Comment aborder la question du pluralisme religieux sans intimer aux groupes religieux l’obligation d’embrasser celui-ci comme un idéal ? Peut-être d’abord en partant modestement de l’analyse des réalités de nos sociétés plutôt que de l’affirmation de grands principes. Le 8 octobre 2016, l’Église adventiste du septième jour m’avait invité à présenter des réflexions sur le pluralisme religieux lors d’une réunion à Gland, à l’occasion de la Journée de la liberté religieuse. Le thème avait été choisi par les organisateurs : « Le pluralisme religieux, danger ou richesse ? Les facteurs du changement dans la perspective du pluralisme religieux en Suisse ». Ce n’est pas un sujet que je me serais risqué à choisir : mais j’ai accueilli cette demande comme une invitation à réfléchir, en essayant d’éviter les slogans ou les prises de position tranchées. Le texte proposé ici est une version adaptée et légèrement abrégée de ma conférence. Il ne s’agit pas d’un article destiné à une revue universitaire, mais de quelques pistes esquissées pour un public plus large. Outre mes observations personnelles sur ces terrains, cet article est redevable à des lectures qui ont nourri ma réflexion : ces auteurs et références sont cités dans le texte et dans les notes.
L’invention du satanisme
La semaine dernière, un groupe d’étudiantes en psychologie de l’Université de Lausanne a eu l’heureuse idée d’organiser une projection du film Régression (2015) du cinéaste Alejandro Amenábar et de m’inviter à le commenter. Je n’avais pas prêté attention à ce film, dans un genre cinématographique qui ne me séduit habituellement pas beaucoup. Ce film a reçu un très mauvais accueil de la critique. Pourtant, de mon point de vue de chercheur sur les courants religieux contemporains, je l’ai trouvé intéressant : il réussit à bien rendre la vague de panique autour d’allégations de crimes sataniques à large échelle, qui s’était diffusée aux États-Unis dans les années 1980 et 1990. Évoquer ce film est aussi une occasion de revenir sur les mythes et réalités du satanisme contemporain, sujets sur lesquels un récent ouvrage en anglais apporte une bonne synthèse, même si elle est limitée au monde anglophone. Mais il faut d’abord évoquer le film d’Alejandro Amenábar et, après avoir brièvement résumé le satanisme tel que le décrit ce nouveau livre, rappeler ce qui s’est passé autour de peurs sataniques il y a une trentaine d’années. Le sujet n’a certainement pas fini de donner lieu à des fantasmes.
La position du chercheur : étude des religions et débat public
Les personnes qui suivent mes travaux et activités connaissent mon engagement des derniers mois pour soutenir RTSreligion, rédaction d’information religieuse de la Radio Télévision Suisse, ébranlée par l’annonce d’une réduction drastique de son budget au mois de novembre 2015. Hier matin, dans le cadre de l’émission Médialogues, qui propose un « regard explicatif et critique sur le fonctionnement et le contenu des médias », j’ai été invité à revenir sur cette question au cours d’un débat. Le journaliste responsable de l’émission, Thierry Fischer, m’a demandé : « Vous vous êtes lancé dans la bataille, Jean-François Mayer. Ça m’a étonné, cet engagement quasi politique de votre part, alors qu’on vous connaît sous un aspect d’expert, de consultant avisé… et là, vous vous lancez d’une manière militante. Qu’est-ce que ça signifie pour vous, pourquoi ? » J’ai été plutôt heureux de cette question : elle montre que mes efforts pour définir mon rôle de chercheur en tant que personne ressource pouvant éclairer les questions à propos des religions dans le monde contemporain portent peut-être leurs fruits.
Le véganisme analysé comme « religion de substitution »
Le végétarisme et les autres pratiques alimentaires n’ont jamais été du nombre de mes terrains de recherche. L’observation des courants spirituels contemporains ne peut cependant manquer d’y prêter attention : il n’est pas rare que la pratique du végétarisme accompagne une démarche spirituelle, même si d’autres considérations peuvent aussi y conduire. Dans un volume introductif que j’avais eu le plaisir d’accueillir, en 1989, dans une collection de poche que je dirigeais alors, Laurence Ossipow observait que « la pratique du végétarisme semble aussi bien liée à une perception critique de la société et à un questionnement d’ordre philosophique ou spirituel, qu’à une crise générale des valeurs alimentaires » (Le Végétarisme : vers un autre art de vivre ?, Paris, Éd. du Cerf, 1989, p. 177). Parmi les courants du végétarisme actuellement en développement, le véganisme a retenu l’attention critique d’un théologien protestant allemand, Kai Funkschmidt : il voit dans les courants les plus radicaux du véganisme — tel qu’il l’observe en Allemagne – une « religion de substitution » (Ersatzreligion).