’ », Commonweal, 16 mars 2017, https://www.commonwealmagazine.org/detachment-plan). ↑
- « L’arrêt Obergefell de la Cour suprême déclarant que le mariage entre personnes de même sexe était un droit constitutionnel fut le Waterloo du conservatisme religieux. Ce fut la victoire décisive de la révolution sexuelle qui mit fin à la guerre culturelle que nous connaissons depuis les années 1960. Depuis, la croyance chrétienne de la complémentarité dans le mariage est considérée comme un abominable préjugé, qui tombe de plus en plus souvent sous le coup de la loi. L’espace public a été perdu. » (p. 32) ↑
- Rowan Williams, « The Benedict Option : a new monasticism for the 21st century”, The New Statesman, 30 mai 2017 (http://www.newstatesman.com/politics/religion/2017/05/benedict-option-new-monasticism-21st-century ).↑
- Discours du 21 décembre 2012, https://w2.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/speeches/2012/december/documents/hf_ben-xvi_spe_20121221_auguri-curia.html. ↑
- Cf. Émile Perreau-Saussine, Alasdair MacIntyre : une biographie intellectuelle. Introduction aux critiques contemporaines du libéralisme, Paris, Presses Universitaires de France, 2005. ↑
- Certaines critiques reprochent à Dreher une lecture sélective de l’œuvre de MacIntyre : je ne connais pas suffisamment celle-ci pour en juger (Adam A. J. DeVille, « Reading Rod Dreher’s Benedict Option with MacIntyre and Schmemann », The Catholic World Report, 5 mai 2017, http://www.catholicworldreport.com/2017/05/05/reading-rod-drehers-benedict-option-with-macintyre-and-schmemann/). ↑
- Jesse Russell, « The Benedict Option », The Remnant, 6 juillet 2017, https://remnantnewspaper.com/web/index.php/fetzen-fliegen/item/3269-the-benedict-option. ↑
- Andrew T. Walker, « On Disagreeing with the Benedict Option », 6 mars 2017 (http://www.andrewtwalker.com/2017/03/06/on-disagreeing-with-the-benedict-option/). ↑
- Steve Thorngate, « Who is the Benedict Option for ? », Christian Century, 24 mai 2017 (https://www.christiancentury.org/review/who-is-benedict-option-for). ↑
- Pour l’anecdote, Mgr Chaput est le premier archevêque d’origine amérindienne, mais a aussi par sa lignée paternelle franco-canadienne du sang français, et compterait même Louis IX (saint Louis) parmi ses lointains ascendants. ↑
- Anthony M. Esolen, Out of the Ashes : Rebuilding American Culture, Washington, Regnery, 2017. ↑
- Patrick J. Denee, « Moral Minority », First Things, avril 2017, (https://www.firstthings.com/article/2017/04/moral-minority). ↑
- Bernard Dumont, « Préjugés paralysants », Catholica, N° 136, été 2017, pp. 4–11 (p. 5). ↑
- Ibid., p. 4. ↑
- Emma Green, « The Christian Retreat from Public Life », The Atlantic, 22 février 2017 (https://www.theatlantic.com/politics/archive/2017/02/benedict-option/517290/). ↑
- Boris Mezhuev, « A Russian Takes On The Benedict Option : Retreat is Premature », The American Conservative, 21 juin 2017 (http://www.theamericanconservative.com/articles/a‑russian-takes-on-the-benedict-option/). ↑
Pierre Brassard dit
Un texte percutant et nécessaire.