Les personnes qui suivent mes travaux et activités connaissent mon engagement des derniers mois pour soutenir RTSreligion, rédaction d’information religieuse de la Radio Télévision Suisse, ébranlée par l’annonce d’une réduction drastique de son budget au mois de novembre 2015. Hier matin, dans le cadre de l’émission Médialogues, qui propose un « regard explicatif et critique sur le fonctionnement et le contenu des médias », j’ai été invité à revenir sur cette question au cours d’un débat. Le journaliste responsable de l’émission, Thierry Fischer, m’a demandé : « Vous vous êtes lancé dans la bataille, Jean-François Mayer. Ça m’a étonné, cet engagement quasi politique de votre part, alors qu’on vous connaît sous un aspect d’expert, de consultant avisé… et là, vous vous lancez d’une manière militante. Qu’est-ce que ça signifie pour vous, pourquoi ? » J’ai été plutôt heureux de cette question : elle montre que mes efforts pour définir mon rôle de chercheur en tant que personne ressource pouvant éclairer les questions à propos des religions dans le monde contemporain portent peut-être leurs fruits.
Mais l’engagement pour la cause de RTSreligion a‑t-il remis en cause cette approche ? Ma réponse à l’antenne a mis l’accent sur l’émotion causée par l’annonce de coupures massives dans le budget de RTSreligion et la nécessité — plus que jamais aujourd’hui — de préserver une rédaction spécialisée unique en son genre en Europe francophone, comme j’ai eu l’occasion de l’expliquer dans d’autres textes sur ce site.
Il y avait d’autres raisons de s’engager, en cohérence avec une démarche de chercheur. Elles ne relèvent pas de considérations avant tout politiques, même s’il est vrai que prendre position sur les orientations stratégiques de médias de service public est aussi un acte politique. Depuis longtemps, je suis convaincu de l’importance de développer une information de qualité, à la fois empathique et distanciée, sur les « faits religieux », pour utiliser une expression répandue. Tous les efforts menés depuis bientôt quinze ans autour de Religioscope vont dans ce sens. Plus tôt encore, j’avais codirigé durant plusieurs années, aux Éditions du Cerf, la collection Bref, proposant à un large public des livres de format poche écrits par des spécialistes. Même si son arrière-plan est confessionnel, la rédaction de RTSreligion a évolué dans le sens d’une information généraliste sur les religions, à côté des services rendus aux deux Églises historiques qui existent en Suisse, l’Église catholique romaine et l’Église réformée.
Pour revenir à la question soulevée par mon interlocuteur, je mettrai en ligne prochainement, sur ce site, les réflexions partagées l’an dernier avec un groupe de jeunes chercheurs à Paris sur mes expériences de recherche et ce que peut être, à mon sens, la position du chercheur et son apport au débat public. Mais j’esquisse déjà quelques observations ici.
La religion n’est pas un sujet comme un autre : le chercheur qui étudie des courants religieux contemporains prend rapidement conscience des interrogations qui surgissent à ce sujet (et parfois à son sujet!), ce qui ne surviendrait pas de la même façon s’il étudiait la sociologie d’une association sportive ou l’histoire de l’art. « La religion » est un sujet sur lequel beaucoup de gens, croyants ou non, ont un point de vue ou des jugements de valeur. Et qu’ils connaissent ou non ce dont ils parlent : celui qui n’a pas étudié un peu la physique observera un silence prudent et admiratif, tout en essayant péniblement de comprendre, s’il est question des ondes gravitationnelles, qui ont fait la une de l’actualité scientifique récemment. En revanche, quand on parle de religion(s), nombreux seront ceux qui émettent une opinion, parfois très tranchées, quelle que soit leur connaissance du sujet. En outre, plusieurs thèmes religieux se prêtent à la polémique ou à l’expression de convictions fortes (« pour » ou « contre »).
Comment le chercheur va-t-il non seulement partager ses connaissances, mais aussi trouver sa place dans le débat public ? Ne serait-ce que par agacement face à des prises de position péremptoires, qui ignorent la complexité observée dans le cadre d’un travail de recherche, il peut être tentant d’entrer dans le débat contradictoire et de devenir soi-même un acteur de la polémique. Dans le fonctionnement souvent binaire du jeu médiatique, cela donne l’impression que le chercheur choisit son camp. Certains le font consciemment, par tempérament ou parce qu’ils ont le sentiment que les enjeux exigent leur engagement personnel.
Dans les années 1980, à l’époque où je me suis retrouvé — un peu malgré moi au départ — entraîné dans les controverses autour des sectes, il m’est arrivé plusieurs fois de me retrouver dans cette position et d’éprouver quelque difficulté à définir une voie distincte. J’entendais tant de stéréotypes et d’affirmations simplistes : il me semblait devoir dire les nuances des réalités que j’observais, en prenant plus d’une fois le contrepied des discours polémiques que j’entendais.
Le risque était devenir un acteur du débat parmi d’autres. Les expériences et les réflexions m’ont petit à petit convaincu que mon rôle de chercheur était ailleurs : ma démarche devait s’efforcer, à côté du travail d’observation de groupes religieux, de prendre au sérieux le débat social et d’entendre les différents points de vue. Surtout, il m’a semblé que la valeur ajoutée par un travail de recherche allait plus loin que la qualité et la profondeur de l’observation : c’était aussi la capacité à prendre de la hauteur et à analyser sans passion ds positions antagonistes. C’était, ensuite, l’effort de partager les fruits de ces observations avec un plus large public, de façon nuancée, en essayant de fournir des clefs pour comprendre ces courants religieux et les débats qu’ils suscitaient, mais en refusant de me laisser entraîner dans un débat où l’on me demanderait de prendre position d’un côté ou de l’autre.
Petit exemple : en 2009, j’assistais à une réunion durant laquelle on put entendre un orateur tenir — sur un sujet sensible — un discours qui avait de quoi laisser perplexe, face à un public croyant largement acquis à ses thèses. Assis par hasard à côté de moi, un journaliste bouillait d’indignation après avoir entendu quelques contre-vérités servant ce qu’il faut bien appeler la propagande du conférencier. Les questions à la fin de l’exposé n’étaient pas acceptées. Frustré de n’avoir pu s’exprimer, mon voisin — qui savait qui j’étais — se tourna vers moi pour me dire ce qu’il pensait, quêtant mon approbation. Je commençai à lui expliquer que les propos entendus avaient des racines : j’entrepris de lui en retracer la généalogie doctrinale. Il m’interrompit : « Mais vous condamnez ces propos, n’est-ce pas ? » Je lui répondis que mon rôle n’était pas de les condamner, mais de les analyser, d’identifier leurs racines et d’expliquer leur place dans certains courants religieux ainsi que leur impact. Mon interlocuteur n’en démordit pas : « Oui, mais vous n’êtes pas d’accord avec tout cela ? » Bien sûr que je ne l’étais pas : mais il n’était pas question pour moi de le lui dire ou de me lancer dans de telles déclarations. Sans le convaincre, je lui exposai qu’il y avait peu d’intérêt à savoir ce que j’en pensais personnellement, mais beaucoup plus à mettre tout cela dans un contexte historique, doctrinal et social. Il avait envie d’une prise de position qu’il pourrait citer en une phrase : il me quitta frustré. Pour ma part, je m’en allai avec le sentiment d’avoir réussi à tenir ma position de chercheur.
Évidemment, je ne suis pas « neutre » ou indifférent : personne ne l’est, chacun de nous a ses préjugés et ses convictions. Un chercheur peut être croyant ou non, étudier des groupes avec lesquels il partage certaines valeurs aussi bien que d’autres qui ne lui inspirent qu’un attrait limité, mais qu’il veut s’efforcer de comprendre parce que les motivations de celles et ceux qui y adhèrent méritent l’attention et constituent une réalité sociale digne de son intérêt. Et rien ne l’empêche de s’engager sur certains thèmes.
Je ne prétends pas que mon approche est la seule possible : je respecte les raisons des chercheurs qui choisissent une approche plus engagée, voire militante. Mais, pour moi-même, j’en suis arrivé à penser que mon honneur, voire mon ascèse de chercheur, est de prendre de la hauteur sans plus me laisser happer par les controverses et en offrant autant que possible sur mes sujets un regard certes enthousiaste, mais en même temps dépassionné et équilibré.
Ce n’est pas toujours simple : que de fois il serait tentant d’intervenir abruptment et de se lancer dans la bataille ! Je réfrène cette tentation (dans le cadre de mon travail de chercheur): non par tiédeur ou par manque de convictions, mais parce que je crois qu’il y a quelque chose de plus important à proposer, en apportant un éclairage différent de celui des acteurs. J’ai l’impression que, dans la confusion des opinions contradictoires et des avis à l’emporte-pièce, c’est par une telle approche que je remplis ma fonction.
La remarque de mon interlocuteur de ce samedi matin m’a réjoui : elle montre que, avec le temps, cette volonté de rester autant que possible au-dessus de la mêlée a bel et bien été perçue. Ensuite, il m’appartient de décider où je place le curseur, sans référence à quelque comité d’éthique, mais uniquement à ma conscience et à ma perception de la situation : en m’engageant pour préserver les conditions d’une information religieuse de qualité, je pense être resté dans mon rôle.
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